Stéphanie Balme : "En Chine, les juges réclament leur indépendance"
Entretien
Chercheure au Centre d’études et de recherches internationales (CERI/Sciences Po) et professeure à Sciences Po (PSIA/Paris School of International Affairs), Stéphanie Balme est aussi responsable du programme de recherche « Law, Justice and Society in China ». Chercheure associée à l’IHEJ (Institut des hautes études sur la justice) et consultante pour plusieurs organisations internationales, elle a vécu en Chine pendant plus de dix ans et notamment de 2006 à 2012 où elle a été professeure invitée à la faculté de droit de l’université de Pékin.
Dans Chine, les visages de la justice ordinaire, Stéphanie Balme fonde sa démarche sur l’observation de situations particulières dans des juridictions locales, combinée avec l’analyse de données statistiques a l’échelle nationale. Elle a aussi choisi des régions différentes : des zones développées comme Pékin, Shanghai et Shenzhen, mais aussi de nombreuses préfectures dans la province du Shaanxi, cette province de l’Ouest, berceau du système impérial bureaucratique et des débuts du maoïsme politique et institutionnel. Elle combine ce qu’elle observe dans une localité avec une recherche statistique globale. « Si, par exemple, dans un tribunal que j’observe, explique Stéphanie Balme, un juge traite de 30 affaires par mois en moyenne, à moi de vérifier si les chiffres sont semblables au niveau national. Idem en ce qui concerne le salaire, le niveau de professionnalisation, les frais de justice ou les délais du traitement des dossiers. »
Chine, les visages de la justice ordinaire, de Stéphanie Balme, est publié aux Presses de SciencesPo en 2016 (26 euros).
Mon intérêt s’est porté d’abord sur la justice constitutionnelle dans les années 2004 à 2006. Il y avait alors en Chine un grand espoir que la Constitution devienne un véritable texte sur lequel s’appuieraient les réformes juridiques. Le rêve du système judiciaire pourrait ainsi évoluer. Je pensais donc travailler sur la Cour populaire suprême. Or j’ai constaté qu’elle n’était pas et qu’elle ne deviendrait pas une cour constitutionnelle. En réalité, il n’existait pas de juridiction sur la Constitution dans ce pays. Je travaillais avec un groupe de juristes chinois à qui il semblait difficile d’aborder le système judiciaire à partir de la Cour suprême. J’ai donc renversé la logique : je me suis concentrée sur la condition ordinaire de la justice, afin d’essayer de voir comment les choses évoluent pour les citoyens ordinaires, les laobaixing [老百姓, littéralement, les « cent noms », ou le peuple, NDLR], à un niveau qui a priori ne comporte pas de dimension politique importante. Observe-t-on dans la justice ordinaire une évolution permettant de dire que la justice chinoise se transforme, se modernise ? Peut-on faire l’état des lieux de la justice pour monsieur et madame-tout-le-monde en zones rurales ?
A la fin de mon étude, j’ai constaté que la justice ordinaire est très représentative de l’ensemble de la justice en Chine. Il reste très complexe de dire ce qui est exceptionnel et ce qui est quotidien car la justice des grands procès (y compris des procès politiques) tend à dicter ses règles aux procédures ordinaires. En même temps que le manque d’indépendance de la justice, il existe aussi une place très importante pour ce qui est extra-judiciaire, médiation ou conciliation. Le formel et l’informel coexistent.
J’ai aussi beaucoup échangé avec les juges sur l’importance d’ouvrir les portes de la justice aux observateurs ou à l’opinion publique de façon générale. Surtout, je suis partie du principe que cette recherche ne se faisait pas contre mais avec les juges. J’ai organisé, par exemple, une mission avec le secrétaire général de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice, Antoine Garapon, venu rencontrer en Chine les juges que je connaissais de très longue date. Nous avons alors décidé de faire une conférence sur l’affaire d’Outreau. Nous sommes partis du contexte de la justice européenne en expliquant qu’une procédure jusque-là satisfaisante, même dans un système avec des contre-pouvoirs, avait tout de même occasionné des erreurs judiciaires majeures. J’ai aussi toujours été claire avec mes interlocuteurs : j’entreprenais un travail académique et non pas journalistique ou politique. Le travail académique reste encore une espèce de sanctuaire intellectuel dans lequel il est possible de pousser certaines barrières de la connaissance.
Ensuite, les tribunaux ont bénéficié de l’augmentation du budget de la justice chinoise, qui a reçu les moyens matériels de se développer. Les juridictions vieillissantes ont été démolies pour faire place à de nouveaux tribunaux flambant neufs. J’ai assisté à la conception de ces tribunaux, à des réunions de présidents de tribunal avec les architectes et les entrepreneurs. Quelle taille pour la cellule des prévenus ? Et pour les juges et le personnel du tribunal, faut-il un dortoir attenant, au risque de reproduire le principe de la danwei, l’unité de travail de l’époque maoïste? Où situer la salle d’assignation ? Faut-il communiquer les coordonnées des juges sur un panneau à l’entrée ? La construction des nouveaux tribunaux populaires a permis aux acteurs de la justice chinoise quotidienne de se poser des questions très concrètes sur le sens de leurs fonctions. J’ai vu des plaignants se rendre au tribunal avec des liasses de billets pour payer en liquide les frais procédures. En 2007, ces frais ont baissé, mais en 2009, il était toujours difficile d’enrayer la corruption : les plaignants avec leurs liasses donnaient surtout pour tourner à leur avantage la décision du juge. Des banques ont alors été installées dans les tribunaux pour contrôler les transactions. J’ai observé des tribunaux très riches dans la province côtière du Jiangsu notamment. Le niveau matériel d’accueil des plaignants et des prévenus est aujourd’hui assez incroyable. Pour autant, cela n’a pas eu d’impact sur l’indépendance de la justice en tant que telle. Le fait qu’elle soit de plus en plus proche des plaignants, de plus en plus efficace et de mieux en mieux dotée financièrement par le pouvoir, l’empêche aujourd’hui quasiment de négocier son indépendance.
Je retiens de ce constat que l’évolution matérielle de la justice n’a pas d’effet systématique sur l’évolution de la qualité des services de justice au sens éthique du terme. Ainsi, alors que la justice civile notamment est beaucoup mieux rendue qu’il y a 25 ans, en terme de délai, de professionnalisation ou d’accès, elle n’a jamais été autant critiquée par l’opinion. C’est un processus historique de très long terme qui s’engage : il reste autant à faire que ce qui a été fait ; et les blocages toujours nombreux ne sont pas d’ordre financier, économique, social ou culturel, mais d’ordre exclusivement politique.
J’ai en tête une jeune femme entrée dans le métier comme greffière en 1990 alors qu’elle avait seulement 18 ans. Elle était la seule de sa famille à avoir passé l’équivalent du gaokao, le bac chinois. Après 3 ans, parce qu’elle écrivait très bien, on lui a proposé de devenir juge assesseur non permanent : elle a suivi une formation et s’est vu très vite confier des affaires pénales. A 24 ans, elle participait déjà à des séances de décisions collectives sur des cas très larges, pour des lourdes peines de prison. C’est alors qu’elle a décidé d’aller étudier à la faculté de droit. Aujourd’hui, à 45 ans, elle a quasiment abandonné son rôle de juge : elle se limite à la fonction de responsable audiovisuelle de son tribunal. C’est qu’elle est en contradiction permanente, voire en opposition avec le programme de reformes de la justice de plus en plus technocratiques, mais qui évitent de toucher au rôle social du juge. Après 25 ans de réformes, les progrès concernent seulement la gestion, la performance. De nombreux juges, comme cette femme, pensent qu’il faut avoir une réflexion sur le rôle du juge, son rôle social : puisqu’il est professionnel, pourquoi ne serait-il pas autonome, indépendant ? Comme tout cela lui est refusé, cette dame s’est mise en retrait. Elle rêve maintenant de faire un doctorat sur ce qu’est le juge en Occident.
Une nouvelle figure très importante est celle du tout jeune juge diplômé de l’université. Typiquement, il a passé le concours commun aux professions juridiques et judiciaires ; il réfléchit très bien, connaît son droit, mais n’a pas forcément d’attentes particulières à l’égard du système. Le statut de juge fonctionnaire-juge de paix, lui convient très bien. Cela marque un recul dans les attentes par rapport à la génération de la femme de 45 ans dont je parlais. Quand on se retrouve dans une réunion de juges chinois, on constate un écart générationnel très fort entre eux. Si bien qu’ils ont beaucoup de mal à former une communauté dans leur juridiction : ils développent un semblant de vie collective comme dans les danwei d’autrefois, mais ils sont moins soudés. Ils communiquent donc la plupart du temps par Internet et développent surtout davantage de relations avec des membres d’autres juridictions, très loin d’eux. Ce qui était impensable autrefois : jamais un juge de Pékin n’était en contact avec un juge du Hunan au centre du pays.
Quand on dit tribunal, il faut toujours parler de « tribunaux populaires » (renminfayuan – 人民法院), et non pas de « tribunaux » tout court. Car cela renvoie à la notion ancienne de justice populaire. Les juges sont à la fois les instruments du pouvoir politique et le reflet des masses. Aujourd’hui, ils ne sont encore que les intermédiaires entre les masses et le Parti. Ce qui a aussi une conséquence : dans l’enceinte du tribunal populaire, les juges ne s’appellent pas « juges » ou faguan (法官), mais « juges assesseurs » (shenpanyuan – 审判员). Faguan, juge, n’est qu’un titre administratif. Par ailleurs, l’insigne des juges est très proche de celle du Parti communiste dont la majorité d’entre eux sont membres.
Mais les juges sont aussi porteurs de la tradition impériale, elle-même modifiée sous le Kuomintang (1928-1945). A savoir qu’un juge demeure un fonctionnaire ; il ne fait pas que juger : il a un rôle de notable avec une responsabilité personnelle à l’égard de la communauté qui est avant tout d’assurer sa cohésion. L’intérêt premier du juge est de s’assurer qu’il est accepté par le Parti et par la collectivité, peu importe ou presque ce que dit le droit. Plutôt que de donner de l’importance à une situation individuelle et à l’expression personnelle du juge, il s’agit pour lui de considérer une affaire dans le cadre global de la communauté. Ainsi, le concept américain de justice redistributive est très en vogue en Chine car il s’inscrit parfaitement dans une tradition ancestrale. Pour autant, un litige individuel, une affaire ne pouvant être abordée comme un phénomène de société, cela empêche les juges et les tribunaux de devenir des acteurs importants du débat public.
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