Politique
Expert - Vue du Pacifique

 

Mer de Chine : Pékin développe ses argumentaires souverainistes jusqu’en Océanie

Deux navires de la flotte chinoise en mer de Chine du Sud participent à un exercice naval dans les îles Paracels.
Deux navires de la flotte chinoise en mer de Chine du Sud participent à un exercice naval dans les îles Paracels. (Crédits : STR / AFP)
*Propos de S. Lavrov faisant suite à la réunion des ministres des Affaires étrangères du G-7. Xinhua, 12 avril 2016.
Prenant à contre-pied son partenaire russe qui s’inquiétait encore tout récemment par la voix de son ministre des Affaires étrangères de l’internationalisation des différends territoriaux en mer de Chine du sud*, Pékin a décidé de changer d’approche. Dorénavant, la République populaire cherche auprès du plus grand nombre d’Etat possible des soutiens politiques et diplomatiques ostentatoires à ses revendications sur le théâtre stratégique maritime emblématique de son affirmation de puissance. Les appuis attendus peuvent prendre des formes variées mais chaque Etat souverain entretenant des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine (RPC) est appelé à la rescousse. Il lui est demandé de se positionner sur l’interprétation chinoise du droit de la mer. Un devoir de solidarité qui n’est pas sans rappeler celui exigé par le passé pour voir reconnaître l’existence d’une seule Chine. Dès lors, chaque voix exprimée compte, est et sera évaluée à son juste prix !
La Chine énonce auprès de ses partenaires des demandes pressantes. Elle expose ses éléments de langage. Elle suggère des prises de position argumentées. Ces pressions politiques et diplomatiques se traduisent dans les faits. Elles suscitent ainsi des prises de parole peu spontanées de nombre de pays tiers mais Pékin fait fi des interprétations qu’elles peuvent entraîner. Seul leur nombre de soutien compte. La RPC ne relève bien évidemment pas que parmi les quarante pays qui ont apporté jusqu’ici leur soutien, maint sont ceux qui dépendent économiquement et des subsides de la République populaire, ou s’avèrent des « petits » Etats peu préoccupés par les joutes stratégiques qui s’opèrent au large de l’Asie du sud-est.
En adoptant une posture diplomatique plus volontariste pour ne pas dire agressive, la Chine semble peu se soucier des conséquences à moyen-long termes de son nouveau langage de puissance en Asie – Pacifique.

Une diplomatie publique chinoise tous azimuts en Océanie

La campagne diplomatique chinoise relative aux enjeux de la mer de Chine ne fait pas mystère de son objet. Elle ne cesse même de s’intensifier depuis un trimestre.
Un lobbying pleinement assumé et volontairement orchestré à l’heure où la Cour permanente d’arbitrage de La Haye compétente pour juger des revendications de Manille au regard de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer s’apprête à se prononcer sur le fonds du recours déposé par les Philippines le 23 janvier 2013. Dans ce contexte diplomatique singulier, les Etats océaniens sont une des cibles visibles. Ils n’échappent pas à la campagne de charme et demande d’assistance diplomatique de Pékin.

Les résultats à attendre de cette campagne de sensibilisation et de mobilisation sont pourtant modestes. L’aura internationale des Etats et territoires océaniens demeure limitée. Les enjeux juridiques des débats sur la mer de Chine méridionales sont largement méconnus des décideurs océaniens et de leurs collaborateurs. Ils ne sont même pas débattus dans les enceintes régionales. Ils étaient même rarement évoqués avec les partenaires « traditionnels » (Australie, Etats-Unis, France, Nouvelle-Zélande) et dans les médias nationaux, ce qui risque de n’être plus le cas dorénavant.

Pour parvenir à ses fins d’influence, la RPC doit donc consentir des efforts durables et d’autant plus couteux en temps et en moyens mobilisés qu’elle ne peut espérer dans le Pacifique sud des ralliements collectifs à son point de vue.

En Océanie à la différence de l’Asie centrale par exemple (et notamment l’Organisation de coopération de Shanghai), la Chine ne peut compter sur le soutien d’aucune organisation régionale ou sous-régionale. Elle n’est qu’un partenaire de dialogue du Forum des îles du Pacifique et elle n’appartient à aucune institution politique subrégionale. La culture politique océanienne constitue un obstacle supplémentaire à l’expression d’une solidarité multi-acteurs. Les Etats souverains au nom de la  » Pacific Way » privilégient les approches les plus consensuelles possibles dans la définition de leur expression diplomatique collective. Ils rechigne(ro)nt aussi de devoir choisir publiquement entre Pékin, le partenaire économique d’avenir, et Washington, le pourvoyeur de sécurité historique.

A défaut de pouvoir mobiliser les institutions océaniennes, la République populaire doit compter sur les Etats pris individuellement or la RPC n’a encore qu’un petit nombre de partenaires dans la région. Elle n’est reconnue très officiellement que par sept Etats océaniens sur treize (Etats fédérés de Micronésie, Fidji, Papouasie Nouvelle-Guinée, Samoa, Timor-Leste, Tonga, Vanuatu), les six autres ayant maintenu des relations souvent étroites avec la République de Chine (Kiribati, Marshall, Nauru, Palaos, Salomon, Tuvalu). Certes sur le dossier de la mer de Chine méridionale, les points de vue chinois et taïwanais sont peu éloignés mais la RPC n’en doit pas moins en Océanie rompre avec son expression diplomatique traditionnelle.

Jusqu’ici auprès des Etats et territoires insulaires du Pacifique, Pékin insistait sur les dimensions économiques de ses partenariats que ce soit pour promouvoir les échanges commerciaux, les investissements ou les aides au développement. La campagne de mobilisation sur les enjeux de la mer de Chine méridionale nécessite elle d’adopter un récit plus politique, pour ne pas dire stratégique puisque les arguments avancés lient explicitement les bassins maritimes d’Asie du sud-est à ceux du Pacifique central. Une première !

L’expression de ce continuum maritime est d’autant mieux perçue par les acteurs océaniens que les diplomates de la République populaire mènent leur campagne de lobbying à grand renfort de publicité. Ils vont chercher un à un les soutiens et la publication de déclarations officielles se ralliant à leurs positions. L’effort de communication étant concentré dans le temps, Pékin donne le sentiment de vouloir obtenir par ses actions de diplomatie publique un avantage tribunitien immédiat. Ce présentisme vise à affirmer urbi et orbi que la Chine n’est pas isolée sur la scène internationale dans son interprétation du droit de la mer. Il faut donc convaincre avec des arguments « forts ». C’est pourquoi, les bien-fondés historiques et juridiques des démarches chinoises sont assénés même au prix de raccourcis grossiers.

Les effets recherchés de la communication devant être immédiats, des programmes d’invitation de journalistes du Pacifique sud ont été lancés. Il s’agit de mieux faire comprendre la politique maritime et pacifique de la RPC aux relais d’opinion et aux décideurs océaniens. Le langage employé appartient à la fois au registre académique rigoureux (droit, histoire) mais aussi à celui de l’émotion. Ce sont même des émotions extrêmes qui sont mises en scène puisque sont évoqués les humiliations passées des grandes puissances au XIXème et XXème siècle mais aussi la « victimisation » présente, orchestrée par Washington et Tokyo.

Dans ce contexte géopolitique, la Chine n’aurait pas d’autre choix que de réagir à l’agression d’un voisin, instrumentalisé par une puissance extérieure au bassin maritime sud-est asiatique, détournant à son profit les fondements mêmes du droit international et fondant ses appétits sur une tentative d’appropriation de ressources naturelles mise en évidence depuis les années 1970. Cette posture victimaire induit ni plus, ni moins, un appel à la solidarité Sud – Sud ; un axiome fondateur des relations que la Chine entend promouvoir auprès des Etats et territoires insulaires du Pacifique. Ce narratif est insuffisant voire malhabile car il n’apporte aucun explicatif à la militarisation des archipels et des pratiques de pêche, ce que ne manquent pas de relever les observateurs océaniens, diplomates et commentateurs pourtant peu familiers du dossier. Il n’en est pas moins colporté dans les mêmes termes dans les colonnes de presse, auprès des « experts » et des chancelleries.

Pour afficher le soutien aux positions chinoises de par le monde et en Océanie, le réseau des ambassades dans le Pacifique a été particulièrement mis à contribution depuis trois mois. Au Royaume des Tonga, l’ambassadeur Huang Huaguang a mis en ligne le 5 mai une tribune sur le site Internet de son ambassade (Uphold Peace and Prosperity in South China Sea). Aux Samoa, le numéro deux de la mission diplomatique Gu Xinqiang a convoqué une conférence de presse – un événement rare – pour établir la « vérité ». Au Vanuatu, le chef de la mission diplomatique Liu Quan a répondu à un jeu de questions sur une pleine page du Daily Post datée du 29 mai.

Aux Etats fédérés de Micronésie (EFM), l’ambassadeur Lie Jie s’est montré plus discret. Son site internet se limite à reproduire les déclarations de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères Mme Hua Chunying. Il est vrai que les EFM sont le seul Etat micronésien à ne plus entretenir de relations diplomatiques avec Taïwan depuis le 11 septembre 1989. Cependant, les EFM demeurent très étroitement liés aux Etats-Unis pour leur défense et leur sécurité (le Compact Act de 1982). Dans ce cas de figure micronésien, les messages relatifs aux enjeux de la mer de Chine méridionale sont exposés plus discrètement, lors des entretiens officiels notamment avec le Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Lorin Robert.

Il en est de même avec la Papouasie Nouvelle Guinée où le vice-ministre Zheng Zeguang s’est rendu en février dernier avant de poursuivre vers les Tonga. Ces conversations diplomatiques ne restent guère confidentielles. On est en effet frappé de constater que les échanges se traduisent, bien plus souvent que par le passé, par des comptes rendus des organes de presse chinois où il n’est pas rare que les propos rapportés des hôtes soient présentés de façon exagérément favorables à la ligne diplomatique de Pékin et sans l’accord des dirigeants intéressés. Pour autant, la plupart de ces responsables politiques se montre gênée de contester publiquement les positions qui leurs sont prêtées par les journalistes chinois.

Le narratif chinois s’exprime avec peu d’entraves en Océanie

* La République populaire de Chine dispose également d’un Consulat général en Polynésie française.

** Etats fédérés de Micronésie, Fidji, Kiribati, Nauru, Papouasie Nouvelle Guinée, îles Salomon, Samoa, Timor-Leste, Tonga, Vanuatu. L’Australie entretient également un Consulat général en Nouvelle-Calédonie.

*** Etats fédérés de Micronésie, Fidji, Marshall, Palau, Papouasie Nouvelle Guinée, îles Salomon, Timor-Leste, Samoa et Tonga. Le Japon dispose également d’un Consulat général à Guam.

La politique d’influence conduite par la République populaire de Chine n’est pas nécessairement l’objet dans tous les pays océaniens de contre-narratifs de ses rivaux, en premier lieu américains.La politique d’influence conduite par la République populaire de Chine n’est pas nécessairement l’objet dans tous les pays océaniens de contre-narratifs de ses rivaux, en premier lieu américains.En Océanie, quatre pays seulement connaissent dans leur capitale une ambassade américaine et une ambassade chinoise (Apia, Kolonia, Port-Moresby, Suva) tandis que trois autres laissent le champ libre à Pékin puisque Washington n’y entretient pas de missions diplomatiques en propre (Dili, Nuku’alofa, Port-Vila). En conséquence, les seuls à même de donner par les voies officielles une analyse divergente de celle proposée par la République populaire (sept ambassades*) s’avèrent être les Australiens qui entretiennent le premier réseau diplomatique de la région (dix ambassades**) et les Japonais (neuf ambassades***).
* Fidji, Papouasie Nouvelle Guinée et Timor-Leste. Jakarta entretient également depuis 1951 un Consulat général à Nouméa.
Les premiers ont des postes diplomatiques partout en Océanie où la République populaire de Chine est présente. Les seconds ont, eux, un dispositif similaire à la Chine, à la notable exception du Vanuatu. A contrario, il est plus difficile pour les pays d’Asie du sud-est de faire entendre leurs voix. Ils entretiennent des relations plus ténues et des réseaux diplomatiques quasi-inexistants en Océanie. Les Philippins ne disposent d’aucun relais sur place depuis la décision en janvier 2012 de fermer leur ambassade auprès de la République des Palaos. La République socialiste du Viêt Nam n’a quant à elle qu’un consul honoraire en Nouvelle-Calédonie et l’Indonésie un tissus diplomatique mélanésien embryonnaire (trois ambassades*). Cette carence diplomatique « aseanienne » a pour conséquence que les arguments portés notamment par Manille ne sont pas entendus.

Une diplomatie publique chinoise tous azimuts en Océanie

Pourtant certains d’entre eux rencontreraient une certaine sympathie des Etats de la région notamment quand les Philippines font valoir que les actions chinoises en mer de Chine font obstacle à l’exercice par Manille de ses droits souverains sur sa zone économique exclusive notamment pour les activités de pêche. Sujet ô combien sensible en Océanie ! De même, les Etats océaniens ne sont pas hostiles à ce que la procédure d’arbitrage initiée par les Philippines permette de clarifier l’application des règles du droit de la mer dans la région. Il est vrai que si la cour arbitrale de La Haye vient à considérer, par exemple, que le récif de Cuarteron constitue une île au sens de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) générant donc une zone économique exclusive, ce point de droit ne sera pas sans conséquence sur la cartographie des espaces maritimes océaniens.
La bataille d’influence engagée par Pékin se joue dans le champ diplomatique, auprès des élites politico-administratives, dans la presse et auprès des opinions publiques. La campagne de communication a donc d’abord été méthodiquement relayée par la presse en langue chinoise de la région, à commencer par celle d’Australie qui est aussi la plus diffusée. En Nouvelle-Zélande, les colonnes du The Dominion Post de Wellington ont elles accueilli, tout comme Le Figaro, un supplément du China Daily détaillant les argumentaires du ministère des Affaires étrangères (Waijiaobu). Cette communication ordonnée n’a suscité que peu de réactions en Océanie. Les prises de position chinoises les plus élaborées sont rarement contestées au-delà de l’Australie et la Nouvelle-Zélande, faute d’expertises locales notamment universitaires et journalistiques.
Toutefois, ce mode indirect d’influence nourrit des polémiques grandissantes sur les dons aux partis politiques australiens de personnes ou d’entreprises ayant des intérêts majeurs en Chine* et sur la collusion de la presse en mandarin avec l’Etat chinois**. Reste à savoir si ces actions pèsent de manière significative sur les opinions publiques.
* Lowy Institute Poll 2016, 21 juin 2016. 25% de l’échantillon considèrent que c’est le Japon, 15% l’Indonésie, 12% Singapour, 6% l’Inde et 4% la Corée du Sud.

** Defence White Paper 2016, New Zealand Government, 7 juin 2016, Point 3.39, p. 31. Le même document précise que plus la moitié du commerce maritime néo-zélandais transite chaque année par la mer de Chine méridionale.

A ce stade, Pékin peut se satisfaire que 30 % des Australiens pensent que la Chine est le meilleur des amis asiatiques de l’Australie*. Elle n’en doit pas moins oublier que 74% des Australiens sont en faveur d’action de leur pays pour garantir les libertés de navigation en mer de Chine en réponse aux activités conduites par la Chine. De la même manière, la RPC ne peut lire qu’avec inquiétude l’analyse de Wellington légitimant le recours aux institutions internationales pour la résolution des différends territoriaux**.
Infléchir ces positions plus fermes que jamais sera une tâche d’ampleur et de longue haleine pour la Chine. De plus, le recours privilégié au soft power n’est pas une garantie absolue de succès. La diplomatie engagée ces derniers temps l’a rappelé avec rudesse lors des rebuffades diplomatiques de certains Etats océaniens. Les plus spectaculaires et récentes sont venues tour à tour du Timor-Leste et de Fidji. Des situations embarrassantes à l’heure où Pékin met en scène un à un ses soutiens sur le dossier de la mer de Chine méridionale.

Pékin peine à trouver des soutiens gouvernementaux océaniens

Les désagréments causés par les prises de position de Dili et Suva sont d’autant plus ennuyeux qu’ils ont été exprimés dans le premier cas dans une communication conjointe avec le Japon et dans le second par l’entremise d’un rectificatif du ministère fidjien de l’Information, suite au compte rendu d’un tête-à-tête entre le ministre des Affaires étrangères Ratu Inoke Kubuabola et son homologue Wang Yi. Avec la même dextérité qu’elle utilise pour valoriser ceux qui vantent ses positions, la Chine veut disqualifier ceux qui expriment leurs « préoccupations sérieuses » face à la situation en mer de Chine méridionale.
* Xinhua 17 mars 2016
Suite au communiqué conjoint de l’entretien du 15 mars 2016 à Tokyo entre le Premier ministre nippon Shinzo Abe et le Président timorais Taur Matan Ruak, le Waijiaobu s’est employé à contester le droit même du Japon à s’exprimer sur la situation en mer de Chine méridionale*, bien qu’aucune condamnation explicite de Pékin n’ait figuré dans ce texte. Si l’attaque a été exprimée frontalement vis-à-vis des Japonais accusés au fond d’être à l’origine des tensions en mer de Chine par leur politique impériale durant la Seconde guerre mondiale, elle ne fut pas explicite à l’égard de Dili, même si la RPC a été certainement surprise de cette posture nouvelle de la diplomatie timoraise et exprimée pour la première fois au plus haut niveau de l’Etat.
En effet, le Timor-Leste est confronté à des difficultés majeures dans l’établissement de sa frontière maritime avec l’Australie et entretient depuis son indépendance des relations très étroites avec la République populaire. Le chef de l’Etat s’est rendu à Pékin en septembre 2015, un navire de l’Armée populaire de libération est venu au Timor-Leste en janvier 2016 pour un exercice de « lutte anti-terroriste » et les aides financières chinoises sont conséquentes en matière militaire mais également dans le domaine des infrastructures d’Etat (comme la construction du Palais présidentiel et du ministère des Affaires étrangères). Suprême infamie, Pékin n’aura pas manqué de relever que la visite timoraise au Japon s’est conclue par une nouvelle enveloppe d’aide au développement (44 millions de dollars) et la promesse d’un soutien diplomatique au projet d’adhésion de Dili à l’ASEAN.
En internationalisant ses préoccupations sud-est asiatiques en Océanie, la République populaire de Chine rencontre(ra) des déconvenues. Elle ne pourra rassembler tous les soutiens espérés. Les gouvernements océaniens doivent compter avec des opinions publiques qui se montrent parfois plus critiques des politiques chinoises que leurs autorités – comme en témoignent les violences antichinoises aux Tonga en 2001 et 2006.
* Tevita Vuibau : State clears air on South China Sea issue, The Fiji Times 15 avril 2016
Les Etats les mieux disposés vis-à-vis de Pékin peuvent aussi entretenir de la défiance vis-à-vis de sa montée en puissance, le caractère prédateur de ses campagnes de pêche et s’ouvrir à des partenariats élargis vers d’autres acteurs émergents (vers l’Inde notamment) ou montrant des velléités de retour sur la scène sous-régionale (comme la Fédération de Russie). Fidji est emblématique de ce cas de figure. Il n’est donc pas si surprenant que Suva ait voulu exprimer publiquement ses distances à l’égard des positions chinoises relatives à la mer de Chine méridionale*, en rectifiant la position qui lui était prêtée et proclamer haut et fort sa neutralité alors que les deux pays se sont engagés sur la voie d’un accord de libre-échange bilatéral.
* Le premier ministre Bainimarama s’est lui rendu à Pékin en juillet 2015.

** Selon l’agence de presse Xinhua (13 avril 2016), la Chine « comprend et soutien » les aspirations fidjiennes à jouer un rôle grandissant sur la scène internationale et l’importance attachée à la nomination de l’ambassadeur Peter Thomson pour présider les travaux de la 71ème session de l’assemblée générale des Nations Unies. Il est le premier océanien à exercer cette responsabilité.

Une déconvenue d’autant plus grande pour Pékin qu’elle provient de la principale puissance océanienne et la plus diplomatiquement proactive dans la sous-région, comme en ont témoigné ces dernières années la mise en place du Forum de développement des îles du Pacifique (août 2013), les visites des présidents indonésien (juin 2014) et chinois (novembre 2014*), celle du premier ministre indien (novembre 2014), le choix de l’un de ses diplomates pour diriger le Groupe du fer de lance mélanésien (avril 2016) ou encore pour présider cette année l’assemblée générale de l’ONU**), et sa capitale pour accueillir en juin 2017 la première conférence triennale des Nations Unies sur les mers et les océans. Cette prise de position fidjienne relativise la valeur des « partenariats stratégiques » que Pékin est susceptible de signer avec les Etats océaniens et les limites posées à un jeu diplomatique anti-australien et néo-zélandais.

Seul le Vanuatu appui sans réserve les thèses de Pékin en Océanie

Dans ce contexte océanien particulier, le Vanuatu est jusqu’ici de fait le seul pays du Pacifique sud à s’être publiquement déclaré comme « comprenant totalement et supportant » la position chinoise sur la mer de Chine. Certains se demandent si cette posture n’est pas un nouvel avatar de la « diplomatie du chéquier », tant Port-Vila bénéficie de l’aide de la République populaire. Un débat qui n’est sans rappeler les interrogations d’une partie de la communauté internationale quand ce même pays mélanésien afficha, à la demande de Moscou, ses intentions de reconnaître diplomatiquement l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie en 2011 puis en 2015. Les manœuvres diplomatiques autour des territoires caucasiens suscitèrent bien des suspicions sur d’éventuelles contreparties financières à leur reconnaissance diplomatique, un modus operandi qui fut, ne l’oublions pas, au cœur des pratiques sino-taiwanaises dans le Pacifique jusqu’en 2008 et qui pourrait bien connaître un nouveau regain si on en croit la manière dont la Gambie vient de revenir dans le giron pékinois en mars 2016.
Au-delà de possibles transactions financières, en se ralliant publiquement aux thèses chinoises sur la mer de Chine méridionale, le gouvernement Salwai a pris le risque de mettre à mal les perspectives de coopération ouvertes ces toutes dernières années avec ses partenaires « aseaniens ». D’abord avec Hanoi. Lors de la visite du premier ministre Joe Natuman au Vietnam en octobre 2014 des projets de coopération se sont esquissés y compris dans le domaine de la francophonie, les deux pays participant à l’OIF. L’attitude de Port-Vila complexifie aussi un peu plus les relations déjà difficiles avec l’Indonésie, malmenées qu’elles sont depuis des mois par les solidarités ni-Vanuatu au profit des indépendantistes de Papouasie occidentale.
Si les risques de tension avec les pays d’Asie du sud-est ne sont pas nécessairement très bien appréhendés par les plus hauts responsables de Port-Vila ou minorés par ceux-ci, tous les arguments chinois sur la mer de Chine méridionale ne sont pas sans intérêt pour les ex-Nouvelles Hébrides. Dans le contexte du différend territorial qui oppose le Vanuatu à la France sur la souveraineté des îles de Matthew-et-Hunter, situées à 300 kilomètres à l’Est de la Nouvelle-Calédonie, les Ni-Vanuatu font leurs l’argument que toute revendication territoriale et maritime doit être fondée sur des faits « historiques et culturels ». Ils soulignent en effet depuis des années que les îles Matthew-et-Hunter bien qu’inhabitées sont historiquement rattachées à l’aire coutumière du Vanuatu, ce que ne contestent pas d’ailleurs certains coutumiers kanak. Mais si dans le cas de Matthew-et-Hunter le différend territorial est le fruit du processus de décolonisation, dans le cas de la mer de Chine méridionale Pékin fait comme si un siècle d’histoire coloniale n’avait eu aucun effet. Cet enjambement historique évite à la RPC d’avoir à s’opposer frontalement aux ex-puissances administrantes françaises et britanniques et de savoir au nom de qui elles détenaient depuis des décennies leurs souverainetés sur toute ou parties des îles Paracels et Spratley. Il n’est pas certain qu’il ne lui faudra pas revenir ultérieurement sur cette interprétation. Le révisionnisme historique est un danger non seulement pour l’Asie du sud-est mais il le serait tout autant pour un espace océanien où les Etats sont jeunes et continuent à faire face à d’importantes forces centrifuges (par exemple à Bougainville, Chuuk,…).
* Preuve de ce souci d’universalité, l’agence nationale de presse Xinhua reprenait le 26 mai 2016 les propos de satisfaction exprimés par la porte-parole des Affaires étrangères après les prises de position du Vanuatu, du Lesotho et de la Palestine.
En impliquant de manière aussi visible les Etats océaniens dans son différend territorial sud-est asiatique, la Chine peut certes afficher qu’elle est comprise aux quatre coins du monde* mais elle légitime aussi l’existence d’un continuum stratégique entre l’Asie du sud-est maritime et le Pacifique sud. Est-ce vraiment son intérêt de court et moyen terme ? Par là même, elle prend le risque d’accréditer elle-même l’idée qu’elle puisse avoir un agenda politique caché pour tout le Pacifique occidental et central. Plus largement, elle donne corps au concept stratégique d’un bloc Indo-Pacifique. Elle donne aussi un tour moins « pacifique » à son approche du Grand océan. Mais en s’adressant avec les mêmes arguments aux responsables politico-administratifs, aux journalistes et aux opinions publiques, la République populaire montre aussi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de son expression de puissance, les limites de sa capacité actuelle d’influence et celles de son soft power.
Enfin, en ayant choisi d’impliquer explicitement et publiquement les Océaniens dans son différend avec ses voisins sud-est asiatiques, la Chine s’oblige durablement. Une fois les arrêts de la Cour arbitrale connue, la RPC se devra de communiquer à nouveau avec tous ses partenaires, avancer ses arguments et répondre à ceux qui auront été rapportés par les autres parties.
Tout le monde parlant à tout le monde dans le Pacifique, Pékin montre par sa campagne de communication qu’il lui sera plus difficile de trouver une solution aux différends territoriaux dans un schéma « Chine + 1 » et même dans des discussions en tête-à-tête avec les Américains. Dorénavant, trop d’acteurs ont été mobilisés et se sentent d’une certaine manière concernés.

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A propos de l'auteur
François Guilbert est chroniqueur depuis la fin des années 1980 des questions internationales et de sécurité en Asie-Pacifique. Après avoir longuement résidé en Asie du Sud-Est et en Eurasie, il travaille aujourd'hui en Océanie.
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