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Analyse

Séismes de Kumamoto : la conscience des risques secouée au Japon

Un couple de Japonais se dirige vers leur ancienne maison écroulée à cause du séisme du 16 avril, à Mashiki, préfecture de Kumamoto dans le sud-ouest du Japon.
Un couple de Japonais se dirige vers leur ancienne maison écroulée à cause du séisme du 16 avril, à Mashiki, préfecture de Kumamoto dans le sud-ouest du Japon. (Crédits : KAZUHIRO NOGI / AFP)
Les 14 et 16 avril derniers, deux violents séismes ont gravement touché le département de Kumamoto et d’autres collectivités du sud-ouest du Japon. La première grande secousse n’a fait qu’annoncer la seconde, plus puissante. Au total, 49 morts directs et plus de 1 500 blessés. Aujourd’hui, quelles leçons tirer de ce nouveau tremblement de terre ? S’il n’est toujours pas possible de prédire le danger sismique, il est permis de se poser des questions sur la préparation à une telle catastrophe. Surtout au Japon, pays dont on vante la sensibilisation des enfants dès le plus jeune âge. Or après les secousses de Kumamoto, il faut se demander si les autorités et la population sont vraiment prêtes à réagir efficacement pour limiter le nombre de victimes, gérer la crise et reloger les personnes évacuées.

Contexte

Après le premier séisme du 14 avril (magnitude 6,5), le séisme principal (magnitude 7,3) a eu lieu dans le même département dans la nuit du 16 avril. Tous deux ont engendré des secousses d’intensité maximale (degré 10 sur 10) dans la ville de Mashiki notamment. Ce niveau avait été auparavant atteint lors des séismes de l’est du Japon en mars 2011, de Niigata en octobre 2004 et de Hanshin Awaji (Kobe) en janvier 1995. En plus du phénomène de perte de cohésion du sol, des mouvements de terrain se sont produits dans les zones montagneuses, entraînant d’importants dégâts.

Deux mois après le début de la crise sismique, le bilan faisait état de 49 morts directs (9 lors du séisme précurseur et 40 lors du séisme principal) et plus de 140 000 bâtiments endommagés, dont environ 7 500 complètement détruits. Selon l’estimation du gouvernement japonais, l’impact sur l’économie dans les départements de Kumamoto et d’Oita se situerait entre 2 400 et 4 600 milliards de yens (de 19 à 37 milliards d’euros), soit davantage que les dégâts occasionnés lors du séisme de Niigata en 2004.

Jeudi 14 avril 2016, à 21 h 26, pendant l’émission en direct News Watch 9, l’inscription « Flash d’information sismique d’urgence » apparaît à l’écran, suivie d’une sonnerie caractéristique et d’un message préenregistré : « Flash d’information sismique d’urgence. Attention aux violentes secousses. » Vingt secondes plus tard, la présentatrice de la NHK prend les rênes et commence à annoncer aux téléspectateurs les départements concernés, dont celui de Kumamoto, sur l’île de Kyushu au sud-ouest du Japon, où a été localisé l’épicentre. Une grande dose de sang-froid, qui n’a rien d’exceptionnel dans l’Archipel.

Ce flash d’information, également diffusé à la radio ou sur les téléphones portables, est habituel. Chez ceux qui sont trop proches de l’épicentre, ou qui ne sont pas connectés, les secousses arrivent sans crier gare. Mais les personnes situées à une certaine distance de l’épicentre peuvent se mettre à l’abri. En théorie du moins. Car d’après un sondage récent réalisé par Yahoo Japan, 60,3 % des répondants ont déclaré ne pas être capables d’agir pour assurer immédiatement leur sécurité s’ils captaient ce flash d’urgence émis en prévision d’un violent tremblement de terre.

Une méconnaissance des risques sismiques

« Les Japonais sont parmi les mieux préparés du monde. » La phrase est devenue quasi proverbiale. Certes, ils sont formés dès leur plus jeune âge pour parer aux phénomènes naturels. Secousses sismiques, typhons, mouvements de terrain, éruptions volcaniques : l’Archipel est servi. Mais que devient leur conscience du risque une fois sortis du cadre scolaire ?

Après les puissants séismes de Kumamoto, des habitants ont déclaré aux journalistes qu’ils n’avaient jamais pensé qu’un tel événement pouvait se produire chez eux. On se serait cru en 1995, dans la région de Kobe, où le « mythe de la sûreté » avait volé en éclat : des milliers de morts, une multitude de bâtiments et d’infrastructures modernes effondrés.

Les Japonais devraient pourtant savoir qu’aucune partie de leur pays n’est à l’abri de secousses d’intensité élevée. L’île de Kyushu en totalise certes trois fois moins que la région du Kanto autour de Tokyo – la superficie de ces deux territoires étant similaire. Mais des tremblements de terre puissants se produisent tout de même en moyenne une fois tous les dix-huit mois sur cette île, le département de Kumamoto étant en outre l’un des plus souvent touchés. Les autorités départementales avaient d’ailleurs indiqué dans un document publié début avril 2016 qu’un séisme majeur pouvait survenir à n’importe quel moment. De là à ce que les citoyens consultent ces informations, il y a loin.

Juste après le grand séisme du 14 avril, dont peu de gens pensaient qu’il n’était que précurseur, le responsable de l’Agence météorologique avait lui-même annoncé que des répliques d’intensité 8 sur 10 continueraient pendant environ une semaine. Soit des secousses plus faibles que celles qui s’étaient déjà produites. De nombreuses personnes sont donc rentrées chez elles, avant d’être surprises par le séisme principal, plus puissant et destructeur encore.

Que retenir de cela ? Que la science actuelle ne permet de prévoir ni la date, ni le lieu, ni la force d’un séisme. Or le fait qu’un puissant tremblement de terre puisse se produire n’importe où au Japon n’est pas suffisamment transmis dans la société actuelle. Résultat ? Si une minorité d’habitants ne se préparent pas du tout à parer à un désastre, une majorité d’entre eux n’utilisent jamais les cartes des dangers, qui sont pourtant un outil de prévention efficace. En outre, les cartes de prévention sismique, où figurent des points plus ou moins rouges en fonction du degré de probabilité, peut effrayer la population au lieu de l’amener à prendre des mesures efficaces. Inversement, ceux qui habitent en zone de risque plus faible se sentent bien trop rassurés et n’agissent pas non plus.

Carte des probabilités d'un séisme destructeur au Japon en fonction des régions.
Carte des probabilités d'un séisme destructeur au Japon en fonction des régions.
Il serait ainsi judicieux de faire évoluer la manière d’informer les citoyens, en les incitant à réfléchir par eux-mêmes aux actions importantes pour sauver leur vie. Cela passe par des réunions où les habitants, de tous âges, aidés par des spécialistes et des membres de l’administration, identifient les problèmes et proposent des mesures, à la fois globales et individuelles.

Des habitations non résistantes

Le point important devant guider le choix d’un logement au Japon est de sélectionner ceux conçus pour résister aux secousses – entre autres, car il n’y a pas que le risque sismique à prendre en compte. Or selon une enquête publiée dans le quotidien Asahi Shimbun, même si des habitations récentes se sont également effondrées, plus de la moitié des 37 personnes décédées par écrasement vivaient dans une maison construite avant 1981, date de l’instauration de critères antisismiques plus stricts.

D’après des documents municipaux, le taux d’habitations conformes aux normes parasismiques a été estimé en 2015 à 69,9 % dans la ville dévastée de Mashiki et à 87,6 % dans la ville de Kumamoto. Plus ou moins loin de l’objectif pour cette année-là, fixé à 90 %. Précisons toutefois qu’il est prévu qu’une habitation antisismique résiste à un tremblement de terre d’intensité maximale, mais pas à plusieurs comme ce fut le cas cette fois, notamment à Mashiki : certaines habitations conformes, fragilisées après le séisme du 14 avril, n’ont donc pas résisté au tremblement de terre du 16 avril.

Quoi qu’il en soit, les autorités souhaitent atteindre la barre de 95 % d’habitations résistantes aux secousses d’ici 2020. Cet objectif semble trop ambitieux à l’heure actuelle, compte tenu du coût élevé de la mise aux normes, difficilement supportable surtout pour des personnes âgées, même avec les aides prévues. Nombre de foyers ignorent également les procédures, ce qui devrait inciter les collectivités à engager des campagnes d’information plus importantes.

Gestion de la catastrophe : à parfaire

Dans les premiers moments suivant le séisme du 14 avril, la réaction des autorités a été rapide, avec la mise en place de centres de gestion de crise. D’après le gouvernement, dans les zones sinistrées, environ 30 000 membres des forces d’autodéfense, de la police, des pompiers et des services médicaux ont été mobilisés et ont travaillé jour et nuit dans les opérations de sauvetage et de secours. Des milliers de citoyens volontaires ont participé à l’aide aux sinistrés, activité qui s’est considérablement développée depuis le séisme de 1995.

Les habitants qui ont réchappé aux ravages des premières secousses ont adopté différents comportements. Certains n’ont pas évacué : un comportement observé régulièrement… D’autres ont passé la nuit à la belle étoile ou se sont abrités dans les centres d’évacuation. Le nombre de personnes évacuées a été multiplié après le séisme principal, atteignant presque 200 000 le 17 avril, avant de diminuer nettement à environ 10 000 un mois plus tard. Mais elles étaient encore 6 431 le 13 juin.

Dans les heures qui ont suivi le séisme précurseur, si une distribution d’eau et de boules de riz a été organisée, le niveau des réserves, dans certains cas, était insuffisant et la distribution mal assurée. Pour éviter ce type de problème, des voix s’étaient déjà élevées dans le passé, préconisant un stockage de vivres dans certains refuges et non uniquement dans des entrepôts municipaux comme c’est la tendance au Japon. Ici encore, la question des coûts entre en ligne de compte, décourageant les collectivités à mettre ce système en place.

Ikuo Kabashima, chef du département de Kumamoto, a estimé que la collaboration avec l’État était bonne dans la gestion de la catastrophe. Il n’en reste pas moins que des points faibles sont à relever. Quelques jours après le désastre, le gouvernement a notamment envoyé en urgence 1,8 million de repas pour satisfaire une demande théorique pendant six jours. Or des problèmes de communication, ajoutés à un manque de personnels, ont parfois entraîné une mauvaise répartition des produits. Des milliers de personnes ont effectivement bénéficié de cette aide, mais se pose la question de la pertinence de ce type d’envoi « push », peut-être motivé selon certains par le désir des politiques de gagner des points et d’éviter les critiques pour n’avoir rien fait. Une consultation des différents centres d’évacuation aurait permis une distribution bien plus efficace.

Puisque les évacués vivent dans des conditions précaires, leur état de santé, physique et mentale, se détériore. Craignant les nombreuses répliques, des milliers de personnes ont passé plusieurs jours et nuits dans une voiture ou sous une tente. Le fait de bouger peu a favorisé l’apparition du « syndrome de classe économique » (comme dans un avion), surtout chez les personnes âgées et les femmes, caractérisé par la formation de caillots dans les jambes pouvant causer une embolie. Parmi une cinquantaine de personnes atteintes dans le mois suivant le séisme précurseur, au moins une personne en est morte. Par ailleurs, les évacués doivent se contenter d’espaces communs, où le bruit ambiant nuit à la bonne santé des plus fragiles. Les plaintes exprimées par les réfugiés de Mashiki concernaient ainsi en priorité la lessive, le bain, l’impossibilité de dormir, l’absence de vie privée et l’insalubrité des toilettes. Dans cette ville, fin avril-début mai, 30 % des personnes évacués ont confié être en plus mauvaise condition, qu’ils aient été ou non malades avant les séismes. Début juin, les autorités recensaient 20 personnes qui seraient décédées indirectement.

Construction des logements temporaires en retard

Pour améliorer les conditions de vie et limiter ces risques décalés dans le temps, en plus des soins et conseils assurés par les personnels médicaux et les bénévoles, les autorités ont envisagé de reloger les évacués le plus rapidement possible. Étape indispensable pour retrouver un respect de sa vie privée et utiliser des équipements de bases : toilettes, salle de bain, cuisine.

Le 17 mai, un budget supplémentaire de 78 milliards de yens a été voté à l’unanimité au Sénat pour aider à améliorer la vie des sinistrés, mais aussi pour soutenir les réparations d’urgence et édifier des logements temporaires, toutefois réservés aux seuls propriétaires de maisons « suffisamment » détruites.

« Le fait de déplacer le plus rapidement possible les personnes sinistrées des refuges ou des voitures dans des habitations sûres est un devoir urgent. Nous devons nous occuper en priorité de la reconnaissance des dommages pour les bâtiments touchés et de la délivrance des attestations de sinistre », a déclaré le Premier ministre Shinzo Abe lors de la seizième réunion du Centre gouvernemental de gestion de crise le 25 avril dernier.
Or, malgré la mobilisation de nombreux acteurs, la construction d’habitations temporaires a seulement commencé deux semaines après le début de la crise sismique – contre moins d’une semaine lors des tremblements de terre de 1995 et de 2004. Si lors de ce dernier événement, les évacués ont commencé à y emménager un mois après le séisme, à la mi-mai 2016, les quelque 10 000 personnes dans les refuges de Kumamoto ne savaient pas encore quand ils pourraient avoir un logement décent. Il y a pourtant de quoi s’inquiéter : l’île de Kyushu connaît une période de fortes pluies de fin mai à mi-juillet, et est l’une des régions du Japon les plus souvent traversées par des typhons.

Quelle est la cause de ces retards ? La difficulté pour les collectivités locales de Kumamoto de trouver des terrains convenables. Certains préalablement désignés étaient inutilisables, à cause des affaissements dus aux secousses. En attendant, les évacués ont donc été poussés à chercher eux-mêmes un logement. Une autre solution aurait été de les reloger à l’extérieur de leur région, mais seule une très faible partie d’entre eux étaient prêts à s’arracher à leur lieu de vie habituel. Si les premiers emménagements ont finalement commencé le 5 juin, soit plus de sept semaines après le désastre, de nombreuses personnes devront encore patienter quelques semaines.

Faire face au « big one » : vers un ministère de la Prévention des désastres ?

Quelque temps après la première secousse, le Centre gouvernemental de gestion de crise a tenu sa première réunion autour de Shinzo Abe, le 14 avril. Si le gouvernement a donc été réactif, sa capacité de réponse face à des secousses plus puissantes et étendues peut être mise en question. La création d’un ministère de la Prévention des désastres, qui serait la version japonaise de la Federal Emergency Management Agency (FEMA), a été évoquée. Créée en 1979, cette agence fédérale américaine collabore avec les acteurs à l’échelle fédérale, étatique et locale. L’un de ses objectifs consiste à assurer le déploiement des secours et à contrôler leurs actions dans les zones touchées par une catastrophe.

Un ministère japonais de la Prévention des désastres permettrait d’éclaircir le rôle de chaque ministère concerné et de collaborer efficacement avec les collectivités locales pour se préparer à gérer la crise. Or sa création, aujourd’hui soutenue par une majorité de citoyens, avait été reportée en 2015. La catastrophe de Kumamoto donnera-t-elle une nouvelle impulsion à ce projet ? Quoi qu’il en soit, les décideurs (État et collectivités locales) tout comme les habitants doivent reconsidérer leur niveau de préparation. La vie de dizaines de milliers de personnes et la situation économique du Japon en dépendent.

La probabilité que se produise un séisme majeur dans la fosse de Nankai (Sud-Ouest) ou sous Tokyo, est de 70 % dans les trente prochaines années. Dans le pire des scénarios, ils pourraient respectivement faire 320 000 et 23 000 morts et avoir un impact économique de 220 000 milliards et 95 000 milliards de yens (1 795 et 775 milliards d’euros). C’est avec des lois et des organismes performants qu’il sera possible de limiter les dégâts, les hommes politiques comme leurs concitoyens devant avoir en même temps pleinement conscience du risque et envisager le pire. L’excuse sôteigai (« phénomène imprévu »), mise en avant par certains responsables après le désastre de Kumamoto, n’est plus acceptable. Lors du « big one » à venir, c’est ainsi que le pays pourra échapper à ce que certains prévoient, en restant dans l’état actuel de préparation, comme le début du déclin de la civilisation japonaise.

Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).