Société

L'amour en Chine (3/3) : courtisanes et concubines, le chaos sentimental

Avec l'enrichissement de la Chine, le phénomène ancien des concubines a repris de la vigueur. On en compterait aujourd'hui une dizaine de millions.
Avec l'enrichissement de la Chine, le phénomène ancien des concubines a repris de la vigueur. On en compterait aujourd'hui une dizaine de millions. (Copyright : Dorian Malovic / Série "femmes chinoises")
Lilu, 20 ans, vit dans la tourmente car ses parents veulent la marier avec un de leurs amis âgé de 40 ans, divorcé et père d’un garçon. Cet homme lui offre tout ce qu’elle désire. Mong Lei se fait entretenir par un riche homme d’affaires mais c’est son « plan de carrière ». Ling Ling, elle, a résisté à des millions de yuans proposés par de riches patrons. Et pour Mei, les rapports entre hommes et femmes sont simples : les uns veulent le sexe, les autres l’argent. Les concubines sont de retour en Chine. Dernier volet de notre série sur l’amour en Chine.

Contexte

Pendant des siècles en Chine, si les garçons avaient une chance d’échapper à leur condition de paysan en s’engageant dans l’armée ou en passant les examens impériaux, les jeunes paysannes n’avaient qu’une option : être vendues par leurs parents à un homme riche pour devenir son épouse ou sa concubine. Ces pratiques étaient considérées comme un aspect normal de la vie sociale par les deux parties impliquées. Toutefois, de tout temps, la perspective d’être vendue à un bordel pour devenir une prostituée a été considérée comme une perte d’honneur. C’est pourquoi un père pouvait noyer sa fille comme un chaton sous prétexte de piété filiale : par ce crime, il voulait en fait la préserver de la vie tragique des prostituées.

Les filles qui échappaient à cette fin tragique, étaient vendues dès l’âge de six ou sept ans, par l’intermédiaire d’une « yapo « , ou « femme dent » qui négociait les transactions. A ce stade, le destin de ces très jeunes filles pouvait basculer vers le meilleur ou vers le pire : l’adoption dans une nouvelle famille pour devenir future belle-fille, garder son nom et le contact avec sa propre famille mais aussi devenir une concubine. Mais rares furent celles qui atteignirent la gloire, comme Wu Zetian (625-705), la concubine favorite de l’empereur Taizong (626-649) ou la belle et intrigante Yang Guifei (679-756) qui, après avoir trahi son impérial amant, se pendit à la branche d’un arbre.

Cette réalité des concubines fut éradiquée par Mao. Mais, avec le récent enrichissement de la Chine, le phénomène a aujourd’hui pris des proportions insoupçonnées, et les habits de la modernité.

Lilu vit dans la tourmente. Prise au piège par un homme de 40 ans qui la harcèle chaque jour au téléphone, cette brillante étudiante à l’université du Zhejiang à Hangzhou, ne sait plus comment s’en sortir. « Car, explique-t-elle, l’air entendu, il ne s’agit pas de n’importe quel homme ». Ami proche de ses parents, ce riche industriel divorcé et père d’un jeune adolescent, a jeté son dévolu sur elle le jour de ses 18 ans. « J’étais vierge, il m’a dit qu’il était follement amoureux de moi et un soir où mes parents n’étaient pas à la maison, il m’a déflorée dans ma chambre… J’étais totalement impuissante, je n’ai même pas résisté, c’était un ami très proche de mes parents et il l’est toujours. Il me veut rien que pour lui et mes parents m’encouragent à le prendre pour mari. » Le désir des parents chinois d’assurer à tout prix une sécurité matérielle à leur fille unique n’a pas de limites.
Lilu reconnaît sans mal qu’elle a profité des largesses de cet homme riche et puissant. « J’étais sa princesse, il m’a emmenée dans les meilleurs restaurants, nous avons voyagé partout en Chine et en Asie et toujours dans les meilleurs hôtels. J’avais tout ce que je voulais, j’ai vécu un rêve. » Mais le temps a passé, Lilu a grandi et aujourd’hui a réalisé le cauchemar qu’allait devenir sa vie si elle acceptait ce mariage. « Il veut que je devienne sa femme, je ne veux plus, mes parents font pression pour que j’accepte », se révolte-t-elle, prise entre la fidélité confucéenne due à ses parents et ses propres désirs de liberté.
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"J’étais sa princesse, il m’a emmenée dans les meilleurs restaurants, nous avons voyagé partout en Chine et en Asie, j’ai vécu un rêve." Lilu (Copyright : Dorian Malovic / Série "femmes chinoises")
Lilu est dans une impasse. « Je ne peux en parler à personne, il m’entretient depuis des années et m’a offert tellement de cadeaux que les gens pensent certainement que je suis une ‘ernai’ « . Par ce mot qui, littéralement, signifie « second sein », la jolie Lilu entend la « seconde femme », soit la concubine d’un homme riche, un phénomène en pleine renaissance depuis l’émergence de la puissance économique chinoise. Officiellement proscrit par la loi selon laquelle « la cohabitation entre une personne mariée et une autre personne extérieure au foyer est strictement interdite », ce statut d’ernai, concubine, concernerait pourtant au bas mot une dizaine de millions de jeunes femmes à travers toute la Chine.

Concubines par hasard ou par choix

Si Lilu peut être considérée comme une concubine « par hasard », avec la complicité coupable de ses parents prêts à la rendre malheureuse mais riche, d’autres en font un véritable objectif de vie. Ainsi Mong Lei, fille unique de parents divorcés mais très aisés. Totalement oisive, vivant d’eau fraîche sans amour, la jeune fille qui vient d’avoir 19 ans habite un joli studio à Xiamen dans la très riche province du Fujian. Un logement totalement payé par un puissant homme d’affaires qui a fait fortune dans l’immobilier. « Un soir dans une discothèque, il m’a invitée à sa table, il est vieux et riche, et j’ai choisi de lui vendre ma jeunesse et ma fraîcheur. Il voyage beaucoup et je ne le vois qu’une ou deux fois par mois. Je dois alors me rendre disponible pour lui, ça fait partie du contrat. C’est normal, il dépense beaucoup pour moi, je ne manque de rien. »
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"Il est vieux mais riche et je lui vends ma jeunesse." Mong Lei (Copyright : Dorian Malovic / Série "femmes chinoises")
La voix de Mong Lei est pleine d’assurance. Sans la moindre passion. Entendre ces paroles dignes d’un attaché commercial dans la bouche de la jeune femme, qui parle d’elle-même comme d’un objet de contrat, a de quoi secouer. Par la suite, lors de mon enquête, j’écouterai les témoignages de plusieurs autres jeunes filles, elles aussi tombées « aveuglément amoureuses » d’un homme riche et plus âgé. Chaque fois, l’histoire sera la même : promesses de divorce, de mariage et de vie sécurisée.
« Moi je veux profiter de ma jeunesse avant de vieillir et de me retrouver seule. Je gagne de l’argent sans rien faire en ce moment, c’est facile, je suis simplement au service d’un homme qui m’entretient mais je ne rêve pas de mariage avec lui. Je suis lucide et les pieds sur terre. Dans quelques années, il me jettera et en trouvera une autre. »
Déboussolée, instable, Mong Lei, n’a certes manqué de rien mais n’a pas eu une enfance très harmonieuse pour autant. Disons qu’elle ferait plutôt partie de cette jeune génération chinoise dont la stabilité familiale n’a pas résisté aux coups de boutoir de l’enrichissement : mariages, divorces, concubines, tromperies, harcèlement, pression.

Des concubines, symboles de statut

Maître de « feng shui » (littéralement « vent-eau », géomancie) et financièrement autonome, Ling Ling, habite Yongkang, une « petite » ville (250 000 habitants) de la richissime province du Zhejiang. Des familles la sollicitent pour choisir le prénom d’un nouveau-né, la date propice pour un mariage, l’emplacement de la tombe d’un défunt selon la géomancie et les préceptes taoïstes. « Avec l’explosion économique dans la région, les patrons d’entreprises m’appellent tout le temps pour choisir un bel endroit et une bonne orientation pour la construction de leurs ateliers ou de leurs usines afin de mettre tous les atouts de leur côté dès le lancement de leur affaire. »
« A Yongkang, précise-t-elle, il y a un quartier de ernai, à l’est de la ville. Elles tiennent des boutiques de vêtements, payées par leur amant, tout comme leur voiture ou leur appartement. Elles ont un statut bien précis et un rôle bien défini dans la société chinoise d’aujourd’hui. »
Chaussures femme
"Je sais bien que me marier avec un homme que j’aime et qui m’aime, sera très compliqué." Ling Ling (Copyright : Dorian Malovic / Série "femmes chinoises")
Ling Ling ne compte plus le nombre de patrons, chinois ou taïwanais, qui lui ont proposé de devenir leur ernai. Pourtant elle s’étonne : « Je ne les comprends pas car je suis déjà vieille mais c’est devenu un réflexe chez eux ! Un riche entrepreneur doit avoir au moins une ou plusieurs ernai, ça fait partie de leur statut, de leur identité d’homme riche et puissant. » Elle avoue chercher l’amour tous les jours, l’homme idéal et parfait, « mais je ne trouve pas : ici, à Yongkang, ce n’est pas le meilleur endroit du monde pour rencontrer le vrai amour, pur, authentique, gratuit ! »

Ling Ling demeure lucide : « Je sais bien que me marier avec un homme que j’aime et qui m’aime, sera très compliqué ». Pas à un paradoxe près, tout en affirmant ne pas « vouloir l’argent », Ling Ling évoque l’homme idéal qui aurait tout de même « le pouvoir que procure l’argent », soit un homme de caractère avec une forte personnalité – « beau pas beau, riche pas riche, mais quand même beau et riche même si ça n’est pas le plus important », précise-t-elle. Et quand je lui demande si elle a déjà été tentée de devenir une ernai, Ling Ling réfléchit :

« Il me faudrait un homme avec plusieurs millions de yuans par an, un appartement, une voiture et une carte de crédit… S’il me respecte et ne me traite pas comme un jouet, s’il n’est pas un détraqué sexuel, je pourrais envisager un tel scénario… »
Puis elle se ravise. « Non, je ne pourrais pas, ma famille ne le supporterait pas. » Car même si les ernai ne sont pas considérées comme des prostituées, elles n’ont pas pour autant une très bonne réputation. « Tout le monde sait comment elles vivent. Ce n’est pas très brillant, mais en même temps les gens comprennent la nécessité de s’en sortir avec les atouts qu’on a. D’autant qu’elles soutiennent financièrement leur famille, ce qui est considéré comme très noble et respectueux ».
Couverture du livre "China Love, Comment s'aiment les chinois" de Dorian Malovic
Dorian Malovic est auteur de "China Love, Comment s'aiment les Chinois", à lire pour découvrir comment s'aiment les Chinois. (Crédit : DR)

Au cœur des rapports hommes-femmes : sexe et argent

A 22 ans, Mei, fille unique élevée dans une famille de la classe moyenne de Shanghai, est pleine d’assurance. « En Chine aujourd’hui, on peut vendre son sexe comme des raviolis », lâche-t-elle mi-ingénue, mi-provocante. Pour elle, les Chinois ont souffert pendant trop longtemps de toutes les privations. Etouffés dans un carcan politique oppressant, les gens ont courbé l’échine, serré les dents, réprimé leurs pensées et leurs désirs. « Mes parents ne m’ont jamais raconté leurs souffrances passées mais lorsque j’observe le comportement surréaliste des Chinois d’aujourd’hui, j’imagine qu’ils veulent rattraper le temps perdu ». Si les Chinois se refusent à réfléchir c’est pour faire de l’argent, le nouveau dieu qui a effacé l’idéologie et balayé du même coup tous les interdits sexuels.
« L’argent est au cœur de la nouvelle dynamique chinoise dans laquelle le sexe et son commerce jouent un rôle primordial. Les hommes ont les billets rouges et les femmes veulent s’en remplir les poches. »
« Les hommes ont faim de prestige et du sexe qui doit l’accompagner. De leur côté, les femmes mettent en avant leurs atouts : leur corps et leur sexe. Elles savent que les hommes sont affamés et elles désirent piéger celui qui a réussi à faire fortune. La femme se fiche pas mal des sentiments, elle est avide d’argent. L’homme se fiche pas mal de savoir si tu fais bien l’amour ou non, tu dois être très belle et le faire briller. Chacun sait précisément ce qu’il veut : l’un le sexe, l’autre l’argent », déroule implacablement cette Shanghaïenne bon teint, businesswoman dans l’âme, plongée dans l’ADN de la vénalité. Le raisonnement est simple. L’équation sans aucune inconnue. Citant un des milliers de proverbes chinois qui expliquent ou justifient tous les comportements sociaux : « Pas d’argent, pas de vie », ses yeux s’illuminent.
Chaussures d'une femme prostituée
"En Chine aujourd’hui, on peut vendre son sexe comme des raviolis" Mei (Copyright : Dorian Malovic / Série "femmes chinoises")
« Pour gagner de l’argent rapidement, une femme a la possibilité de se prostituer. Sa vie n’est pas facile. Elle cherche des clients et leur argent, rien de plus, mais elle va culpabiliser car son statut au sein de la société n’a aucune reconnaissance. Elle doit rester cachée, en marge, ne rien dire à personne. » Aux yeux de Mei, il existe aussi une autre voie. « Une femme peut partir en quête d’un homme riche pour être entretenue. Un peu comme une prostituée mais elle cherche un très bon client permanent, sans honte ni culpabilité. Cet homme va lui acheter un appartement, une voiture et lui virer une somme d’argent chaque mois sur son compte en banque. En retour, elle est à sa disposition lorsqu’il le désire. »

Patientes et résilientes

Pour conclure, je laisse la parole à Qian, 27 ans, diplômée en littérature étrangère à l’université de Fuzhou dans la province du Fujian, célibataire, libre-penseuse éclairée. « Pour moi, la réalité des ‘ernai’ (concubines) et des ‘xiaosan’ (maîtresses), plonge ses racines dans une longue histoire impériale dont on a fait une mythologie admirable, flamboyante et donc acceptable. On a beau dire que la société a évolué, que les femmes sont plus libres et peuvent choisir, que les hommes ont des responsabilités qu’ils assument, la réalité nous montre le contraire : les hommes ont le pouvoir. La majorité des filles est toujours prête à tolérer sinon accepter un statut de concubine ou de maîtresse tant que l’argent compense tant bien que mal leur douleur sentimentale. Tout cela ne va pas sans souffrances, sans drames, sans suicides. » Qian marque un temps d’arrêt.
« Il semble que tout le monde accepte de signer un contrat tacite en fonction du besoin de chacun dont dépend le prix de la transaction. L’homme veut une jolie femme à disposition, la femme veut de l’argent pour mieux vivre, l’arrangement est clair et tout le monde est d’accord. »
Mais après la signature du contrat ? « L’homme se paye une, deux, trois ‘ernai’, trompe son épouse qui, dépendante, ne peut demander le divorce. Les femmes chinoises sont patientes, très patientes et résilientes… En dépit des violences conjugales, elles s’accrochent à leur statut de ‘première épouse’ ! » Un statut d’impératrice…
Par Dorian Malovic

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A propos de l'auteur
Dorian Malovic est grand reporter, chef du service Asie pour le quotidien La Croix. Journaliste, spécialiste du monde chinois, il a longtemps été correspondant de presse à Hong Kong. Sinophone, il a publié plusieurs enquêtes inédites sur le monde chinois : La Chine sur le divan (Plon 2008) et China Love (Tallandier, 2016).