Société

L'amour en Chine (2/3) : les gays, damnés du mariage

Jeune couple de "lala" (lesbiennes). Ici à Shanghai en mars 2016.
Jeune couple de "lala" (lesbiennes). Ici à Shanghai en mars 2016. (Copyright: Dorian Malovic)
Easy a 32 ans. Tracy en a 28. Easy est homosexuel. Tracy est lesbienne. Ils sont mariés depuis trois ans, liés par un amour authentique. Une belle histoire forte et singulière. Sans barrières ni culpabilité, uniquement guidée par une volonté sincère de vivre heureux, en dépit des contraintes sociales. Dans un tel contexte, chacun essaye de contourner les lois et d’échapper aux pressions familiales. Le scénario de vie qu’ils ont réussi à mettre sur pieds illustre la créativité indispensable dont ils doivent faire preuve pour s’adapter. Leur histoire est émouvante et touchante. Le couple aurait pu « fuir » à l’étranger pour vivre librement son amour mais a décidé de rester, par amour pour leurs parents. Encore et toujours la piété filiale. Deuxième volet de notre série sur l’amour en Chine.

Contexte

A l’aune de la très longue histoire chinoise, on remarque que dans les manuels de sexe ancestraux remontant à plus de 2500 ans, il y a peu de mention de l’homosexualité masculine du fait que seules étaient traitées les relations conjugales. Plus tard, les relations homosexuelles, pratiquées librement entre adultes, ne posèrent pas de problème moral. Les sources les plus anciennes remontant à la dynastie des Shang et des Zhou (XVIe siècle à 256 avant J.-C.) évoquent l’homosexualité comme une chose courante, notamment dans les chambres royales. A partir de la dynastie des Han (206 avant J.-C. à 220 après J.-C.), des documents officiels mentionnent les relations sexuelles entre les empereurs et de jeunes concubins, lesquelles semblent s’estomper – ou du moins ne plus être mentionnées – jusqu’à la fin de la dynastie des Tang (618-907) pour refaire surface sous les Ming (1368-1644) et les Qing (1644-1911), mais toujours au sein de la classe supérieure.

Tolérée dans la Chine classique, l’homosexualité n’est devenue un acte criminel qu’avec l’arrivée de Mao en 1949. Pendant la Révolution culturelle, les homosexuels faisaient partie des « mauvais éléments », au même titre que les prostituées, les propriétaires terriens, les paysans riches et les contre-révolutionnaires. Après la mort de Mao en 1976 et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, les réformes économiques et l’ouverture de la Chine sur le monde n’empêchèrent pas une sérieuse répression des homosexuels. Il fallut attendre la fin des années 1990 pour que l’homosexualité ne soit plus passible de prison. En 2001, le ministère de la santé a retiré l’homosexualité de la liste des maladies mentales.

Lorsque j’ai rencontré Easy pour la première fois en 2012, par l’intermédiaire d’un ami chinois gay, il venait tout juste de valider les papiers officiels de son mariage. Parlant un anglais parfait, ce professeur d’arts plastiques à l’université des Beaux-arts d’une grande ville côtière chinoise s’exprimait avec aisance et une pointe de timidité. Il savait que je voulais écouter son histoire, ou plutôt « leur histoire ». Mon ami chinois lui avait demandé son accord, mais s’ouvrir à un Occidental sur un sujet aussi sensible et intime que son homosexualité et sa surprenante vie conjugale demande une mise en confiance commune. Mon ami avait déjà préparé le terrain.
Passionné de dessin et remarqué par un professeur dès l’école primaire, Easy est envoyé à Hangzhou très jeune dans une école spécialisée d’arts plastiques. « J’ai vraiment eu de la chance à l’époque car mes parents, mon père fonctionnaire en chef du commissariat de police local et ma mère professeur de chinois, m’ont soutenu dans ma passion artistique. Ils m’ont envoyé à l’internat, pratique courante dans les familles qui privilégient l’éducation de leurs enfants, et encore plus lorsqu’il s’agit de leur seul enfant comme moi. J’étais heureux d’apprendre. J’ai rencontré plein de copains qui venaient de toute la Chine, mais à 14 ans on se sent seul et isolé lorsqu’on est loin de sa famille. »
Pour les gays de Chine, une constante : système D et ingéniosité pour échapper à la terrible chape de la pression familiale.
Pour les gays de Chine, une constante : système D et ingéniosité pour échapper à la terrible chape de la pression familiale. (Copyright : Dorian Malovic)
A cette étape du récit, Easy marque une pause et poursuit : « Dès cette époque, j’ai ressenti de l’attirance pour les garçons. Mais au milieu des années 1990, l’homosexualité restait encore très tabou et j’ai dû attendre ma première année d’université quelques années plus tard pour vivre une expérience amoureuse homosexuelle… » Toujours dans le plus grand secret, jamais à ciel ouvert, dans l’intimité d’une chambre d’étudiant ou d’un hôtel minable pour voyageurs anonymes.
« A ce moment-là, j’ai imaginé quitter la Chine pour le Canada, changer d’identité, trouver un travail, de nouveaux amis là-bas où les mentalités étaient plus ouvertes et tolérantes vis-à-vis des homosexuels. »
Easy n’est pas parti pour le Canada. « Pendant toutes mes années d’études, je n’ai cessé de me dire que je ne pouvais pas laisser mes parents ici seuls alors que moi, égoïstement, je partirais loin de Chine simplement pour mon intérêt personnel. J’ai pris conscience de tous les sacrifices qu’ils avaient fait pour moi notamment en payant cette école très chère. Je me suis dit : ils ne m’ont jamais rien fait de mal, m’ont toujours écouté et aidé. Ils m’ont toujours aimé. Je ne pouvais pas les laisser tomber. »

Solitude et souffrance

Easy devient alors professeur à l’université de Hangzhou et souffre émotionnellement de son homosexualité. « Vous ne pouvez pas en parler ouvertement à tout le monde, ce n’est pas facile. Seul un petit cercle d’amis est au courant car en Chine on ne se raconte pas tout, on a peur du jugement des autres, même des amis… » Easy lui est toujours « célibataire », seul, très seul. « Ce n’est pas facile pour les homosexuels de trouver un partenaire sérieux et sain. Dans le milieu, ils sont trop « animal » et trop orientés vers le sexe à mon goût, ce n’est pas ce que je recherche. Je ne vais surtout pas dans les boîtes de nuit gay car tu ne sais jamais sur qui tu peux tomber ; tu ne peux jamais être sûr à 100% du passé des hommes qui fréquentent les bars, ils peuvent mentir et ne chercher que le sexe. »

La solitude et le manque de communication avec son entourage professionnel ou même amical pèsent lourd dans le cœur d’Easy. Il existe bien des centaines d’annonces sur Internet pour trouver des couples de lesbiennes qui veulent se marier mais il ne fait pas confiance à ces réseaux, « mêlant business et sexe ».

Utilisation des applications de rencontre par géolocalisation genre "Tinder", permettant de repérer d'autres gays dans un périmètre précis. Ici dans une rue de Shanghai en 2015.
Une façon rapide et efficace de trouver un partenaire pour un moment ou plus : utiliser les applications de rencontre par géolocalisation genre "Tinder", permettant de repérer d'autres gays dans un périmètre précis. Ici dans une rue de Shanghai en 2015. (Copyright : Dorian Malovic)
Encore célibataire et à la recherche de l’âme sœur, Easy a activé ses réseaux. Impossible bien sûr pour lui d’imaginer dévoiler la vérité à ses parents, « je détruirais leur vie ». « Un jour, je me suis dit qu’il devait bien exister une fille qui avait les mêmes soucis que moi, plongée dans le même dilemme, ne voulant pas blesser ses parents et garder le secret ! Alors je suis allé dans un bar de lesbiennes tenu par un gay et je me suis lancé : un peu ivre, en rigolant je lui ai demandé s’il ne connaissait pas une fille sérieuse et honnête qui cherchait à se marier. »

Après plusieurs semaines sans réponse du patron de la boîte, il reçoit un coup de téléphone d’une fille, Tracy. « Elle voulait se marier exactement pour les mêmes raisons que moi, nous étions semblables sur de nombreux points : dans le design de meubles, avec une vision du monde proche de la mienne, optimiste, dynamique, positive. Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous avons eu un coup de foudre mutuel. Quelques mois plus tard, nous nous sommes mariés et nous avons acheté un grand appartement. » L’horizon se dégage, une nouvelle vision de l’avenir s’ouvre à lui et à elle. Les parents ne savent rien. « J’accepte la petite copine de Tracy dans l’appartement, elle est heureuse et je suis heureux, j’ai maintenant un vrai futur devant moi, je maîtrise ma vie, je ne suis pas seul, j’ai une famille et nous aurons des enfants. » Je remarque toutefois qu’Easy ponctue régulièrement ses phrases de « ce n’est pas facile », tout en se réjouissant de sa nouvelle vie si atypique.

En quête de sens et de religion

Easy pense, analyse, observe avec toute sa sensibilité d’artiste, à fleur de peau. Sa sexualité le met d’emblée à l’écart de la société chinoise globale, mais elle lui permet également d’en percevoir les travers, les excès et surtout les manques.
« Lorsque j’étudie la civilisation indienne, paisible et sereine, j’y vois un rôle primordial joué par la religion. Mais en Chine, nous n’avons pas de religion, excepté le taoïsme et le bouddhisme qui ne sont pas pratiqués de la même façon par les vieux et les jeunes. C’est un énorme problème, nous avons été élevés sans religion ! »
Et de citer le premier recteur de l’académie des Beaux-Arts de Hangzhou en 1920 : « Sans religion, on ne peut pas avoir accès à l’art. » Pour lui, religion, musique, littérature, peinture, sculpture ne faisaient qu’un ensemble cohérent équilibré. « Sans religion, l’être humain manque d’équilibre », lance Easy calmement, lui, le « sans religion », le non pratiquant, l’homosexuel marié à une lesbienne. Lui qui essaye « de construire un petit monde personnel et intime à lui car il sait qu’il ne peut pas changer le monde ». Rebelle contraint de construire sa vie familiale en toute discrétion, cachant l’essentiel à son père et sa mère, mais regorgeant d’imagination pour trouver une solution acceptable et respectable pour ses parents. Piété filiale, valeur forte qu’il met en avant alors que tous les repères ont été bousculés par les vagues du développement et de l’enrichissement du pays. Son pari est risqué car à tout moment quelqu’un peut le trahir. Il le sait, les amitiés profondes et durables se font rares.
Dorian Malovic est auteur de "China Love, Comment s'aiment les Chinois".
Dorian Malovic est auteur de "China Love, Comment s'aiment les Chinois". (Crédit : DR)

Deux filles, deux garçons et trois couples

Deux mois plus tard, je retrouve Easy dans le même café avec son épouse Tracy, elle-même accompagnée de sa copine. Il n’est plus seul. Il a rencontré un petit copain « honnête et sain ». La vie des deux couples s’organise. Ils vivent à quatre dans le même grand logement acheté au lendemain de leur mariage. Ils préparent désormais la grande fête familiale de leur mariage. En réalité, deux grandes fêtes, la première dans la ville de Ningbo, de l’autre côté du détroit du Yangtsé au sud de Shanghai, d’où son épouse est originaire. « Il y aura près de 200 personnes à Ningbo, la famille de Tracy et ses amis. Puis le lendemain, nous organiserons une autre fête à Hangzhou avec ma famille et mes amis proches, ceux qui sont dans la confidence, une poignée. » Aucun des parents ne doit jamais être informé de leur vie conjugale réelle, « jamais, jamais ». Easy répète encore combien « ce mariage n’est pas truqué ». L’air épanoui, il s’épanche.
« L’amour que nous avons l’un pour l’autre est sincère et plus fort encore que celui qu’elle a pour sa copine ou moi pour mon copain. Notre amour dépasse l’amour. La sexualité est la seule chose qui n’est pas partagée dans notre amour de couple. C’est tout. Mais nous projetons d’avoir un enfant. »
Avec son petit copain assis près de lui, son épouse en face, tenant la main de sa petite copine, il est difficile d’imaginer que ce sont en réalité trois couples qui sont autour de la table, parmi lesquels un seul est marié, vivant dans le même appartement. Les perspectives d’avenir pour cette petite communauté s’organisent dans les têtes. Des schémas hors du commun se dévoilent.
Le rêve des couples gays chinois : fonder une famille et vieillir ensemble. Ici à Shanghai en avril 2016.
Le rêve des couples gays chinois : fonder une famille et vieillir ensemble. Ici à Shanghai en avril 2016. (Copyright: Dorian Malovic)
« Il est clair que nous allons avoir un enfant avec Tracy, avec mon sperme et pas avec celui d’un autre, que c’est elle qui portera notre enfant. Nous nous connaissons, sommes du même milieu, sommes en bonne santé, physiquement sans défaut… Personne d’autre ne pourrait porter notre enfant, impossible », explique Easy en futur père. Pour les lieux de vie, les plans se multiplient : un appartement pour Tracy et sa petite copine Sally, un autre pour Easy et son copain Tom, enfin un appartement conjugal pour Easy et Tracy « quand nos parents viendront nous rendre visite ». Tout semble réglé comme du papier à musique.
Encore une chose : Easy et Tracy pensent aller aux Pays-Bas pour chacun se marier avec son petit copain et sa petite copine. Ne reste plus qu’une seule pièce à ajouter au puzzle. Easy sourit. « J’aimerais bien que Tom et Sally se marient, ce serait idéal. »
La semaine prochaine, retrouvez Dorian Malovic sur Asialyst pour un troisième et dernier volet de son enquête sur la société chinoise:
  • Maîtresses, concubines et courtisanes : le chaos sentimental chinois.
  • Par Dorian Malovic

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    A propos de l'auteur
    Dorian Malovic est grand reporter, chef du service Asie pour le quotidien La Croix. Journaliste, spécialiste du monde chinois, il a longtemps été correspondant de presse à Hong Kong. Sinophone, il a publié plusieurs enquêtes inédites sur le monde chinois : La Chine sur le divan (Plon 2008) et China Love (Tallandier, 2016).