Indonésie : une femme à la tête du sultanat de Yogyakarta ?
Pour qui est peu au fait de la culture javanaise, ce ne sont pas là quelques changements cosmétiques, mais des décisions qui ont des conséquences profondes tant sur le plan culturel, religieux que politique.
Une décision qui prit tout le monde de court
Quelques jours plus tard, le mardi 5 mai, le sultan convoqua de nouveau la famille royale et le personnel du palais en audience privée. La procédure fut tout aussi rapide et solennelle, mais un certain nombre des cadets du sultan refusèrent de s’y rendre afin de manifester leur opposition au premier décret. Le souverain pris place sur le trône à 10h40 précise, médita deux minutes avant de prendre la parole. Son discours fut très bref, puis il quitta la salle du trône à 11h08. Par ce second décret (Dhawuhråjå), il désigna sa fille aînée, GKR Pembayun, comme la princesse-héritière. A partir de cette heure, son nom devenait : Gusti Kanjeng Ratu (GKR) Mangkubumi Hamemayu Hayuning Bawono Langgeng ing Mataram. Le titre Mangkubumi – littéralement : « Qui tient la Terre sur son giron » – la désigne comme celle qui devrait, selon la volonté d’HB X, monter après lui sur le trône du sultanat de Yogyakarta ; Hamemayu Hayuning Bawono signifie « Qui apporte prospérité et bien-être au monde » ; Langgeng ing Mataram, « Eternelle pour la dynastie Mataram ».
L’héritière, musulmane comme son père, est née à Bogor le 24 février 1972 et a fait une grande partie de sa scolarité à Yogyakarta, dans une école protestante, avant de rejoindre l’International School of Singapore. Après le lycée, elle poursuivit ses études supérieures en Californie (Etats-Unis) puis à la Griffith University de Brisbane (Australie). Mariée depuis le 28 mai 2002, elle a aujourd’hui deux enfants. Elle est l’actuelle présidente du Comité national de la jeunesse indonésienne (KNPI), proche du parti politique le plus populaire, le Golkar. En plus d’être active dans différentes organisations sociales, elle est la directrice d’une usine de tabac, PT Yogyakarta Tembakau Indonesia, propriété du palais.
Chacun de son côté en appela aux ancêtres
Certains des cadets menacèrent même de ne plus reconnaître en lui ni le souverain (Ngarsa Dalem) du royaume de Yogyakarta, ni le gouverneur de la province, dès lors qu’il avait effacé de son nom le titre musulman de Khalifatullah et qu’il avait transformé son nom Hamengku Buwånå en Hamengku Bawono. « S’il en est ainsi, le sultan doit ériger une nouvelle dynastie sous le nom de Hamengku Bawono Ier », s’emporta violemment GBPH Yudhaningrat dans le quotidien local Kedaulatan Rakyat (KR) le 7 mai 2015. Sur quoi ils réclamèrent que les titres soient rendus, considérant le 30 avril et le 5 mai comme des jours noirs pour le palais de Yogyakarta. HB X répliqua en critiquant ceux qui se permettaient les commentaires les plus acerbes mais qui n’étaient même pas présents lors de la proclamation des deux décrets, arguant que, conformément à la philosophie javanaise, les Sabdaråjå et Dhawuhråjå devaient être « ressentis » (di-rasa-kan) avec le cœur et non « pensés » (di-pikir-kan) avec la tête. Interrogé par la presse, le sultan refusa de commenter davantage, expliquant qu’il s’agissait là d’une décision interne au palais, et qu’il en réfèrerait au ministère de l’Intérieur (Kemendagri) ainsi qu’aux gouvernement (Pemda) et Parlement (DPRD) provinciaux, afin que la modification de son nom soit entérinée. Il faut dire que cette initiative de changer de nom venait télescoper les récents débats sur la nouvelle loi concernant le « Statut spécial de la province de Yogyakarta » (UUK-DIY).
Une décision interne aux conséquences publiques
Le vendredi 8 mai, le sultan accompagné de son épouse commenta publiquement ses récentes décisions [KR, le 9 mai 2015] : « L’institution palatine doit faire ce pas en avant, afin de pouvoir s’adapter au changement d’époque ». Dressant le constat que la nation indonésienne se trouvait actuellement dans « une prison dorée », les leviers stratégiques et économiques étant bien souvent aux mains des étrangers, le sultan propose d’en sortir et de faire de l’Indonésie une nation compétitive à l’heure de la mondialisation. Alors que la liberté de marché va s’ouvrir entre l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) et la Chine en 2017, puis plus tard au niveau mondial, l’Indonésie possède une position stratégique parce que tous les voies d’import-export internationales passeront forcément par les mers indonésiennes, notamment le Détroit de la Sonde – entre les îles de Sumatra et Java – et l’archipel de Riau – à l’extrémité méridionale de la péninsule Malaise et de Singapour, au débouché du détroit de Malacca. C’est pourquoi, explique HB X, la transformation de son titre est destinée à faire face au défis des temps présents : « Si « Buwånå » veut dire « local », alors « Bawono » signifie « national », et si « Buwånå » veut dire « national », alors « Bawono » signifie « international » » [KR, le 17 mai 2015].
Le sultan ajouta également que ces deux décrets « lui furent insufflés par Dieu et ses ancêtres et constituent une réponse aux défis futurs du palais ». Parfaitement conscient que ses jeunes frères ne partagent pas cet avis, en tant que roi il se doit d’assumer cette responsabilité et prendre ces risques afin que l’inaction ne soit pas plus dommageable que les conséquences que peuvent avoir les changements qu’il promeut. Pour le sociologue Sugeng Bayu Wahyono de l’Université d’Etat de Yogyakarta (UNY), il est évident qu’« on ne peut considérer le palais de Yogyakarta de façon essentialiste et statique et que celui-ci se doit de suivre les évolution politiques et les bouleversements de son époque. »
Des changements sensibles pour une population à majorité musulmane
Bien plus sensible est la suppression de son titre Khalifatullah, littéralement « le Lieutenant d’Allah ». Même si elle a choqué beaucoup de musulmans, cette suppression paraît logique à l’ouléma Muhammad Jazir, également spécialiste de la culture javanaise. D’après lui [KR, le 5 mai 2015], ce titre aurait été conféré en 1479 par l’Empire ottoman (1299-1924) au royaume littoral de Demak, puis transmis à celui de Pajang qui en fut le prolongement pour l’arrière-pays javanais, et par suite à Mataram d’où fut issu Ngayogyåkartå Hadiningrat, l’actuel royaume de Yogyakarta. Cela se serait manifesté concrètement par la remise des fameux étendards Kyai Tunggul Wulung et Kyai Pareanom. Mais cela n’a plus lieu d’être aujourd’hui, poursuit Jazir, puisque : « le pouvoir politique du sultan, en tant que gouverneur de la province de Yogyakarta, ne lui vient plus du califat turc mais de la République d’Indonésie, au travers de la loi n° 13/2012 sur « le Statut spécial de Yogyakarta ». »
Le sultan s’attarda aussi sur la modification des termes de l’alliance entre Ki Ageng Pemanahan et Ki Ageng Giring, deux disciples d’un des neuf premiers islamisateurs (Wali Sångå) de Java : Sunan Kalijågå. Cette alliance scella la fondation, au XVIIe siècle, d’un « nouveau » (baru) royaume de Mataram fondé sur des principes islamiques, à la différence du précédent, désormais qualifié d’ »ancien » (kuno), qui couvrit Java-Centre et Java-Est entre les VIIIe et XIe siècles et diffusa la religion hindo-bouddhique. Pour l’actuel sultan, il n’est pas question de découper Mataram en deux périodes sous prétexte qu’un homme, Ki Juru Martani, voulut ériger une nouvelle dynastie en rupture complète avec les royaumes précédents, Måjåpahit et Pajang, respectivement hindou et islamique, mais dont la spécificité commune fut d’être des royaumes de l’arrière-pays, à la différence des principautés musulmanes du littoral (pasisir) septentrional de l’île de Java. Le sultan veut ainsi marteler qu’existe une unité culturelle javanaise très profonde qui transcende les différences religieuses. Et c’est pourquoi l’identité « Mataram » ne peut être fractionnée ni récupérée par une quelconque religion [KR, le 17 mai 2015].
Des objets rituels très signifiants
Néanmoins, la difficulté qui se pose c’est que contrairement à autrefois le sultan et son héritière n’ont guère ici le soutien des figures les plus en vue de la famille royale. Lors de l’énonciation du second décret, aucun des nombreux jeunes frères du sultan n’étaient présents. « GKR Pembayun n’a qu’une très pauvre légitimité, aussi bien coutumière que juridique et très peu de soutiens internes, à la différence de HB X en son temps. C’est pourquoi il faudra de longs efforts politiques pour promouvoir Pembayun comme la sultane Hamengku Bawono XI », analyse Bayu Dardias, professeur à la Faculté de sciences sociales et politiques (FISIPOL) de l’Université Gadjah Mada [KR, le 7 mai 2015].
Pourtant, il y a des antécédents : l’archipel indonésien a déjà connu des femmes célèbres qui ont occupé la place normalement dévolue au roi.
A commencer par Ratu Shima du royaume hindou de Kalingga, sur la côte septentrionale de Java, à la fin du VIIe siècle. Mais aussi Tribhuwånå Wijåyåtunggadewi, la fille du fondateur du royaume hindou de Måjåpahit qui, lorsqu’elle succéda à son père puis à son beau-frère de 1329 à 1350, contribua à l’extension du royaume. Et la sultane Safiatuddin qui régna trente-cinq ans (1641-1675) sur le royaume Aceh Darussalam I, après la mort de son époux le sultan Iskandar Tsani. Elles ont joué un rôle clé et sont mêmes devenues des symboles de l’âge d’or de ces empires. Qu’une femme puisse alors, à notre époque, monter sur le trône de Yogyakarta n’a rien d’incongru. C’est peut-être même prometteur d’innovations quant à la manière de gouverner, remarque Desintha D. Asriani, sociologue à la Faculté de sciences sociales et politiques de l’Université Gadjah Mada [KR, le 8 mai 2015].
C’est en tout cas une place non conventionnelle que la fille aînée du sultan pourrait certainement bien assumer au regard du rôle qu’elle a su tenir dans la vie politique récente, mais à condition que tombent certaines barrière culturelles, et ce n’est pas là une mince affaire. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle son père s’y prend si tôt, conscient des forces réactives défavorables et comptant sur le temps pour inverser la tendance. Sa fille aînée ayant eu au moins un garçon, il se peut aussi que la perspective que le trône lui revienne à l’avenir entraîne le consentement de le céder préalablement à GKR Pembayun, la toute nouvelle Mangkubumi. Mais ce titre qui lui fut attribué le 5 mai 2015 ne garantit nullement qu’elle montera un jour sur le trône. « De tous ceux qui eurent l’occasion de porter le titre de Mangkubumi, seuls HB Ier et HB X devinrent sultan. Du temps d’HB V et d’HB II, il y a bien des princes qui portèrent ce nom mais qui jamais n’accédèrent au trône », constate RM Dinusatomo [KR, le 9 mai 2015].
La recherche d’un compromis ?
Si donc, poursuit-il « Sabdaråjå et Dhawuhråjå sont des commandements divins adressés au roi par l’intermédiaire des ancêtres, alors c’est à la constitution palatine (paugeran) de s’adapter puisqu’elle n’est que le produit d’un consensus humain ». Néanmoins, précise-t-il, la philosophie javanaise renferme les concepts d’harmonie cosmologique et d’équilibre à trouver entre ce qui vient de Dieu et ce qui émane des hommes. Cette décision du sultan de ne plus modifier son nom officiellement et de réserver le nouveau pour un usage strictement interne au palais est peut-être un effort de sa part dans la recherche d’un compromis, afin de ne pas se mettre à dos l’ensemble la famille royale et de parvenir quand même à ses fins.
Différents observateurs notent que plusieurs fois l’actuel sultan a pris des positions controversées mais qui se sont finalement toujours avérées être positives, qui plus est réaffirmant la place importante du palais de Yogyakarta au plan national [KR, le 12 mai 2015 et 17 mai 2005]. Ainsi, alors que le président Suharto était en plein déclin et que se préparait le passage à une réelle démocratie, mais que des violences urbaines et antichinoises semaient le trouble dans la capitale et ailleurs, le sultan HB X a apaisé la colère populaire qui grondait aussi dans sa province le 15 mai 1998. Et cinq jours plus tard, il rassemblait une foule d’un million de personnes à Yogyakarta dans une « Manifestation pacifique pour la Réforme » (Aksi Reformasi damai) s’opposant ainsi fermement au régime militaire à bout de souffle et manifestant du même coup la force symbolique du palais.
Le 7 avril 2007, le discours où il déclara ne plus vouloir être gouverneur, en réaction au peu d’attention du gouvernement central à l’égard du « statut spécial de la province de Yogyakarta », déclencha une réaction unanime de la population de Yogyakarta et de la famille royale qui rejetèrent le projet du ministère de l’Intérieur visant à séparer la fonction rituelle du sultan – consistant à régner et rassembler symboliquement la population autour de lui – de celle de gouverneur – consistant à administrer politiquement la province. Puis, le fait qu’il se porte candidat à la vice-présidence de la République le 28 octobre 2008, malgré son échec, contribua à faire pression sur le président Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) pour faire avancer le projet de loi sur le « Statut spécial de la province de Yogyakarta » (RUUK-DIY). La critique de SBY, deux ans plus tard, comme quoi « Yogyakarta était une monarchie » entraîna la réplique du sultan que la charge de gouverneur de la province, bien qu’émanant du sultanat, s’exerçait bel et bien démocratiquement et ne faisait en rien la promotion des principes monarchiques… Attendons alors pour voir quels seront les fruits de ces deux décrets dans le long terme.
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