Le Japon, forteresse américaine en Asie-Pacifique
Contexte
30 août 1945. Deux semaines après la reddition du Japon, le général Douglas MacArthur atterrit à l’aérodrome militaire d’Atsugi, dans la préfecture de Kanagawa. Cette date marque le début d’une occupation américaine qui durera jusqu’en 1952. Sept années pendant lesquelles les Etats-unis se donnent pour mission de démilitariser et démocratiser le Japon.
Le traité de San Francisco, ou traité de paix avec le Japon, est signé en 1951 et prend effet en 1952. Il marque le retour à l’autonomie du Japon. Seulement, privé de forces armées en vertu de la Constitution de 1947, rédigée par l’occupant et acceptée par les Japonais, Tokyo compte sur son nouvel allié pour garantir sa sécurité. Les Américains resteront sur l’archipel pour assurer la stabilité de la région et ainsi défendre leurs intérêts. En échange, Washington assurera la défense du Japon. A partir de là démarre une nouvelle alliance de sécurité qui propulse le Japon, « sentinelle du monde libre », dans le camp occidental, en pleine période de guerre froide.
Où en est l’alliance ?
Les forces sont essentiellement concentrées en huit points de l’archipel : la base de Yokota dans la banlieue de Tokyo, celles d’Atsugi et de Yokosuka, dans la préfecture de Kanagawa ; la base de Misawa au Nord, la base d’Iwakuni au sud-ouest de Honshū, celle de Sasebo sur l’île de Kyūshū, et enfin les bases de Kadena et de Futenma à Okinawa. Parmi celles-ci, la base navale de Yokosuka revêt une importance toute particulière. Décrite comme l’installation navale hors territoire américain d’importance la plus stratégique, Yokosuka est tout à la fois le quartier général des forces navales américaines au Japon et de la 7ème flotte des Etats-Unis, la plus importante en termes de forces déployées. Côté matériel, les G.I. disposent d’une force de frappe conséquente. Selon des informations fournies par le ministère japonais de la Défense, outre les nombreux avions de ravitaillement, de transport et de combat, les hélicoptères et les navires de guerre, les Américains disposent d’un système de détection et de commandement aéroporté, ainsi que de deux radars portables de surveillance antimissile. Dernier élément et non des moindres, le porte-avions USS Ronald Reagan est amarré à Yokosuka.
Mais pourquoi concentrer autant de forces au Japon ? Pour sauvegarder leurs intérêts dans la région Asie-Pacifique – et notamment s’assurer que l’expansion chinoise ne se fasse pas au détriment des Etats-Unis – les Américains doivent maintenir une présence militaire d’envergure. A cette fin, les bases sur l’archipel se révèlent extrêmement précieuses. Elles sont à la fois dissuasives et permettent une rapidité de déploiement et d’exécution. Pour Céline Pajon, chercheure spécialiste des questions de défense du Japon à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), ce n’est pas la seule raison. Le Japon est indispensable à Washington pour mettre en œuvre sa politique du pivot asiatique : « Même si les Etats-Unis ont des troupes en Corée du Sud et réinvestissent les Philippines, explique Céline Pajon, ils bénéficient d’équipements d’une qualité exceptionnelle, une base technique de maintenance au Japon qu’ils ne retrouvent pas ailleurs. »
Pour la chercheure de l’IFRI, auteure de « L’alliance nippo-américaine à l’horizon 2030 », la relation militaire entre Washington et Tokyo s’inscrit dans une dynamique actuelle d’intégration des forces et de coopération croissante : coordination accrue, utilisation des bases et entraînements conjoints plus fréquents, avec des scénarios de plus en plus réalistes. « Il reste tout de même une marge de progrès importante », reconnaît Céline Pajon. Certes, la collaboration entre armées est toujours très forte, mais elle reste très peu institutionnalisée, comparée à d’autres types d’alliance comme l’OTAN. Cela dit, l’institutionnalisation a débuté avec la mise en place progressive d’un système de coordination permanente.
Tout n’est pas rose pour autant. « L’humeur est à l’inquiétude », côté japonais, résume Céline Pajon. Tokyo attend davantage de garanties de la part de son allié. Pendant la course à l’investiture aux Etats-Unis, les propos de Donald Trump ont fait bondir les autorités japonaises : l’éventualité d’une renégociation du traité de sécurité et d’un retrait des troupes américaines soulevée par le candidat républicain a renforcé la crainte omniprésente du Japon d’être abandonné par son allié. Plus récemment, c’est l’annonce de la politique de « No first use » (non recours en premier) en matière d’arme nucléaire envisagée par Barack Obama qui a affolé Tokyo. La stratégie de dissuasion du Japon repose en grande partie sur la crédibilité du parapluie nucléaire et du soutien américains. D’après Céline Pajon,« les Japonais considèrent que si l’allié américain n’est pas là, la Chine ne les prendra pas au sérieux et pourrait tenter des coups de forces ».
Défendre le Japon, une mission américaine ?
Si les Américains consentent à prendre en charge la sécurité du Japon dans un premier temps, Washington entend, dès le début, pousser Tokyo à se réarmer de façon croissante afin d’assurer sa propre sécurité. Les autorités japonaises, trop heureuses de déléguer leur défense pour se concentrer sur le relèvement économique, ont traîné à opérer la normalisation de la politique de défense, en dépit des pressions américaines. Finalement, à chaque crainte d’un désengagement de son allié, Tokyo a cédé et a peu à peu développé ses propres capacités de défense, à mesure que le nombre de G.I. a diminué.
De leur côté, les autorités japonaises font tout pour garder les troupes américaines sur leur territoire. « Pour le Japon, les bases sont une garantie du soutien américain pour sa défense », analyse Céline Pajon. Une « assurance-vie » qui revient cher au contribuable japonais. Selon un article du Japan Times citant un rapport du Département américain à la Défense de 2004, les contributions financières du Japon représentent 74,5% du coût total du maintien des forces américaines sur l’archipel sur l’année fiscale 2002, soit un total de 4,41 milliards de dollars. Un financement décrit comme stable année après année et qui a valu au Japon d’être qualifié d’ « allié le plus généreux des Etats-Unis ». « Si l’alliance n’est pas une panacée, elle est une nécessité aux yeux des Japonais », maintient Céline Pajon.
Un problème pour Okinawa ou un enjeu national ?
A partir de là, l’avantage que conférait sa position s’est mué en malédiction pour les habitants de l’île. Dès lors que les Ryūkyū sont devenues Okinawa, le petit territoire a été entraîné dans toutes les guerres menées par le Japon impérial : la guerre sino-japonaise, la guerre russo-japonaise ainsi que la Seconde Guerre mondiale, dont la bataille sanglante d’Okinawa (1er avril – 22 juin 1945) est restée gravée dans les mémoires : près de 150 000 Okinawaïens y ont péri. A la suite de quoi, l’armée américaine s’est appropriée les installations militaires japonaises pour finalement occuper et administrer Okinawa jusqu’en 1972, soit 20 ans de plus que le reste du Japon. Une double décennie qui a poussé les Okinawaïens à développer un fort sentiment d’injustice, en plus de se sentir en marge culturelle et géographique du Japon. « Les négociations pour le retour d’Okinawa prévoyaient une réintégration aux mêmes conditions que pour le reste du Japon (hontô-nami). Les habitants pensaient que comme pour le reste du pays, la majorité des troupes allaient partir », raconte Céline Pajon. Et pourtant, les troupes sont restées. Au grand dam des communautés vivant autour des bases américaines, qui doivent supporter les désagréments qui accompagnent la présence des bases : nuisances sonores, fardeau des installations localisées parfois en plein cœur des villes, accidents pendant les entraînements…
En novembre 2014, le gouverneur de la préfecture Hirokazu Nakaima, affilié au Parti libéral-démocrate (parti au pouvoir) se fait remercier, au profit de l’ancien maire de Naha, Takeshi Onaga. Ce dernier a construit sa campagne sur l’opposition au déplacement de la « base la plus dangereuse au monde » de Futenma sur une nouvelle base qui serait construite plus au nord de l’île, dans une zone moins densément peuplée. Un bras de fer politique et légal s’est alors engagé entre la préfecture et les autorités centrales. « Mais l’opposition à la présence américaine n’est pas constituée d’une seule et même voix, explique Céline Pajon, il y a l’opposition à la chose militaire dans son ensemble, l’opposition à la présence américaine et l’opposition à Tokyo. » Les mouvements de protestation rassemblent pêle-mêle antimilitaristes, féministes et écologistes.
Qu’en est-il du reste du Japon ? Les protestations, moins fréquentes pourtant présentes dans le reste de l’archipel font pâle figure comparées à l’opposition sur Okinawa. L’arrivée du porte-avions USS Ronald Reagan à la base navale de Yokosuka le 1er octobre 2015 a pourtant soulevé les mécontentements. De plus, les communautés vivant à proximité des bases américaines ou des terrains d’entraînement pâtissent des mêmes désagréments que leurs compatriotes okinawaïens. Il ne s’agit ainsi pas d’un problème spécifique à Okinawa mais touchant les territoires accueillant les bases américaines. Ces dernières étant plus concentrées à Okinawa, les nuisances sont mécaniquement plus nombreuses. Selon Céline Pajon, une autre raison explique le cas particulier d’Okinawa : « Il y a une majorité de Marines. Un corps d’élite, davantage sous pression, plus à même de craquer. »
Si la presse évoque fréquemment les protestations, elle relaye en revanche moins volontiers la voix des Okinawaïens qui bénéficient de la présence américaine. Et ils sont nombreux à souhaiter leur départ tout en profitant de l’économie générée par la présence des G.I., comme l’explique un article du Monde en mai 2010. « Il faut bien vivre », s’exclame la patronne d’un salon de coiffure à Henoko. Et en effet, la préfecture la plus pauvre du Japon tire 5% de ses revenus de l’activité générée par les Américains. Près de 8 000 habitants sont employés par les bases, dans une préfecture où le taux de chômage est deux fois plus élevé que dans le reste du Japon.
Quel avenir pour l’alliance ?
Mais il ne s’agit pas de la seule contradiction. Au niveau politique, les dirigeants sont tiraillés entre la volonté d’une souveraineté pleine et entière, qui impliquerait une nouvelle constitution et une armée, et un pragmatisme sur la nécessité de la présence américaine. Loin de s’émanciper, le Japon s’accroche à l’alliance et tend justement à la renforcer. A l’image de l’actuel Premier ministre Shinzō Abe, hanté par le rêve de recouvrer une réelle indépendance et qui a pourtant accepté une consolidation des forces américaines à Okinawa. Pour les dirigeants japonais, il n’y a pas d’alternative à l’alliance pour faire face à la Chine. Il semble ainsi que les jours des G.I. au Japon ne soient pas comptés. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y aura pas de nombreuses évolutions.
Pour Céline Pajon de l’IFRI, à moyen ou long terme, le Japon devrait acquérir davantage d’autonomie. C’est ce que semble indiquer les réformes de sécurité, les investissements dans les budgets de défense et les nouveaux équipements. Les efforts actuels portent également sur le développement des capacités de défense du Japon et de l’utilisation conjointe des bases, ce qui devrait permettre dans une certaine mesure de réduire la présence américaine. D’ailleurs, on constate depuis 2014 une légère baisse du nombre de soldats : -0,65% entre 2013 et 2014 puis -4% entre 2014 et 2015. Une réduction mesurée et graduelle de la présence américaine s’est engagée. Mais pour l’experte de l’IFRI, il n’y aura pas une tendance unilatérale au départ des troupes : « Il s’agira plus d’une réorganisation, comme un jeu de chaises musicales. » Ainsi, une force d’opération spéciale composée de plus de 1 000 hommes doit en principe rejoindre la base de Yokota d’ici 2017, alors que 8 000 Marines devraient quitter Okinawa pour l’île de Guam. Un projet qui date de 2006, toujours en suspens.
Concernant Okinawa, l’intérêt stratégique reste encore très fort, mais à présent, les bases américaines situées dans la petite préfecture sont devenues vulnérables aux tirs de missiles chinois qui sont aujourd’hui beaucoup plus précis et puissants. D’après Céline Pajon, « l’idée est de pouvoir conserver au maximum ces forces sur zone car la présence militaire américaine avancée à Okinawa représente un facteur de dissuasion très important pour les Etats-Unis comme pour le Japon. » Mais la vulnérabilité va en s’accroissant. La solution ? Redistribuer les forces plus équitablement dans la zone Asie-Pacifique et travailler sur la résilience, c’est-à-dire pouvoir déplacer les troupes le plus rapidement possible en cas de danger, et utiliser les infrastructures civiles si nécessaire. Les autorités ont d’ores et déjà mis cette stratégie en place au sein de certaines bases. Une stratégie amenée à se développer.
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