Culture
Témoin - Taïwan contemporain

 

Un graveur taïwanais à l’atelier des Cascades (Paris, 20ème) : Chen Hua-Chun

Vernissage de l’exposition de Chen Hua-Chun (陳華俊) à l’Atelier des Cascades, le 18 juin dernier ; de gauche à droite : Jean-Paul Pinzuti, Chen Hua Chun, Lai Po Wen, Anju Chaudhuri et Kristin Meller.
Vernissage de l’exposition de Chen Hua-Chun (陳華俊) à l’Atelier des Cascades, le 18 juin dernier ; de gauche à droite : Jean-Paul Pinzuti, Chen Hua Chun, Lai Po Wen, Anju Chaudhuri et Kristin Meller. (Crédit : D.R.).

« Le mot kitsch désigne l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirmer ce que tout le monde veut entendre, être au service des idées reçues. Le kitsch, c’est la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion. Il nous arrache des larmes d’attendrissement sur nous-mêmes, sur les banalités que nous pensons et sentons. (…)
Vue la nécessité impérative de plaire et de gagner ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique des mass media est indubitablement celle du kitsch, et au fur et à mesure que les mass media embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidienne.
Milan KUNDERA, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 201-2.

Love Like Jazz,

Linogravures de Chen Hua-Chun (陳華俊)
Graveur taiwanais invité à l’Atelier des Cascades, du 18 au 3 juillet 2016.

Exposition ouverte tous les jours de 15h à 20h.

Contact : Association pour l’Estampe et l’Art Populaire, 49bis rue des Cascades, 75020 Paris.
M° Jourdain
Téléphone : 01 47 97 05 35
Site web : estampe-artpopulaire.com

Taiwan est soumis, comme bon nombre de pays d’Asie, au règne du ke-aï (可愛 en chinois, kawaï en japonais).

Le ke-aï, qu’est-ce ? C’est l’équivalent du kitsch. Tout ce qui évacue le bu shu fu (不舒服),c’est-à-dire ce qui dérange et ce qui met mal-à-l’aise.

La définition du kitsch de Milan Kundera vaut largement pour le ke-aï. C’est Hello Kitty et Cie ; autrement dit, le principe esthético-commercial qui exploite les bons sentiments pour accroître les ventes, Bisounours et petits cœurs, du désir dépourvu de libido, de l’érotisme asexué… La formule du ke-aï, bien connue, est justement au cœur des œuvres de Chen Hua-Chun (陳華俊), un graveur taïwanais invité à exposer dans la galerie de l’Atelier de la rue des Cascades (dirigé par Raul Velasco et Kristin Meller).

Le ke-aï, c’est le dindon de la farce et Hua-Chun lui tort le cou.

Même s’il est question d’amour, l’univers de Hua-Chun n’est pas rose. Le N&B domine ses gravures et s’il y a un petit cochon, il est plutôt SM. Son exposition « Love Like Jazz » présente une série de linogravures qui déclinent en effet une même obsession. Au centre, représenté dans un coffret cadeau (qui rappelle peut-être l’art japonais de l’emballage du Furoshiki) et accompagné d’accessoires bondage (technique du Hojojutsu), on reconnaît un cœur parfait.

Il va lui en arriver de belles, au joli cœur !

"The Case Of Love" (愛的百寶箱), linogravure, 70×48㎝, 2014.
"The Case Of Love" (愛的百寶箱), linogravure, 70×48㎝, 2014. (Crédit : D.R.).
L’art de Hua-Chun est explicite. Cela ne veut pas dire qu’il est vulgaire. Il n’est tout simplement pas allusif.

En cela, il dépasse l’alternative de la tradition chinoise qui oscille entre métaphore et gynécologie. Soit la décence oblige à évoquer les choses de l’amour par la bande, la métaphore se charge alors de jeter un voile pudique sur la crudité, comme dans les Chroniques de l’étrange (聊齋志異) de Pu Songling (蒲松领). Soit la nécessité éducative propose à l’intention des jeunes femmes qui viennent de se marier des manuels didactiques agrémentés d’images avec force détails anatomiques comme dans les chun gong tu (春宮圖).

Contrairement à cette double tendance, Hua-Chun exprime le désir de manière esthétique mais non-allusive. La bandaison a beau être explicite et exubérante, elle cultive l’équivoque. Un corazón cintré dans un string, saucissonné de barbelés, altéré par une ceinture cloutée, figure une silhouette androgyne. Monsieur Phallus se contorsionne pour embrasser Miss Pubis.

L’interprétation est ouverte ; le sens reste à pénétrer.

"Love like jazz, kiss my ass", linogravure, 98×70㎝, 2014.
"Love like jazz, kiss my ass", linogravure, 98×70㎝, 2014. (Crédit : D.R.).
Certes, il est question de sexes turgescents, mais quelle puissance d’évocation ! Les gravures de Hua-Chun sont gravées avec toutes les nuances de plaisir et de cruauté propre à la poésie du désir. Il ne faut pas nécessairement y voir du cynisme. Perversion sans doute mais perversion heureuse.
"Crowded love" (愛, 擁擠), linogravure, 70×48㎝, 2014.
"Crowded love" (愛, 擁擠), linogravure, 70×48㎝, 2014. (Crédit : D.R.).
Le propos n’est pas si évident et le risque de malentendu est sérieux. Un coup d’œil circulaire et superficiel ne manquera pas de s’arrêter sur ce prépuce singulièrement cérébré. On rapprochera certainement, avec un sentiment de désagréable déjà-vu, les gravures de Hua-Chun de cette célèbre caricature de Freud intitulée « What’s in the man mind » qui trône fréquemment sur les présentoirs des bouquinistes et on aura l’impression d’avoir tout compris.

Critique convenue du pansexualisme de la théorie freudienne, réduite à la formule « l’homme pense avec son sexe et toute action humaine est le produit de cette pensée ». Cette découverte a fait long feu et ce n’est pas le propos de Chen Hua-Chun.

On peut toujours venir avec ces concepts et voir dans ses motifs à cinq pétales la fleur de chanvre rebaptisée par Rabelais Pentagruelion, ou voir encore dans ces évocations florales une influence de Henri Matisse ou mieux reconnaître une énième adaptation du mythe de l’androgyne platonicien… Kristin Meller (qui dirige avec Raul Velasco l’Atelier de la rue des Cascades) n’a pas tort quand elle proteste contre cette tendance abusive à projeter ses propres schémas d’analyse. Il est plus juste de dire que Matisse a été influencé par l’estampe japonaise que l’inverse.

De fait, Hua-Chun foule pour la première fois le sol de l’Europe. C’est son premier voyage en France. Comme beaucoup de Taïwanais, c’est plutôt le Japon et la Chine qui dominent ses représentations. Même s’il a fait des études d’art et qu’il a été initié à l’art contemporain occidental – notamment sous la houlette des graveurs Wu Shi-Zhu (吳石柱) et Liu Xiu-Ping (廖修平) qui sont tous deux passés par le fameux Atelier 17 fondé à Paris par Hayter – il a développé une technique et une expression parfaitement originale.

S’il y a influence esthétique, elle est plus sûrement japonaise.

Il reconnaît volontiers sa fascination pour le trait des grands maîtres du manga comme Miura Kentaro (三浦建太郎). Il est vrai qu’une partie du plaisir esthétique vient bien sûr de ce jeu de reconnaissance semi-divinatoire des influences réciproques.

Le critique se prend au jeu enfantin des ressemblances et des différences et parfois, il voit juste. Ce qui est sûr, c’est que l’esthétique anti-keaï qui caractérise ses gravures, condamne Hua-chun dans son pays à l’ostracisme. Il a beau avoir une reconnaissance du milieu (son atelier Firebox 火合子 implanté à Shi-lin 士林 tourne depuis 1990) ; il a beau avoir remporté des prix (1er prix de l’exposition nationale de 2010, 全國版畫展) et obtenu une reconnaissance académique (notamment de la National Printmaking Association Of Taiwan ROC 中華民國版畫學會), ses œuvres exceptionnelles, d’une extraordinaire habileté technique, ne se montrent pas et donc ne se vendent pas.

Il n’est pas sûr qu’il soit mieux compris à Paris… C’est tout l’enjeu de la démarche de l’Association pour l’Estampe et l’Art Populaire que de promouvoir, en les exposant, des artistes talentueux mais qui font carrière à l’ombre des marchés.

À voir (要看) !

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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