Société
Entretien

Afghanistan : fin de rêve pour la nouvelle "classe moyenne"

Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps.
Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps. (Crédit : Sandra Calligaro).
La photo évoque les tableaux de Théodore Géricault, ou ceux d’Eugène Delacroix. Une image très forte qui vient réveiller nos regards endormis et parfois blasés à force de remâcher la même pitance visuelle sur un pays rongé par le conflit. L’Afghanistan ce n’est pas (seulement) la guerre nous dit Sandra Calligaro. L’Afghanistan ce ne sont pas (seulement) des soldats et des insurgés affirme cette jeune photographe débarquée une première fois dans le pays en 2008, à l’âge de 25 ans. Ce sont aussi ces habitants de Kaboul célébrant la joie d’être ensemble sur la couverture d’Afghan Dream paru aux éditions Pendant ce temps. C’est beau une ville la nuit lorsqu’elle s’oublie dans les karaokés et les bowlings, c’est beau aussi une capitale le jour dans le quotidien de cette jeunesse en déséquilibre sur les hauteurs de Kaboul. Car le bonheur est ici fragile, et cette nouvelle « classe moyenne urbaine » pourrait ne pas survivre au départ de la force internationale. Ce qui rend ce livre d’autant plus précieux, ainsi que les scènes de vie qu’il contient. Ce qui modifie également notre perception du drame qui se joue en ce moment sur les côtes européennes et son flot de réfugiés tentant d’échapper à la folie et au chaos.

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Les insurgés islamistes qui continuent de considérer le pouvoir à Kaboul comme un « gouvernement fantoche appuyé par les forces d’invasions américaines » ne partageront certainement pas les sourires qui traversent cet ouvrage. Cet espoir retrouvé est pourtant en partie le fruit de la présence de la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (ISAF) présente dans le pays entre la fin 2001 et la fin 2014. Engagée pour « contrer l’insurrection talibane », « protéger le peuple afghan », « renforcer les capacités des forces de sécurité afghanes afin qu’elles puissent assurer la sécurité du pays » et « activer le renforcement du gouvernement afghan et le développement économique », l’ISAF a manqué à presque toutes ces missions. Elle a aussi contribué, via l’afflux massif de capitaux et les emplois créés pour accompagner cette mission, à transformer la vie d’une partie des habitants de la capitale afghane.
« Loin des clichés de l’Afghanistan enturbanné, les nouveaux urbains se croisent dans les supermarchés de Kaboul, le portable à l’oreille » écrit le chercheur Gilles Dorronsoro dans la postface du livre. « Les vêtements, surtout masculins, sont plus ajustés, mettant en valeur la fréquentation des salles de musculation et transformant les pratiques corporelles (comment uriner accroupi dans un jean moulant ?) ». L’apparition de cette nouvelle société de consommation ne va d’ailleurs pas sans créer quelques tensions : « L’espace public est (…) fragmenté, les lieux de sociabilité (cafés, restaurants, salles de gym) des classes moyennes sont largement fermés aux classes populaires dont les valeurs et les références sont largement en contradiction avec les leurs » poursuit le chercheur. Cette classe moyenne urbaine est aujourd’hui menacée.
A la mission de la force internationale s’est substituée la mission sous commandement militaire américain « support résolu » à partir de janvier 2015. « Le retrait de la coalition pourrait bien amener la disparition de ce groupe urbain porteur d’un projet de modernisation opposé à celui des Taliban – et même d’une partie des élites politiques d’aujourd’hui. Témoigner de son existence est donc important aujourd’hui » écrit encore Gilles Dorronsoro, « avant que les évènements emportent ce témoignage fragile de ce qu’aurait pu devenir l’Afghanistan ».

Pas de barbus en turbans, ni de treillis couleur désert, mais une mère et ses enfants au supermarché, des gamins qui jouent au foot ou des jeunes adultes qui se retrouvent sur un sommet au-dessus de Kaboul… Qui sont les Afghans que vous avez choisi de photographier ?
Ce sont les Afghans de la nouvelle classe moyenne urbaine, les habitants de Kaboul et, comme je le dis souvent, ce sont aussi et surtout mes amis, mes voisins que j’ai fréquenté pendant les années où je vivais avec eux. J’ai résidé dans la capitale afghane entre 2008 et 2013, et j’y retourne depuis régulièrement. Vous avez ici toute une tranche de la population que j’ai vu naître lorsque la force internationale s’est installée dans le pays.

Concernant la photo de couverture, je trouve qu’elle dégage une énergie et une confiance que j’ai souvent rencontrée chez une partie de la jeunesse kaboulienne. Parmi ce groupe d’amis grimpé sur les hauteurs de la capitale, j’ai été frappé notamment par ce couple qui mime la célèbre scène du Titanic. Ils ont les bras écartés comme lorsque Léonardo DiCaprio et Kate Winslet jouent aux maitres du monde à la proue d’un navire qui n’a pas encore rencontré son destin. À cette époque, la jeunesse afghane se sentait pleinement maître de son destin justement. Je dis cette époque, mais ce n’est pas si vieux, cela remonte à il y a tout juste deux ans.

Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps.
Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps. (Crédit : Sandra Calligaro).
Le spécialiste de l’Afghanistan, Gilles Dorronsoro, qui signe la postface de ce livre évoque une « nouvelle classe moyenne », et même une « nouvelle bourgeoisie » dont la naissance remonte à 2012, c’est aussi votre point de vue ?
Oui c’est une nouvelle classe sociale qui est apparue avec l’arrivée de la force internationale à la fin de 2001 et au début 2002. Cette présence étrangère a entrainé un afflux d’argent étranger et un boom économique à l’échelle locale. Ce tournant s’est également accompagné d’une grande mixité avec les internationaux et de l’apparition de tout un tas d’opportunités de travail dans les entreprises, les organisations humanitaires, les ONG. On a vu apparaître cette nouvelle classe moyenne au pouvoir d’achat nettement supérieur aux classes dites populaires. J’ai eu envie de photographier cette mutation de la société.
Des fonctionnaires et plus généralement des personnes qui ont travaillé comme traducteurs pour les étrangers et la force étrangère en Afghanistan, des gens que l’on voit ici dans leur intérieur… C’est vraiment un portrait intimiste de Kaboul que vous nous proposez dans ce livre où les Afghans sont photographiés chez eux, dans des lieux de consommation et de divertissement.
J’ai voulu me focaliser sur tous les loisirs et le quotidien de cette nouvelle classe moyenne. Cela ne fait que quelques années que la société de consommation a fait son entrée en Afghanistan ; d’ailleurs ce projet m’est venu alors que je faisais mes courses au supermarché.Là, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas que des expatriés comme moi dans les rayons ou des afghans issus de la diaspora. Il y avait aussi des locaux et je me suis demandé qui étaient ces Afghans, où ils vivaient, où ils travaillaient ? C’est comme cela qu’a commencé mon enquête. Je suis vraiment partie du supermarché et j’ai déroulé le fil. Une rencontre en amenait une autre et j’ai pu ainsi dresser le portrait de cette nouvelle petite société.
Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps.
Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps. (Crédit : Sandra Calligaro).
Ce qui frappe dans vos photos ce sont aussi les extérieurs et ces collines de sables animées de Kabouliens faisant du sport ou se promenant en famille et entre amis. Je pense notamment à cette femme faisant un selfie avec son iPad au milieu d’un paysage splendide….
Il y a un mélange et un contraste entre les personnages et la nature qu’ils habitent, il y a aussi beaucoup de grâce à la fois chez les habitants et dans les paysages. Je suis tombée amoureuse du pays et de sa population que j’essaie de transcender. Je n’ai pas fait d’études de journalisme, mais j’ai étudié l’histoire de l’art, cela joue aussi sur mes photos, je pense. L’idée pour moi est de photographier les Afghans dans leur quotidien, comme je photographierai des Français ou des Européens, pour les montrer comme ils sont – à savoir des voisins et des amis. Il y avait aussi chez moi cette volonté de montrer une Afghanistan en marche qui vivait de plein fouet sa révolution culturelle et qui a été très bousculée ces dix ou quinze dernières années par la présence internationale. C’est encore une fois un mélange de tout ça que j’essaie de faire transparaitre dans mes photos.
En arrivant à Kaboul vous souhaitiez, dites-vous, être photographe de guerre. Est-ce que la guerre est devenue un « état ordinaire » pour les habitants de la capitale afghane ?
Bien sûr qu’en situation de guerre on continue à vivre. Il n’y a pas d’autres alternatives, la guerre on la subit et on peut difficilement échapper au conflit. En même temps, à Kaboul la situation est un peu différente de celle qu’on rencontre dans d’autres provinces, dans d’autres régions du pays. À Kaboul, c’est une guerre larvée. Il y a des attentats qui régulièrement viennent blesser le quotidien des habitants : la ville s’arrête quand les bombes explosent, puis la vie reprend juste derrière. Il y a une énergie folle à Kaboul, notamment du côté des jeunes. C’est une capitale qui bouillonne et en même temps, comme n’importe qu’elle ville frappée par des attentats, le malaise est latent. Les tensions ne sont pas toujours perceptibles, mais elles sont là et finissent par peser sur le tous les jours. C’est aussi ce que j’ai essayé de retranscrire dans ce livre.
Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps.
Photo tirée de l'ouvrage de Sandra Calligaro "Afghan Dream" paru aux éditions Pendant ce temps. (Crédit : Sandra Calligaro).
Il y a dans votre livre beaucoup d’images qu’on a peu l’habitude de voir dans les sujets consacrés à l’Afghanistan, des images que l’on croyait interdites comme ces scènes au karaoké ou de mariage. D’autant, que comme ailleurs, une cérémonie de noce peut coûter cher en Afghanistan.
C’est au minimum 5 à 10 000 dollars, mais attention toute la famille ou presque est invitée. J’ai compté 300, 400 parfois jusqu’à… 1000 convives. Là preuve que malgré les combats entre l’armée et les insurgés, la vie continue encore une fois. Il y a dans ce livre des photos de la vie culturelle également et notamment celle d’un concert à l’Institut français de Kaboul. C’est un lieu qui était très fréquenté par la jeunesse afghane, de nombreux portraits de jeunes pour ce projet ont d’ailleurs été réalisés là-bas. Plus qu’un lieu de culture, c’était vraiment un lieu d’échange entre jeunes kabouliens. Lors de l’attentat qui a frappé l’Institut français en décembre 2014, j’étais en France. Ce qui n’empêche pas que j’aie vraiment été touchée. J’ai vu beaucoup d’attentats en six ans en Afghanistan, celui contre l’Institut n’était pas le plus gros, ni le plus meurtrier. Il a fait deux morts et une quinzaine de blessés, mais symboliquement c’était très fort. C’est d’ailleurs ce qui m’a décidé à retourner plusieurs mois à Kaboul pour finir le projet. C’est à partir de cet attentat que j’ai commencé à m’inquiéter pour ces jeunes, en me demandant quel avenir leur réservait la ville et le pays.
Que deviennent toutes ces images, tous ces visages suite au départ de la force étrangère ?
C’est difficile à dire pour la globalité des personnes. Ce qui est certain c’est que tout ce groupe urbain a vraiment émergé avec la présence de la force internationale et les emplois qui y étaient liés. Avec le retrait de l’OTAN depuis la fin de l’année 2014, l’avenir s’est donc considérablement assombri pour nombre de ces Afghans qui travaillaient directement ou indirectement pour les étrangers. Beaucoup de jeunes que j’ai interviewés pour ce livre, me disait il y a encore deux trois ans qu’ils souhaitaient rester en Afghanistan pour reconstruire le pays. Alors bien sûr, comme n’importe quel jeune, certains d’entre eux souhaitaient aller étudier à l’étranger pour découvrir le monde, tout en souhaitant travailler à la reconstruction de leur pays. Prenez ces mêmes personnes aujourd’hui et demandez-leur comment ils voient leur avenir, et tous ou presque vous répondront qu’il est impossible pour eux de l’imaginer en Afghanistan. J’en ai d’ailleurs retrouvé certains dans le flot des migrants qui arrivent en ce moment en Europe. L’histoire se poursuit donc pour eux hors des frontières du pays malheureusement. Bon en même temps, ceux qui arrivent jusqu’en Europe ont, pour la plupart, eu accès à l’éducation. Ils ont appris l’anglais, ils ont parfois accès à des bourses d’études et ils ont plus de facilité pour obtenir les visas. Mais comme les autres, ils n’ont plus que la fuite comme horizon, l’espoir s’est réduit pour la nouvelle classe moyenne de Kaboul.

Vous pouvez commander Afghan Dream sur le site des éditions Pendant ce temps et vous rendre sur la page de Sandra Calligaro pour en savoir plus sur son travail de photographe.

Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.