Société
Entretien

Stéphanie Balme : "En Chine, les juges réclament leur indépendance"

Des juges chinois de la court intermédiaire du peuple de Bengbu, dans la province de l'Anhui près de Shanghai, prêtent serment pour marquer la première "Journée de la Constitution en Chine", le 4 décembre 2014.
Des juges chinois de la court intermédiaire du peuple de Bengbu, dans la province de l'Anhui près de Shanghai, prêtent serment pour marquer la première "Journée de la Constitution en Chine", le 4 décembre 2014. Par cet événement, Xi Jinping a voulu montrer que son pays adoptait l'Etat de droit tout en assurant l'autorité suprême du Parti communiste, dans le but de l'institutionnaliser. "Renforcer le système légal" sert aussi la "lutte anti-corruption" lancée par Xi fin 2012, et qui a touché un nombre massif de responsables en activité ou à la retraite. (Crédits : Gao jianye / Imaginechina / via AFP)
A quoi servent les tribunaux en Chine ? Comment la justice est-elle rendue au jour le jour dans un pays où un Parti communiste au-dessus de la loi lui refuse son indépendance ? L’ouvrage de Stéphanie Balme, Chine, les visages de la justice ordinaire : entre faits et droits (Presses de SciencesPo, 2016), n’esquive aucune de ces questions. Il a aussi le mérite de combler un vide car il existe très peu de manuels pointus sur l’état de la justice chinoise aujourd’hui. Pour mener à bien ce travail, la sinologue s’est appuyée sur dix ans de recherches, d’entretiens et d’observations sur le terrain. Elle a passé du temps dans les tribunaux populaires, avec des juges, des avocats, des greffiers mais aussi des plaignants. Elle s’attache à leurs « visages » et pose la question : peut-on vraiment distinguer la justice ordinaire et la justice d’exception ?
En Chine, la réforme de la justice ne date pas d’hier. Elle commence dès la fin de l’Empire et avec l’avènement de la République en 1911. Sous le Kuomintang et à partir de 1937, elle met les tribunaux au service de la dictature de Chiang Kaï-shek (1928). Malgré le rejet radical du droit sous la Révolution culturelle, la période maoïste n’élimine pas les tribunaux populaires : dans la lignée du régime KMT, ils deviennent l’instrument de domination sociale du Parti communiste. A la mort du Grand Timonier, Deng Xiaoping s’attache d’abord à reconstruire le système légal. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’est enclenché un mouvement de modernisation matérielle et technocratique sans précédent dans les tribunaux. A cette remise en contexte, l’ouvrage ajoute une somme impressionnante de données sur toutes les dimensions du système judiciaire chinois. Voilà un « manuel » où l’on parle tout autant de ce qu’est un juge, un avocat, un procureur, comment ils s’habillent, à quoi ressemblent les différentes juridictions, et quelle est l’ampleur des statistiques nationales. Entretien avec Stéphanie Balme.

Entretien

Chercheure au Centre d’études et de recherches internationales (CERI/Sciences Po) et professeure à Sciences Po (PSIA/Paris School of International Affairs), Stéphanie Balme est aussi responsable du programme de recherche « Law, Justice and Society in China ». Chercheure associée à l’IHEJ (Institut des hautes études sur la justice) et consultante pour plusieurs organisations internationales, elle a vécu en Chine pendant plus de dix ans et notamment de 2006 à 2012 où elle a été professeure invitée à la faculté de droit de l’université de Pékin.

Dans Chine, les visages de la justice ordinaire, Stéphanie Balme fonde sa démarche sur l’observation de situations particulières dans des juridictions locales, combinée avec l’analyse de données statistiques a l’échelle nationale. Elle a aussi choisi des régions différentes : des zones développées comme Pékin, Shanghai et Shenzhen, mais aussi de nombreuses préfectures dans la province du Shaanxi, cette province de l’Ouest, berceau du système impérial bureaucratique et des débuts du maoïsme politique et institutionnel. Elle combine ce qu’elle observe dans une localité avec une recherche statistique globale. « Si, par exemple, dans un tribunal que j’observe, explique Stéphanie Balme, un juge traite de 30 affaires par mois en moyenne, à moi de vérifier si les chiffres sont semblables au niveau national. Idem en ce qui concerne le salaire, le niveau de professionnalisation, les frais de justice ou les délais du traitement des dossiers. »

Chine, les visages de la justice ordinaire, de Stéphanie Balme, est publié aux Presses de SciencesPo en 2016 (26 euros).

Stéphanie Balme, sinologue et spécialiste du droit chinois, est chercheure à Sciences Po.
Stéphanie Balme, sinologue et spécialiste du droit chinois, est chercheure à Sciences Po. (Source : Centre de droit Public/ULB)
Qu’appelez-vous la « justice ordinaire » en Chine ?
*Sybille Bedford, The Faces of Justice: a Traveler’s Report, New York (N. Y.), Simon & Schuster, 1961.
Stéphanie Balme : C’est justement la question la plus difficile de mon livre. Ce n’est pas un concept installé dans les études chinoises sur la justice. J’emprunte ce terme à l’historienne et chroniqueuse judiciaire anglaise Sybille Bedford, a publié au début des années 1960 un récit de voyage des pratiques des tribunaux européens après la Seconde Guerre mondiale*. Je me suis inspirée de sa démarche d’aventurière allant de tribunal en tribunal. Dans son ouvrage « The Faces of Justice, elle décrit l’état de la « justice ordinaire » à travers les récits de parcours de vie de gens simples en montrant la fragilité des plaignants ou l’impulsivité des juges au quotidien. Cela fait douze ans que je m’intéresse à la justice chinoise et plus de quinze ans que je travaille sur le droit chinois. J’ai constaté un décalage énorme entre le droit énoncé et le droit pratiqué en Chine. En même temps, je ne pouvais pas le prouver empiriquement. C’était une intuition partagée avec mes collègues juristes.

Mon intérêt s’est porté d’abord sur la justice constitutionnelle dans les années 2004 à 2006. Il y avait alors en Chine un grand espoir que la Constitution devienne un véritable texte sur lequel s’appuieraient les réformes juridiques. Le rêve du système judiciaire pourrait ainsi évoluer. Je pensais donc travailler sur la Cour populaire suprême. Or j’ai constaté qu’elle n’était pas et qu’elle ne deviendrait pas une cour constitutionnelle. En réalité, il n’existait pas de juridiction sur la Constitution dans ce pays. Je travaillais avec un groupe de juristes chinois à qui il semblait difficile d’aborder le système judiciaire à partir de la Cour suprême. J’ai donc renversé la logique : je me suis concentrée sur la condition ordinaire de la justice, afin d’essayer de voir comment les choses évoluent pour les citoyens ordinaires, les laobaixing [老百姓, littéralement, les « cent noms », ou le peuple, NDLR], à un niveau qui a priori ne comporte pas de dimension politique importante. Observe-t-on dans la justice ordinaire une évolution permettant de dire que la justice chinoise se transforme, se modernise ? Peut-on faire l’état des lieux de la justice pour monsieur et madame-tout-le-monde en zones rurales ?

A la fin de mon étude, j’ai constaté que la justice ordinaire est très représentative de l’ensemble de la justice en Chine. Il reste très complexe de dire ce qui est exceptionnel et ce qui est quotidien car la justice des grands procès (y compris des procès politiques) tend à dicter ses règles aux procédures ordinaires. En même temps que le manque d’indépendance de la justice, il existe aussi une place très importante pour ce qui est extra-judiciaire, médiation ou conciliation. Le formel et l’informel coexistent.

Dans un pays où l’indépendance de la justice n’existe pas, à quoi servent les tribunaux ?
C’est une idée reçue contre laquelle il faut aller. Il est faux de dire que les tribunaux chinois ne jouent aucun rôle dans l’ensemble social et politique. A chaque période historique, au cours du XXème siècle, a été assigné un rôle spécifique aux tribunaux. Ces derniers ont aujourd’hui beaucoup plus de fonctions que dans une société de type Etat de droit : un rôle de juridiction pour juger, trancher des litiges mais aussi un rôle social pour canaliser les débats et éviter qu’ils ne se propagent dans toute la société. Ils ont, enfin, une fonction bureaucratique ou d’organisation de l’ordre social. Cela va de l’expropriation des paysans à des questions de mœurs : autant de problèmes de société qui sont réduits à des questions purement individuelles. Dans mon livre, je montre l’évolution non linéaire du nombre d’affaires traitées et réglées par tribunaux chinois, depuis les années 1950. Aujourd’hui, les tribunaux en Chine gèrent 14 millions d’affaires par an, avec 200 000 juges et presque autant d’avocats… Parallèlement à cette évolution quantitative, les juges ont l’obligation de régler dans un délai de trois mois maximum les affaire civiles. C’est est le fruit d’une modernisation matérielle constante qui répond à l’objectif de bonne gouvernance pour assurer la stabilité sociale. Inversement, constitutionnellement et pratiquement, le statut des juges n’a pas changé depuis l’époque maoïste malgré la promulgation d’une Loi sur les Juges en 1995 et révisée en 2001.
Les tribunaux chinois sont réputés fermés aux étrangers. Comment organiser des recherches, l’observation des audiences et les entretiens avec les juges ?
Cette dimension ethnographique, voire anthropologique de mon travail est celle qui m’a le plus passionnée et que je compte poursuivre. Etant donné qu’il était impossible de travailler sur la Cour populaire suprême, j’ai concentré mon travail sur les tribunaux et les chambres populaires de base ainsi que les tribunaux intermédiaires. J’explique cette distinction dans le livre. La Chine en compte aujourd’hui environ 15 000 ! Je tiens cependant à relativiser les difficultés rencontrées pour mener ces recherches. Certains me disaient : « Reviens quand notre justice sera vraiment moderne, occidentale, plus présentable ! » Par ailleurs, pour aller à la rencontre de ces tribunaux, il a fallu accéder aux gatekeepers, ceux qui gardent « l’accès du temple », qui peuvent fermer ou, au contraire, accepter d’entrouvrir la porte ; mais j’avais des collègues en Chine. J’y ai enseigné également à de nombreux étudiants devenus juges eux-mêmes. Mon quotidien était fait de rencontres avec des avocats et des juges, chinois et étrangers. Cela a énormément aidé car, malgré tout, les juges forment une communauté professionnelle animée par les mêmes enjeux, les mêmes difficultés où que ce soit dans le monde.

J’ai aussi beaucoup échangé avec les juges sur l’importance d’ouvrir les portes de la justice aux observateurs ou à l’opinion publique de façon générale. Surtout, je suis partie du principe que cette recherche ne se faisait pas contre mais avec les juges. J’ai organisé, par exemple, une mission avec le secrétaire général de l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice, Antoine Garapon, venu rencontrer en Chine les juges que je connaissais de très longue date. Nous avons alors décidé de faire une conférence sur l’affaire d’Outreau. Nous sommes partis du contexte de la justice européenne en expliquant qu’une procédure jusque-là satisfaisante, même dans un système avec des contre-pouvoirs, avait tout de même occasionné des erreurs judiciaires majeures. J’ai aussi toujours été claire avec mes interlocuteurs : j’entreprenais un travail académique et non pas journalistique ou politique. Le travail académique reste encore une espèce de sanctuaire intellectuel dans lequel il est possible de pousser certaines barrières de la connaissance.

Hormis les conférences organisées, avez-vous pu suivre individuellement des juges, évoluer seule dans un tribunal ?
Oui, absolument! J’ai travaillé directement et partagé le quotidien de nombreux juges, essentiellement des femmes, celles qui vivaient dans les tribunaux populaires. J’ai vécu avec elles. Une complicité naturelle et durable s’est forgée. Complicité impossible si j’avais été une journaliste travaillant dans l’immédiateté. En dix ans d’enquête, j’ai assisté à une évolution considérable des tribunaux sur le plan matériel. Au début de mon enquête, je dormais sur une planche en bois dans des dortoirs de fortune qui servaient la journée pour les réunions des juges ou pour les conciliations. Il y avait très peu d’ordinateurs ; tout semblait dater de l’époque Mao!

Ensuite, les tribunaux ont bénéficié de l’augmentation du budget de la justice chinoise, qui a reçu les moyens matériels de se développer. Les juridictions vieillissantes ont été démolies pour faire place à de nouveaux tribunaux flambant neufs. J’ai assisté à la conception de ces tribunaux, à des réunions de présidents de tribunal avec les architectes et les entrepreneurs. Quelle taille pour la cellule des prévenus ? Et pour les juges et le personnel du tribunal, faut-il un dortoir attenant, au risque de reproduire le principe de la danwei, l’unité de travail de l’époque maoïste? Où situer la salle d’assignation ? Faut-il communiquer les coordonnées des juges sur un panneau à l’entrée ? La construction des nouveaux tribunaux populaires a permis aux acteurs de la justice chinoise quotidienne de se poser des questions très concrètes sur le sens de leurs fonctions. J’ai vu des plaignants se rendre au tribunal avec des liasses de billets pour payer en liquide les frais procédures. En 2007, ces frais ont baissé, mais en 2009, il était toujours difficile d’enrayer la corruption : les plaignants avec leurs liasses donnaient surtout pour tourner à leur avantage la décision du juge. Des banques ont alors été installées dans les tribunaux pour contrôler les transactions. J’ai observé des tribunaux très riches dans la province côtière du Jiangsu notamment. Le niveau matériel d’accueil des plaignants et des prévenus est aujourd’hui assez incroyable. Pour autant, cela n’a pas eu d’impact sur l’indépendance de la justice en tant que telle. Le fait qu’elle soit de plus en plus proche des plaignants, de plus en plus efficace et de mieux en mieux dotée financièrement par le pouvoir, l’empêche aujourd’hui quasiment de négocier son indépendance.

Est-ce que vous avez pu enregistrer ou filmer des audiences ?
Oui et ce fut un moment très important dans l’évolution de mon travail. Lorsque j’ai décidé de filmer les audiences civiles, surtout. Au départ, ce fut mal perçu : ce n’était pas tant la présence d’une caméra, mais le fait que j’étais occidentale – je donnais l’impression qu’on allait juger le système judiciaire chinois comme moins « développé ». J’ai alors précisé que filmer était très important pour moi car lorsqu’on observe une audience en se limitant à prendre des notes, on se focalise sur l’un des acteurs du procès et on ne peut pas avoir de vision kaléidoscopique, plus équilibrée, en somme. Par la suite, je me suis aperçue que l’image, la caméra, en même temps que l’informatique, sont arrivés très vite, sans tabou ; ils sont devenus rapidement des outils du tribunal pour s’auto-former, mais aussi pour s’auto-contrôler.

Je retiens de ce constat que l’évolution matérielle de la justice n’a pas d’effet systématique sur l’évolution de la qualité des services de justice au sens éthique du terme. Ainsi, alors que la justice civile notamment est beaucoup mieux rendue qu’il y a 25 ans, en terme de délai, de professionnalisation ou d’accès, elle n’a jamais été autant critiquée par l’opinion. C’est un processus historique de très long terme qui s’engage : il reste autant à faire que ce qui a été fait ; et les blocages toujours nombreux ne sont pas d’ordre financier, économique, social ou culturel, mais d’ordre exclusivement politique.

Quel type de juges avez-vous pu approcher ? Quelles sont les « visages » qui vous ont marquée ?
J’ai rencontré plusieurs générations et types de juges. Ceux qui partaient à la retraite et qui n’avaient de juge que le nom, placés d’autorité dans des juridictions à la fin de la Révolution culturelle ou dans les année 1980. Il s’agissait de bureaucrates qui avaient appris le droit sur le tard : ils faisaient essentiellement de la médiation populaire. Aujourd’hui, ils sont à la retraite pour l’écrasante majorité. Il existe bien sûr des personnes peu sérieuses, qui ne font que de la présence : ce sont avant tout des notables locaux à qui le statut de juge permet d’avoir un grand nombre d’activités sans rapport avec la justice. Une autre catégorie est celle des juges de 40-45 ans, passés par la formation continue en droit : souvent très sérieux, ils étudient, se forment, puis deviennent désabusés de ce qu’ils constatent malgré les conditions de vie infiniment meilleures qu’avant. A leurs yeux, il est temps que les juges deviennent indépendants, mais ils ne voient pas comment cela pourrait arriver. Après 25 ans de carrière, ils souhaitent en général être mit à la retraite le plus vite possible.

J’ai en tête une jeune femme entrée dans le métier comme greffière en 1990 alors qu’elle avait seulement 18 ans. Elle était la seule de sa famille à avoir passé l’équivalent du gaokao, le bac chinois. Après 3 ans, parce qu’elle écrivait très bien, on lui a proposé de devenir juge assesseur non permanent : elle a suivi une formation et s’est vu très vite confier des affaires pénales. A 24 ans, elle participait déjà à des séances de décisions collectives sur des cas très larges, pour des lourdes peines de prison. C’est alors qu’elle a décidé d’aller étudier à la faculté de droit. Aujourd’hui, à 45 ans, elle a quasiment abandonné son rôle de juge : elle se limite à la fonction de responsable audiovisuelle de son tribunal. C’est qu’elle est en contradiction permanente, voire en opposition avec le programme de reformes de la justice de plus en plus technocratiques, mais qui évitent de toucher au rôle social du juge. Après 25 ans de réformes, les progrès concernent seulement la gestion, la performance. De nombreux juges, comme cette femme, pensent qu’il faut avoir une réflexion sur le rôle du juge, son rôle social : puisqu’il est professionnel, pourquoi ne serait-il pas autonome, indépendant ? Comme tout cela lui est refusé, cette dame s’est mise en retrait. Elle rêve maintenant de faire un doctorat sur ce qu’est le juge en Occident.

Une nouvelle figure très importante est celle du tout jeune juge diplômé de l’université. Typiquement, il a passé le concours commun aux professions juridiques et judiciaires ; il réfléchit très bien, connaît son droit, mais n’a pas forcément d’attentes particulières à l’égard du système. Le statut de juge fonctionnaire-juge de paix, lui convient très bien. Cela marque un recul dans les attentes par rapport à la génération de la femme de 45 ans dont je parlais. Quand on se retrouve dans une réunion de juges chinois, on constate un écart générationnel très fort entre eux. Si bien qu’ils ont beaucoup de mal à former une communauté dans leur juridiction : ils développent un semblant de vie collective comme dans les danwei d’autrefois, mais ils sont moins soudés. Ils communiquent donc la plupart du temps par Internet et développent surtout davantage de relations avec des membres d’autres juridictions, très loin d’eux. Ce qui était impensable autrefois : jamais un juge de Pékin n’était en contact avec un juge du Hunan au centre du pays.

Vous faites dans votre livre un gros travail statistique, vous répertoriez le nombre et la nature des lois depuis 40 ans, vous rassemblez les données sur les effectifs et les structures du système… Au final, quel sentiment sur l’univers judiciaire retirez-vous de ce travail ?
D’abord qu’il y a énormément d’informations disponibles, contrairement à ce qu’on croît. Il n’est pas vrai que c’est un système qu’on ne peut comprendre faute de données. Le vrai problème c’est qu’en Chine, les données disponibles sont exclusivement officielles ! Progressivement cependant, grâce aux chercheurs, grâce aux plaignants, se constitue une approche qui défie la vision d’une justice très maîtrisée, véhiculée par le gouvernement et les médias chinois.
Couverture du livre "Chine, les visages de la justice ordinaire", de Stéphanie Balme, publié aux Presses de SciencesPo en 2016.
Couverture du livre "Chine, les visages de la justice ordinaire", de Stéphanie Balme, publié aux Presses de SciencesPo en 2016. (Crédits : DR)
Quelle est la part d’héritage de l’Empire et de l’ère Mao dans l’actuel système judiciaire en Chine ?
La continuité historique, le legs historique est fondamental : la coquille n’a pas vraiment changé, en quelle que sorte. Le Parti communiste joue toujours un rôle décisif : il demeure l’institution centrale de l’appareil judiciaire à travers les zhengfawei (政法委), les comités politico-légaux, notamment. Egalement, le statut des juges dans la Constitution est fidèle à son fonctionnement depuis le début des années 1950 : les juges sont toujours nommés et financés par les parlements locaux qui gardent la clé du budget. Cette double dépendance joue considérablement sur leur autonomie matérielle, leur gouvernance. En 2014, la réforme de Xi Jinping a visé à supprimer la dépendance des tribunaux par rapport au pouvoir local : l’idée est de centraliser le budget des différentes juridictions à Pékin chargé de redistribuer au niveau des provinces pour éviter la corruption locale.

Quand on dit tribunal, il faut toujours parler de « tribunaux populaires » (renminfayuan – 人民法院), et non pas de « tribunaux » tout court. Car cela renvoie à la notion ancienne de justice populaire. Les juges sont à la fois les instruments du pouvoir politique et le reflet des masses. Aujourd’hui, ils ne sont encore que les intermédiaires entre les masses et le Parti. Ce qui a aussi une conséquence : dans l’enceinte du tribunal populaire, les juges ne s’appellent pas « juges » ou faguan (法官), mais « juges assesseurs » (shenpanyuan – 审判员). Faguan, juge, n’est qu’un titre administratif. Par ailleurs, l’insigne des juges est très proche de celle du Parti communiste dont la majorité d’entre eux sont membres.

Mais les juges sont aussi porteurs de la tradition impériale, elle-même modifiée sous le Kuomintang (1928-1945). A savoir qu’un juge demeure un fonctionnaire ; il ne fait pas que juger : il a un rôle de notable avec une responsabilité personnelle à l’égard de la communauté qui est avant tout d’assurer sa cohésion. L’intérêt premier du juge est de s’assurer qu’il est accepté par le Parti et par la collectivité, peu importe ou presque ce que dit le droit. Plutôt que de donner de l’importance à une situation individuelle et à l’expression personnelle du juge, il s’agit pour lui de considérer une affaire dans le cadre global de la communauté. Ainsi, le concept américain de justice redistributive est très en vogue en Chine car il s’inscrit parfaitement dans une tradition ancestrale. Pour autant, un litige individuel, une affaire ne pouvant être abordée comme un phénomène de société, cela empêche les juges et les tribunaux de devenir des acteurs importants du débat public.

L’effort de reconstruction et de professionnalisation depuis 25 ans, n’est-il pas remis en cause aujourd’hui par le gouvernement de Xi Jinping, dans un contexte de répression des avocats notamment ?
Plusieurs choses sont à souligner. de même que sur la professionnalisation des juges, il y a eu beaucoup de réformes sur le statut des avocats depuis 35 ans. Cependant, leur place n’est toujours pas sécurisée : ils n’ont pas le monopole de la représentation de leur client et restent sous le contrôle des barreaux, eux-mêmes contrôlés politiquement. On espérait une évolution graduelle, qui n’a pas eu lieu. Mais il n’a jamais été annoncé ni sous Deng Xiaoping, ni sous Hu Jintao que le système judiciaire devait être organisé de façon indépendante. Où va-t-on aujourd’hui ? Quelle est la prochaine étape ? Ce qui se passe dans le système judiciaire est, je pense, représentatif du reste de la société chinoise : des réformes de plus technocratiques, « managériales » qui visent au final à consolider le système tel qu’il est. Réformer est devenu un objectif en soi. L’efficience et l’économie des moyens en constituent à la fois le moyen et le but. Réformer mais sur la base de quels principes constitutionnels, quelle éthique juridique, vers quel modèle de justice ?
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).