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Indonésie : une femme à la tête du sultanat de Yogyakarta ?

Le Hamengku Buwånå X, son épouse et leurs cinq filles.
Le Hamengku Buwånå X, son épouse et leurs cinq filles. (Crédit : D.R.).

Révolution au palais (keraton) de Yogyakarta, ville située dans la partie centrale de l’île de Java. En l’espace de cinq jours, courant 2015, le sultan Hamengku Buwånå X, a prononcé deux décrets modifiant profondément la constitution palatine : le premier (Sabdaråjå) afin d’écarter tous les obstacles coutumiers empêchant à une femme d’accéder au trône du sultanat ; le second (Dhawuhråjå) afin de conférer à sa fille-aînée le titre de princesse-héritière. Une révolution au sein d’une institution féodale, patriarcale et soumise à des dynamiques politiques complexes. Une révolution dont les conséquences dépassent les seules intrigues internes à la famille du sultan tant le rôle de ce dernier dans l’histoire du pays et ses institutions politiques actuelles est important.
Membre de la Société des Missions Etrangères de Paris (MEP), le P. Jean-François Meuriot prépare une thèse de doctorat sur la culture javanaise, en anthropologie sociale à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS). Partageant son temps entre Paris et l’Indonésie, il poursuit des recherches de terrain et décrypte ici les implications culturelles, politiques et religieuses, notamment quant à la place de l’Islam dans les institutions indonésiennes.
Il va être dix heures, ce matin-là du 30 avril 2015. Des serviteurs (abdi dalem) et des membres de la famille royale se pressent vers le hall d’audience (Siti Hinggil) du palais. La convocation d’un cercle très restreint d’invités s’est faite de toute urgence et sur décision personnelle d’Hamengku Buwånå (HB) X, l’actuel sultan du royaume de Yogyakarta qui est aussi le gouverneur de la province du même nom. Ledit royaume a renoncé à son indépendance le 17 août 1945 et s’est fondu dans la toute nouvelle « République unitaire d’Indonésie » (NKRI) par la volonté du sultan de l’époque, HB IX, et du prince Paku Alam VIII, tous deux souverains sur ce territoire. Ce sont même eux qui invitèrent le président Soekarno, nouvellement élu, à diriger provisoirement le pays depuis Jogjakarta (Yogyakarta) après que Djakarta, la capitale, ait été occupée par les troupes hollandaises.
Le sultanat de Yogyakarta.
Le sultanat de Yogyakarta. (Crédit : D.R.)
Les invités qui se sont rassemblés ce matin là ne connaissent pas les raisons de cette convocation. A dix heures précise, le sultan s’assoit sur le trône et son épouse (GKR Hemas) à ses côtés, comme au jour de son sacre. Ses cinq filles sont toutes également présentes. L’instant est solennel. HB X reste ainsi en méditation pendant deux minutes, avant de prendre la parole sur un ton grave et dans la langue javanaise la plus raffinée. Le discours du sultan, qui se tient à huis clos, ne comporte que quelques points : HB X décrète que son nom Hamengku Buwånå Ingkang Jumeneng Kaping Sedåså devient Hamengku Bawono Ingkang Jumeneng Kasepuluh ; il supprime de ses nombreux titres la mention Khalifatullah ; il déclare caduque l’alliance établie autrefois entre Ki Ageng Giring et Ki Ageng Pemanahan, fondateurs du second royaume de Mataram ; il renonce enfin aux deux kriss, ces poignards à lame ondulée en forme de flamme, dénommés l’un Kanjeng Kyai Ageng Joko Piturun et l’autre Kanjeng Kyai Ageng Kopek, qui sont les attributs spécifiques du roi.

Pour qui est peu au fait de la culture javanaise, ce ne sont pas là quelques changements cosmétiques, mais des décisions qui ont des conséquences profondes tant sur le plan culturel, religieux que politique.

Une décision qui prit tout le monde de court

Pour preuve, les réactions furent immédiates. Les bribes d’information qui circulèrent dans la presse et parmi la population donnèrent libre cours aux interprétations et aux commentaires les plus divers. Parmi les critiques les plus virulentes, celles de GBPH Yudhaningrat, un des jeunes frères d’HB X – né d’un troisième lit, et non du deuxième comme son aîné – et successeur potentiel dès lors que l’actuel sultan n’a eu que des filles. Depuis l’instauration du second royaume de Mataram au XVIIe siècle, marquant le passage de l’hindouisme à l’islam, la constitution palatine (paugeran) fut modifiée de telle sorte que le nouveau souverain ne soit choisi que parmi la descendance masculine du roi-défunt ou, à défaut, que le trône revienne à l’un de ses jeunes frères. Avec ce nouveau décret du sultan, les désirs secrets de certains de ses cadets de pouvoir monter un jour sur le trône se trouvaient menacés. Ils ne s’y trompaient pas.

Quelques jours plus tard, le mardi 5 mai, le sultan convoqua de nouveau la famille royale et le personnel du palais en audience privée. La procédure fut tout aussi rapide et solennelle, mais un certain nombre des cadets du sultan refusèrent de s’y rendre afin de manifester leur opposition au premier décret. Le souverain pris place sur le trône à 10h40 précise, médita deux minutes avant de prendre la parole. Son discours fut très bref, puis il quitta la salle du trône à 11h08. Par ce second décret (Dhawuhråjå), il désigna sa fille aînée, GKR Pembayun, comme la princesse-héritière. A partir de cette heure, son nom devenait : Gusti Kanjeng Ratu (GKR) Mangkubumi Hamemayu Hayuning Bawono Langgeng ing Mataram. Le titre Mangkubumi – littéralement : « Qui tient la Terre sur son giron » – la désigne comme celle qui devrait, selon la volonté d’HB X, monter après lui sur le trône du sultanat de Yogyakarta ; Hamemayu Hayuning Bawono signifie « Qui apporte prospérité et bien-être au monde » ; Langgeng ing Mataram, « Eternelle pour la dynastie Mataram ».

L’héritière, musulmane comme son père, est née à Bogor le 24 février 1972 et a fait une grande partie de sa scolarité à Yogyakarta, dans une école protestante, avant de rejoindre l’International School of Singapore. Après le lycée, elle poursuivit ses études supérieures en Californie (Etats-Unis) puis à la Griffith University de Brisbane (Australie). Mariée depuis le 28 mai 2002, elle a aujourd’hui deux enfants. Elle est l’actuelle présidente du Comité national de la jeunesse indonésienne (KNPI), proche du parti politique le plus populaire, le Golkar. En plus d’être active dans différentes organisations sociales, elle est la directrice d’une usine de tabac, PT Yogyakarta Tembakau Indonesia, propriété du palais.

Chacun de son côté en appela aux ancêtres

En réaction à ces deux décrets, plusieurs des jeunes frères du sultan entreprirent un pèlerinage, vêtus des habits javanais traditionnels, sur les tombes de Ki Ageng Pemanahan et de Ki Ageng Giring, respectivement au cimetière royal de Kotagede et sur la commune de Sodo (district de Paliyan, département de Gunungkidul), afin de présenter leurs excuses à ces deux ancêtres insultés à leurs yeux par la décision de leur aîné. Ils allèrent même jusqu’à appeler le sultan à demander pardon devant Dieu, les croyants musulmans et toute la population du royaume, pour la faute commise à travers la proclamation de ces décrets. Le mercredi 6 mai après-midi, la famille royale se rendit en pèlerinage au cimetière royal d’Imogiri cette fois-ci, pour y fleurir (nyekar) les tombes des précédents souverains, un geste traditionnel et très fréquent. Mais les cadets d’HB X et les filles de ce dernier firent la démarche séparément. Ce fut, pour les premiers, une manière d’implorer le pardon des prédécesseurs pour ce qui leur semblait être une faute grave de l’actuel sultan et, pour les secondes, l’occasion d’honorer les ancêtres de leur père.

Certains des cadets menacèrent même de ne plus reconnaître en lui ni le souverain (Ngarsa Dalem) du royaume de Yogyakarta, ni le gouverneur de la province, dès lors qu’il avait effacé de son nom le titre musulman de Khalifatullah et qu’il avait transformé son nom Hamengku Buwånå en Hamengku Bawono. « S’il en est ainsi, le sultan doit ériger une nouvelle dynastie sous le nom de Hamengku Bawono Ier », s’emporta violemment GBPH Yudhaningrat dans le quotidien local Kedaulatan Rakyat (KR) le 7 mai 2015. Sur quoi ils réclamèrent que les titres soient rendus, considérant le 30 avril et le 5 mai comme des jours noirs pour le palais de Yogyakarta. HB X répliqua en critiquant ceux qui se permettaient les commentaires les plus acerbes mais qui n’étaient même pas présents lors de la proclamation des deux décrets, arguant que, conformément à la philosophie javanaise, les Sabdaråjå et Dhawuhråjå devaient être « ressentis » (di-rasa-kan) avec le cœur et non « pensés » (di-pikir-kan) avec la tête. Interrogé par la presse, le sultan refusa de commenter davantage, expliquant qu’il s’agissait là d’une décision interne au palais, et qu’il en réfèrerait au ministère de l’Intérieur (Kemendagri) ainsi qu’aux gouvernement (Pemda) et Parlement (DPRD) provinciaux, afin que la modification de son nom soit entérinée. Il faut dire que cette initiative de changer de nom venait télescoper les récents débats sur la nouvelle loi concernant le « Statut spécial de la province de Yogyakarta » (UUK-DIY).

Une décision interne aux conséquences publiques

L’historien Djoko Suryo confirme que ces décrets relèvent bien d’un droit absolu du sultan puisque « cela concerne spécifiquement les problèmes ayant trait à la famille royale et aux affaires internes du palais » [KR, le 3 mai 2015]. Mais il rappelle qu’il y a tout de même deux niveaux différents à considérer : d’une part, le droit absolu du sultan de gérer comme il l’entend les affaires palatines ; d’autre part, la nécessité, en tant que gouverneur de la province de Yogyakarta, d’en référer aux instances concernées. De son côté, Dian Agung Wicaksono, professeur de droit constitutionnel à l’Université Gadjah Mada (UGM) de Yogyakarta, précise que la loi n° 13/2012 sur le « Statut spécial de la province de Yogyakarta » (UUK-DIY) ne s’immisce en rien dans les affaires internes du palais. Elle ne fait qu’énoncer (article 18.1.c) que les prétendants aux postes de gouverneur et de vice-gouverneur de la province de Yogyakarta doivent être de nationalité indonésienne et trôner respectivement comme sultan Hamengku Buwånå et comme prince (Adipati) Paku Alam. Mais, étant donné que le nom et les titres du sultan sont écrits en toutes lettres dans l’article 1.4 de ladite loi, certains pensent donc que ces titres sont figés et que la loi en interdit toute modification. La question est de savoir, s’interroge alors Wicaksono, s’il était opportun que le nom et les titres du sultan apparaissent dans la loi et s’il n’aurait pas suffit qu’elle mentionne tout simplement : « quelle que soit la personne régnant sur le royaume de Ngayogyåkartå Hadiningrat, dès lors qu’elle est fidèle à la constitution palatine (paugeran) » [KR, le 8 mai 2015], ce qui était l’esprit même de l’article 18b.1 de la Constitution (UUD) de 1945.

Le vendredi 8 mai, le sultan accompagné de son épouse commenta publiquement ses récentes décisions [KR, le 9 mai 2015] : « L’institution palatine doit faire ce pas en avant, afin de pouvoir s’adapter au changement d’époque ». Dressant le constat que la nation indonésienne se trouvait actuellement dans « une prison dorée », les leviers stratégiques et économiques étant bien souvent aux mains des étrangers, le sultan propose d’en sortir et de faire de l’Indonésie une nation compétitive à l’heure de la mondialisation. Alors que la liberté de marché va s’ouvrir entre l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) et la Chine en 2017, puis plus tard au niveau mondial, l’Indonésie possède une position stratégique parce que tous les voies d’import-export internationales passeront forcément par les mers indonésiennes, notamment le Détroit de la Sonde – entre les îles de Sumatra et Java – et l’archipel de Riau – à l’extrémité méridionale de la péninsule Malaise et de Singapour, au débouché du détroit de Malacca. C’est pourquoi, explique HB X, la transformation de son titre est destinée à faire face au défis des temps présents : « Si « Buwånå » veut dire « local », alors « Bawono » signifie « national », et si « Buwånå » veut dire « national », alors « Bawono » signifie « international » » [KR, le 17 mai 2015].
Le sultan ajouta également que ces deux décrets « lui furent insufflés par Dieu et ses ancêtres et constituent une réponse aux défis futurs du palais ». Parfaitement conscient que ses jeunes frères ne partagent pas cet avis, en tant que roi il se doit d’assumer cette responsabilité et prendre ces risques afin que l’inaction ne soit pas plus dommageable que les conséquences que peuvent avoir les changements qu’il promeut. Pour le sociologue Sugeng Bayu Wahyono de l’Université d’Etat de Yogyakarta (UNY), il est évident qu’« on ne peut considérer le palais de Yogyakarta de façon essentialiste et statique et que celui-ci se doit de suivre les évolution politiques et les bouleversements de son époque. »

Des changements sensibles pour une population à majorité musulmane

Revenant sur un reproche qui lui fut fait de ne pas avoir utilisé, lors de l’énonciation des deux décrets, la formule de salut Assalam alaikum (« Que la paix soit sur vous ! ») couramment employée aujourd’hui dans les milieux musulmans afin de manifester de façon ostentatoire son islamité, le sultan s’est justifié en disant que : « ces décrets sont des ordres venant directement de Dieu, et communiqués par le biais des ancêtres, or Dieu lui-même n’emploie pas cette salutation ». Quant à la rapidité des convocations pour annoncer ces décrets, elle s’explique selon lui par son désir d’appliquer sans tergiverser les volontés divine et ancestrale.
Bien plus sensible est la suppression de son titre Khalifatullah, littéralement « le Lieutenant d’Allah ». Même si elle a choqué beaucoup de musulmans, cette suppression paraît logique à l’ouléma Muhammad Jazir, également spécialiste de la culture javanaise. D’après lui [KR, le 5 mai 2015], ce titre aurait été conféré en 1479 par l’Empire ottoman (1299-1924) au royaume littoral de Demak, puis transmis à celui de Pajang qui en fut le prolongement pour l’arrière-pays javanais, et par suite à Mataram d’où fut issu Ngayogyåkartå Hadiningrat, l’actuel royaume de Yogyakarta. Cela se serait manifesté concrètement par la remise des fameux étendards Kyai Tunggul Wulung et Kyai Pareanom. Mais cela n’a plus lieu d’être aujourd’hui, poursuit Jazir, puisque : « le pouvoir politique du sultan, en tant que gouverneur de la province de Yogyakarta, ne lui vient plus du califat turc mais de la République d’Indonésie, au travers de la loi n° 13/2012 sur « le Statut spécial de Yogyakarta ». »

Le sultan s’attarda aussi sur la modification des termes de l’alliance entre Ki Ageng Pemanahan et Ki Ageng Giring, deux disciples d’un des neuf premiers islamisateurs (Wali Sångå) de Java : Sunan Kalijågå. Cette alliance scella la fondation, au XVIIe siècle, d’un « nouveau » (baru) royaume de Mataram fondé sur des principes islamiques, à la différence du précédent, désormais qualifié d’ »ancien » (kuno), qui couvrit Java-Centre et Java-Est entre les VIIIe et XIe siècles et diffusa la religion hindo-bouddhique. Pour l’actuel sultan, il n’est pas question de découper Mataram en deux périodes sous prétexte qu’un homme, Ki Juru Martani, voulut ériger une nouvelle dynastie en rupture complète avec les royaumes précédents, Måjåpahit et Pajang, respectivement hindou et islamique, mais dont la spécificité commune fut d’être des royaumes de l’arrière-pays, à la différence des principautés musulmanes du littoral (pasisir) septentrional de l’île de Java. Le sultan veut ainsi marteler qu’existe une unité culturelle javanaise très profonde qui transcende les différences religieuses. Et c’est pourquoi l’identité « Mataram » ne peut être fractionnée ni récupérée par une quelconque religion [KR, le 17 mai 2015].

Des objets rituels très signifiants

L’abrogation de cette alliance a également pour but de mettre fin au fait que seul un mâle puisse occuper la position de sultan. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’abandon par HB X des kriss Kanjeng Kyai Joko Piturun et Kanjeng Kyai Ageng Kopek. Ces armes sacrées sont les symboles de la succession royale. D’après Jazir, la transmission de la première « signifie que celui qui va devenir le prince-héritier est un homme et non une femme, puisque « Joko » est un nom masculin ». Tandis que la seconde est « la garantie du caractère islamique du palais » [KR, le 5 mai 2015]. En ne faisant plus usage, rituellement, de ces deux kriss, cela ouvre la possibilité que la succession à la tête du sultanat puisse revenir tout autant à une femme qu’à un homme ; cette décision s’inscrit donc en cohérence avec la suppression du titre Khalifatullah attribué exclusivement aux hommes. HB IX avait hérité du kriss Kanjeng Kyai Joko Piturun de son père HB VIII en 1939, peu de temps avant la mort de ce dernier. La transmission avait eu lieu en privé, dans un hôtel de Batavia, alors qu’il rentrait d’urgence de Leyde aux Pays-Bas où il était en train d’étudier. Depuis, HB IX avait fait le choix, au cours des cérémonies, de porter le kriss Joko Piturun et non Kanjeng Kyai Ageng Kopek normalement réservé au roi car le plus sacré. A sa mort, HB IX n’ayant pas désigné de successeur, l’investiture (penobatan) du futur HB X eut donc lieu quelques instants seulement avant le sacre. L’ensemble des oncles et des frères du sultan étaient tombés d’accord pour désigner BRM Herjunå Darpitå comme le futur sultan. Le regalia le plus important du palais, la lance sacrée Kanjeng Kyai Ageng Plèrèd, avait pour l’occasion été sortie de son étui, ainsi que le kriss Kanjeng Kyai Ageng Kopek. Pour la remise du titre d’héritière à sa fille, le 5 mai 2015, HB X a renoncé à ces rites qui mettaient trop en avant les dimensions masculine et islamique.

Néanmoins, la difficulté qui se pose c’est que contrairement à autrefois le sultan et son héritière n’ont guère ici le soutien des figures les plus en vue de la famille royale. Lors de l’énonciation du second décret, aucun des nombreux jeunes frères du sultan n’étaient présents. « GKR Pembayun n’a qu’une très pauvre légitimité, aussi bien coutumière que juridique et très peu de soutiens internes, à la différence de HB X en son temps. C’est pourquoi il faudra de longs efforts politiques pour promouvoir Pembayun comme la sultane Hamengku Bawono XI », analyse Bayu Dardias, professeur à la Faculté de sciences sociales et politiques (FISIPOL) de l’Université Gadjah Mada [KR, le 7 mai 2015].
Pourtant, il y a des antécédents : l’archipel indonésien a déjà connu des femmes célèbres qui ont occupé la place normalement dévolue au roi.
A commencer par Ratu Shima du royaume hindou de Kalingga, sur la côte septentrionale de Java, à la fin du VIIe siècle. Mais aussi Tribhuwånå Wijåyåtunggadewi, la fille du fondateur du royaume hindou de Måjåpahit qui, lorsqu’elle succéda à son père puis à son beau-frère de 1329 à 1350, contribua à l’extension du royaume. Et la sultane Safiatuddin qui régna trente-cinq ans (1641-1675) sur le royaume Aceh Darussalam I, après la mort de son époux le sultan Iskandar Tsani. Elles ont joué un rôle clé et sont mêmes devenues des symboles de l’âge d’or de ces empires. Qu’une femme puisse alors, à notre époque, monter sur le trône de Yogyakarta n’a rien d’incongru. C’est peut-être même prometteur d’innovations quant à la manière de gouverner, remarque Desintha D. Asriani, sociologue à la Faculté de sciences sociales et politiques de l’Université Gadjah Mada [KR, le 8 mai 2015].

C’est en tout cas une place non conventionnelle que la fille aînée du sultan pourrait certainement bien assumer au regard du rôle qu’elle a su tenir dans la vie politique récente, mais à condition que tombent certaines barrière culturelles, et ce n’est pas là une mince affaire. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle son père s’y prend si tôt, conscient des forces réactives défavorables et comptant sur le temps pour inverser la tendance. Sa fille aînée ayant eu au moins un garçon, il se peut aussi que la perspective que le trône lui revienne à l’avenir entraîne le consentement de le céder préalablement à GKR Pembayun, la toute nouvelle Mangkubumi. Mais ce titre qui lui fut attribué le 5 mai 2015 ne garantit nullement qu’elle montera un jour sur le trône. « De tous ceux qui eurent l’occasion de porter le titre de Mangkubumi, seuls HB Ier et HB X devinrent sultan. Du temps d’HB V et d’HB II, il y a bien des princes qui portèrent ce nom mais qui jamais n’accédèrent au trône », constate RM Dinusatomo [KR, le 9 mai 2015].

La recherche d’un compromis ?

Finalement, la demande officielle de changement de nom du sultan fut déposée au tribunal de première instance de Yogyakarta le 19 juin 2015. Ce genre de demande est normalement accepté ou refusé à l’issue de deux séances publiques destinées à statuer. Mais retournement de situation, le 2 juillet, lorsque le sultan lui-même retira sa demande, jugeant qu’elle n’était plus nécessaire à partir du moment où il réservait son nouveau nom pour un usage strictement interne au palais et conservait, pour l’extérieur, le nom et les titres qu’il avait reçu le 7 mars 1989, jour de son sacre [KR, le 4 juillet 2015]. Comme le signale Mukhtasar Syamsuddin, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Gadjah Mada, il faut bien comprendre que pour le palais, « le sultan est comme dans la main de Dieu », c’est-à-dire que « quelle que soit la décision du sultan en interne, elle est considérée comme étant la volonté même de Dieu » [KR, le 13 mai 2015].
Si donc, poursuit-il « Sabdaråjå et Dhawuhråjå sont des commandements divins adressés au roi par l’intermédiaire des ancêtres, alors c’est à la constitution palatine (paugeran) de s’adapter puisqu’elle n’est que le produit d’un consensus humain ». Néanmoins, précise-t-il, la philosophie javanaise renferme les concepts d’harmonie cosmologique et d’équilibre à trouver entre ce qui vient de Dieu et ce qui émane des hommes. Cette décision du sultan de ne plus modifier son nom officiellement et de réserver le nouveau pour un usage strictement interne au palais est peut-être un effort de sa part dans la recherche d’un compromis, afin de ne pas se mettre à dos l’ensemble la famille royale et de parvenir quand même à ses fins.

Différents observateurs notent que plusieurs fois l’actuel sultan a pris des positions controversées mais qui se sont finalement toujours avérées être positives, qui plus est réaffirmant la place importante du palais de Yogyakarta au plan national [KR, le 12 mai 2015 et 17 mai 2005]. Ainsi, alors que le président Suharto était en plein déclin et que se préparait le passage à une réelle démocratie, mais que des violences urbaines et antichinoises semaient le trouble dans la capitale et ailleurs, le sultan HB X a apaisé la colère populaire qui grondait aussi dans sa province le 15 mai 1998. Et cinq jours plus tard, il rassemblait une foule d’un million de personnes à Yogyakarta dans une « Manifestation pacifique pour la Réforme » (Aksi Reformasi damai) s’opposant ainsi fermement au régime militaire à bout de souffle et manifestant du même coup la force symbolique du palais.

Le 7 avril 2007, le discours où il déclara ne plus vouloir être gouverneur, en réaction au peu d’attention du gouvernement central à l’égard du « statut spécial de la province de Yogyakarta », déclencha une réaction unanime de la population de Yogyakarta et de la famille royale qui rejetèrent le projet du ministère de l’Intérieur visant à séparer la fonction rituelle du sultan – consistant à régner et rassembler symboliquement la population autour de lui – de celle de gouverneur – consistant à administrer politiquement la province. Puis, le fait qu’il se porte candidat à la vice-présidence de la République le 28 octobre 2008, malgré son échec, contribua à faire pression sur le président Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) pour faire avancer le projet de loi sur le « Statut spécial de la province de Yogyakarta » (RUUK-DIY). La critique de SBY, deux ans plus tard, comme quoi « Yogyakarta était une monarchie » entraîna la réplique du sultan que la charge de gouverneur de la province, bien qu’émanant du sultanat, s’exerçait bel et bien démocratiquement et ne faisait en rien la promotion des principes monarchiques… Attendons alors pour voir quels seront les fruits de ces deux décrets dans le long terme.

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