Portfolios : le Japon de 2016 dans les yeux de "Japan Street Lens"
Pierre-Emmanuel Delétrée
D’abord monteur puis journaliste à Paris, Pierre-Emmanuel Delétrée est photoreporter free-lance, notamment pour l’agence E-Press à Paris. Il a gagné le prix spécial du journalisme 2016 en Corée pour son travail sur les cinq ans de Fukushima et les 30 ans de Tchernobyl. Venu au Japon pour des raisons familiales, il s’intéresse aux mouvements de protestations dans les rues de Tokyo, des manifestations contre la réforme militaire de Shinzo Abe à la colère des employés de Sanya contre le meurtre de deux réalisateurs. Sato Mitsuo et Yamaoka Kyoichi, auteurs du documentaire Yama-attack to attack ont été assassinés à deux ans d’intervalle (1984 et 1986). Ils voulaient montrer l’envers du décor des travailleurs journaliers au Japon exploités par la mafia. Mais le regard de Pierre-Emmanuel Delétrée cherche également à saisir ce que la société japonaise a de spécifique, du kimono des top models à la Fashion Week de Tokyo au dos couvert de tatouages des épouses de yakuzas.
Alessandro di Ciommo
Diplômé de l’université d’art de Rome, Alessandro di Ciommo s’est formé sous la direction d’Victor Ugo Contino, le photographe du réalisateur Luchino Visconti. Il a été engagé comme photographe dans « The Legend of 1900 », film de Giuseppe Tornatore. Aujourd’hui installé au Japon, il travaille en indépendant pour des journaux italiens et internationaux. Il ressent dans son travail les tensions et contradictions d’un pays qui oscille entre modernité et tradition, qui à ses yeux s’éloigne de l’essence de sa culture, son amour de la nature et du passage des saisons.
Exclus de caste mais aussi exclus du travail. Le photographe italien nous plonge dans l’univers des journaliers, qui vivent dans des appartements de 12 mètres carrés. Il les photographie dans le quartier de Kotobukicho, le foyer de la troisième plus grande communauté japonaise de journaliers – le plus proche à Yokohama ayant un bidonville. Dans un pays où il est normal de trouver trois superettes (combini) dans une seule rue, ici, rien de tout cela. Le Japon a deux autres grandes communautés de journaliers : Sanya à Tokyo et Kamagasaki à Osaka. Mais ce qui a toujours différencié Kotobukicho, c’est une présence presque constante de non-Japonais. Aujourd’hui, ces travailleurs précaires sont majoritairement des personnes âgées vivant dans de petits appartements, qui passent leur journée à boire de l’alcool et à jouer.
Sensible aux personnes en marge de la société nippone, Alessandro di Ciommo a voulu découvrir la réalité du terrain derrière un reportage de la télévision nationale sur la petite ville d’Oizumi. Depuis le début des années 1980, Oizumi a vu l’arrivée de milliers de migrants en provenance du Brésil, appelés par les usines locales. Beaucoup d’entre eux ont en fait la double nationalité (japonaise et brésilienne), de nombreux Japonais ayant migré en Amérique à la recherche d’une vie meilleure après la guerre. A Oizumi, le photographe a constaté une crise économique majeure qui s’abattait sur ces migrants.
Nicolas Datiche
Ancien élève de l’Institut National des Langues Orientales à Paris (INALCO), Nicolas Datiche est devenu photographe en 2009. Le déclic : les manifestations contre la loi Pécresse. La même année, il couvre pour une petite agence de presse le sommet de l’ONU sur le climat à Copenhague, la COP15. En 2012, il rejoint l’agence Sipa Press avec qu’il collabore aujourd’hui depuis le Japon, un pays qui s’est imposé à lui comme une évidence. Il goûte à la fois à la liberté de photographier dans la rue ou chez les gens, et aux contraintes des Kisha club – ces clubs de presse qui réservent l’accès à l’information à leurs membres, excluant les petites agences de presse, les journalistes free-lance et les agences étrangères. « De fait, déplore-t-il, l’accès à l’information, à l’événement, est très difficile pour les étrangers, vérouillé par un consensus selon lequel l’information ne devrait être diffusée qu’aux médias nippons. »
Richard Atrero de Guzman
Basé à Tokyo depuis 2008, « Bahag » (le nom de photographe de Richard Atrero de Guzman) travaille principalement pour l’agence de presse turque Anadolu et RT Ruptly TV, une agence de presse internationale à Berlin. On retrouve dans ses photographies des thèmes communs à ses confrères du collectif Japan Street Lens : des dos tatoués des Yakuza au festival shinto de Sanya Matsuri au recueillement sur les lieux de la bombe atomique – il a photographié le parc de la paix à Nagasaki pour le 70ème anniversaire du bombardement américain. Mais Bahag travaille en particulier le mouvement lorsqu’il photographie les grands événements. Ce sont les jeunes garçons qui s’éclaboussent dans les bains publics mis à disposition de la population sinistrée après les séismes de Kumamoto les 14 et 16 avril, de 6.5 et 7.3 sur l’échelle de Richter, qui ont fait 49 morts directes et 11 000 évacués. Ce sont aussi les jeunes manifestants qui se heurtent aux forces de l’ordre lors de manifestations contre la réforme de la Constitution pacifiste par Shinzo Abe.
Damon Coulter
Orginaire de Kent au Royaume-Uni, Damon Coulter vis en Asie depuis 2000 et au Japon depuis 2002. Il a publié ses photos dans The Times, The Independent, The Guardian et The Telegraph, The Los Angeles Times ou The Japan Times. Il vivait et travaillait en Thaïlande lorsqu’il a rencontré une femme japonaise, qu’il a épousée et avec qui il est venu à Tokyo. « Le Japon est un endroit idéal à photographier, en particulier lors des matsuri [festivals traditionnels, NDLR]. » Damon Coulter s’intéresse également à la politique et aux enjeux du pays. « Le Japon est souvent vu comme politiquement apathique, mais cela n’a pas toujours été le cas et les extrêmes des ailes gauche et droite restent intéressants à documenter, note le photographe anglais. La police et le gouvernement commencent à faire face à la montée des contestations populaires, plus vives qu’à l’habitude, en particulier depuis les catastrophes de Fukushima. C’est ainsi que les photographes et les journalistes ont été la cible de la loi sur le secret. La police s’est aussi un peu durcie lors des manifestations, il me semble. »
Très sensible au caractère trop « policé » de la société japonaise, le photographe anglais a travaillé sur l’embourgeoisement des quartiers de Tokyo. « La ville est un espace qui se réinvente toujours, mais les petits quartiers qui s’embourgeoisent perdent de leur caractère originel et de leur charme, déplore-t-il. Le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît : le Japon vieillit et beaucoup de vieux quartiers se vident lorsque les gens prennent leur retraite et s’éloignent. Les familles plus jeunes cherchent des villes nouvelles avec des grandes enseignes et des parcs pour enfants. J’ai pris cette photo de personnes regardant une maquette du projet de réaménagement prévu pour Shibuya. »
Damon Coulter aime illustrer une problématique sociale par une image religieuse. D’où cette photographie d’un prêtre japonais dans une église de Hamamatsu. « Nous nous sommes rendus dans cette ville juste après le choc Lehman Brothers parce que nous avions entendu que de nombreux travailleurs immigrés brésiliens et péruviens, la plupart d’origine japonaise, avaient été brutalement licenciés, » raconte le photographe. Ce manque de compassion envers les pauvres et les étrangers avait quelque chose de choquant. Lorsque ces travailleurs sont rentrés chez eux, ils ont trouvé leurs affaires étalées dans la rue et la serrure de leur porte avait été changée. Ces migrants éprouvaient beaucoup de colère, eux qui ont tendance à avoir un fort sentiment d’appartenance à l’identité japonaise, jusqu’à ce qu’ils viennent au Japon où on leur a fait fortement sentir qu’ils n’étaient pas assez japonais. En réaction, beaucoup ont haï le pays et ont activement développé la partie sud-américaine de leur culture, comme leur attachement à l’Église catholique et au Carnaval. En effet, l’Eglise catholique dans laquelle je me suis rendue aide de nombreux pauvres et sans-abri dans la ville. »
Retrouvez les photos de Japan Street Lens sur le site web du collectif et son compte instagram.
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