Société
Témoin - Siau-Lian-Lang, être jeune à Taïwan

 

Une clown taïwanaise à Avignon

La comédienne taïwanaise Huang Kai-lin, clown triste dans sa pièce "Mamma Luna"
La comédienne taïwanaise Huang Kai-lin, clown triste dans sa pièce "Mamma Luna", participera au festival Off d'Avignon en juillet 2016. (Crédit : Théâtre des Enfants terribles)
Une grand-mère alitée, une lune géante qui s’approche dangereusement de la Terre et perturbe l’espace et le temps, un clown étrange et facétieux… Avec Mamma Luna, la jeune comédienne taïwanaise Huang Kai-lin (黃凱臨) livre un spectacle tout en poésie sur le thème difficile de la vieillesse et de la mort. Avant sa participation au festival Off d’Avignon en juillet prochain, elle revient sur le parcours qui l’a menée à enseigner à Taïwan. Une méthode apprise en France et mettant au centre le corps de l’acteur.
Comment est né Mamma Luna, le spectacle créé l’an dernier à Taipei et que vous jouerez en juillet à La Condition des soies, à Avignon, dans le cadre du festival Off ?
Huang Kai-lin : J’avais envie depuis très longtemps de faire ce spectacle. Il s’agit au départ d’une « commande » pour une création de fin d’études à l’Ecole internationale de théâtre Jacques Lecoq, à Paris, où j’ai étudié de 2006 à 2008, puis en 2010-2011 pour une troisième année pédagogique. Le thème imposé, « On recommence tout », m’a tout de suite rappelé ma grand-mère. Il s’agissait alors d’une création courte, de 7 à 8 minutes…

C’est l’histoire d’un souvenir : à l’âge de 13 ou 14 ans, tous les jours, je faisais la toilette de ma grand-mère, diabétique et amputée des deux jambes, qui logeait avec mes parents et moi. Pour jouer cette scène de la toilette, j’ai pris l’aspect d’un clown. Le clown est naïf, curieux, bête comme un enfant. On rit car quelque chose de très humain nous relie au clown. Il apportait une légèreté à cette scène et c’était pour moi une façon de me soulager de ce souvenir où coexistaient de la tristesse et de la peur — peur aussi d’être comme cela quand je serai vieille. Cette scène de la toilette ne figure pas dans le spectacle Mamma Luna créé en juin 2015 à Taipei mais elle en a été le point de départ… et le sentiment est le même.

Extrait de la pièce "Mamma Luna" de la comédienne taïwanaise Huang Kai-lin.
Extrait de la pièce "Mamma Luna" de la comédienne taïwanaise Huang Kai-lin. (Crédit : Théâtre des Enfants terribles)
Le passage à l’Ecole internationale de théâtre Jacques Lecoq a donc été décisif dans votre parcours…
La « méthode Lecoq » m’a beaucoup touchée et influencée. J’ai eu envie de l’enseigner à Taïwan et d’y faire des créations. Avant d’aller en France, j’étais plutôt une comédienne de textes. A l’Ecole Jacques Lecoq, j’ai été confrontée à l’utilisation du masque neutre, un masque entier en cuir qui cache le visage du comédien, lequel ne peut pas parler mais peut seulement s’exprimer par le corps. Cette expérience m’a vraiment choquée. J’avais l’habitude d’être sur scène et de parler… et j’ai découvert que je pouvais parler avec mon corps.

Les textes pèsent sur l’acteur qui doit puiser en lui les émotions pour jouer la psychologie d’un personnage. La « méthode Lecoq » permet elle aussi d’exprimer des émotions mais à travers les éléments de la nature. Il s’agit d’être « en colère comme l’orage » ou « sûre comme la terre ». On apprend à se connaître par l’intermédiaire de la nature. Ce n’est pas seulement une méthode de jeu mais aussi une sorte de philosophie. Et en plus, on développe les possibilités d’expression du corps. Or, dans la vie, on réagit toujours avec notre corps.

Le théâtre asiatique ne met-il justement pas lui aussi l’accent sur le corps ?
Le théâtre traditionnel asiatique utilise beaucoup le corps. Il y a une relation très forte avec le sol, avec la terre, et qui est très différente de l’Occident. Cela dit, à l’Université nationale des arts de Taipei où j’ai étudié, on enseigne certes l’opéra de Pékin, la danse, le mouvement, mais l’accent est mis sur le texte et en particulier sur l’analyse des textes classiques occidentaux, ce qui est très bien d’ailleurs. Etre à l’Ecole Jacques Lecoq m’a ouvert une autre vision et m’a fait réfléchir à ce que j’avais appris avant. J’avais beaucoup de frustrations à l’université car je cherchais encore ma direction. J’ai même eu envie d’arrêter. Et puis le système d’auditions à l’université fait qu’on se pose beaucoup de questions et qu’on est toujours choisi pour les mêmes rôles. Chez Jacques Lecoq, on pratique au contraire le système des « auto-cours ». On est acteur-créateur.
Après cette expérience formatrice en France, vous avez fait le choix de rentrer à Taïwan. Comment une jeune comédienne en vient-elle à créer sa propre compagnie ?
En rentrant à Taïwan, j’ai essayé de comprendre comment fonctionne ici le monde du théâtre. J’ai compris que si l’on veut obtenir une subvention du ministère de la Culture ou d’une collectivité locale, il faut créer sa compagnie. C’est pour cela qu’à Taïwan il y a un grand nombre de petites compagnies de théâtre. La plupart ne gagnent pas d’argent avec une création. C’est déjà bien d’arriver à équilibrer un budget et à payer correctement les gens qui travaillent avec vous. On pourrait imaginer un regroupement des forces mais c’est très délicat de travailler ensemble, chacun a son univers.
Difficile donc de gagner sa vie en jouant au théâtre…
Mes revenus ne proviennent pas de mon travail de comédienne mais des cours que je donne.
La comédienne taïwanaise Huang Kai-lin, clown triste dans sa pièce "Mamma Luna".
La comédienne taïwanaise Huang Kai-lin, clown triste dans sa pièce "Mamma Luna". (Crédit : Théâtre des Enfants terribles)
Comment le public taïwanais réagit-il à l’utilisation du masque, du mime et du clown ?
Je ne suis pas la première Taïwanaise à être passée par l’Ecole Jacques Lecoq. Ma Chao-chi [馬照琪] a été une pionnière, en créant à son retour à Taïwan le Théâtre de la Sardine et en montrant le masque, le mime et le clown. Je ne suis pas la première, donc l’important n’est pas pour moi de présenter ce genre de théâtre mais de définir ce que j’ai envie de dire, de partager une histoire.
Inversement, le public d’Avignon doit-il s’attendre à « du mime et du clown taïwanais » ?
Je suis une Taïwanaise ayant vécu en France. Au début, et même encore maintenant, j’ai eu peur que cette création ne soit pas assez « exotique » pour Avignon. Mais si je raisonne en termes d’ « identité taïwanaise », je vais m’égarer. Je vais donc faire les choses très sincèrement et j’espère que le public pourra ressentir cette sincérité et être touché. Je crois qu’il y a des choses proprement humaines qui dépassent les barrières culturelles.
Propos recueillis par Pierre-Yves Baubry

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
Tags de l'article
A propos de l'auteur
Après avoir travaillé en France et en Chine dans le domaine de la communication et des médias, Pierre-Yves Baubry a rejoint en 2008 l’équipe de rédaction des publications en langue française du ministère taïwanais des Affaires étrangères, à Taipei. En mars 2013, il a créé le site internet Lettres de Taïwan, consacré à la présentation de Taïwan à travers sa littérature.
[asl-front-abonnez-vous]