Environnement
L’Asie du Sud-Est vue par Alter Asia

 

Indonésie : le grand mensonge de l’huile de palme écologique

Les ravages de la déforestation, ici à Kalimantan en 2014, dans la concession de Karya Makmur Amadi déboisée pour l'aménagement d'une plantation de palmiers à huile.
Les ravages de la déforestation, ici à Kalimantan en 2014, dans la concession de Karya Makmur Amadi déboisée pour l'aménagement d'une plantation de palmiers à huile. (Crédits: BAY ISMOYO /AFP)
Ils avaient pourtant promis. Les grands négociants mondiaux de l’huile de palme continuent, envers et contre tout, à se fournir auprès de plantations illégales installées dans des zones protégées. Environnement et faune détruits. Écosystèmes ravagés. Les conséquences sont désastreuses. Une enquête d’une ONG indonésienne met à jour des pratiques douteuses et la complicité tacite d’un gouvernement silencieux et impuissant.
Fallait-il croire à l’engagement public pris par les grands négociants mondiaux de l’huile de palme de mettre en place une politique « zéro déforestation » ? Les déclarations avaient fait grand bruit laissant augurer une période de progrès en matière de protection de l’environnement et de la faune sauvage en Asie du Sud-Est. Aujourd’hui, les espoirs suscités par ces annonces tapageuses ont fait long feu. Un récent rapport de l’organisation écologique indonésienne Les Yeux de la forêt (EoF) dénonce en effet le double langage de compagnies telles que Wilmar, Musim Mas ou Golden Agris Resources qui, malgré leurs belles paroles, continuent à s’approvisionner auprès d’exploitations illégales situées dans des zones protégées, habitats naturels de nombre d’espèces en voie de disparition, tigres, éléphants et orang outangs.

Des promesses non tenues

Publiée le 6 avril dernier, cette enquête révèle notamment que le parc national de Tesso Nilo dans la province de Riau à Sumatra, ainsi que d’autres zones protégées abritant une faune rare, sont aujourd’hui totalement ravagées par l’aménagement de plantations de palmiers à huile. Les fruits de ces arbres cultivés au cœur d’écosystèmes fragiles se retrouvent en effet dans les chaînes d’approvisionnement de leurs usines, basées à Singapour.

Et pourtant… Poussé par les pressions exercées depuis des années par les ONG tout autant que par des consommateurs soucieux de l’environnement, c’est Golden Agri Resources qui le premier en 2011 s’est engagé dans cette politique de protection des forêts et des tourbières. Suivi en 2013 par le géant de l’huile de palme, Wilmar (qui contrôle plus d’un tiers du commerce mondial de l’huile de palme, NDLR), et l’année suivante par Asian Agri et Musim Mas.

Pour mener son enquête à bien, EoF qui regroupe les organisations écologistes WWF for Nature Indonesia, Friends of the Earth’s Riau Office (Walhi) et Riau Forest Rescue Network (Jilalahari), a suivi pendant des mois des camions transportant des grappes de drupes fraîches depuis la plantation jusqu’à l’usine d’extraction puis à la raffinerie. C’est ainsi qu’il a pu être mis en évidence que des fruits en provenance notamment du parc national de Tesso Nilo s’étaient retrouvés dans les presses des moulins gérés par des filiales de Wilmar et de Asian Agri – moulins qui en outre travaillent pour Golden Agri Resources et Musim Mas !

« Nous sommes déçus qu’en dépit de leur engagement à stopper la déforestation, aucun de ces groupes n’ait supprimé l’huile illicite de leur chaîne d’approvisionnement. » constate amèrement au nom du WWF, Nursamsub chargé de la surveillance des forêts. « Nous sommes bien conscients de la complexité de tracer les régimes de fruits frais depuis la source, mais ce n’est qu’un prétexte qui a permis des approvisionnements en provenance de certaines des plantations parmi les plus dommageables aux ressources naturelles du pays. »
La priorité serait pourtant logiquement d’organiser le suivi des fruits depuis la plantation jusqu’aux presses. Mais la tâche est loin d’être aisée, rendue plus complexe encore par la multiplication ces dernières années du nombre de moulins indépendants ne disposant pas de leur propre plantation, et acceptant donc sans discrimination des fruits de diverses origines.

Plus que 18% de forêt vierge dans le parc national de Tesso Nilo

Le constat effectué par EoF est sans appel : entre janvier et avril 2015, les plantations illégales du parc de Tesso Nilo ainsi que celles d’une ancienne concession forestière aujourd’hui affectée à la restauration de l’écosystème, ont été surveillées par EoF. Il en ressort que plus de 80% des 83000 hectares du parc national ont été convertis en plantations illégales de palmiers à huile, ne laissant que 18% de forêt naturelle, soit 15000 hectares. Et pourtant, théoriquement, la loi interdit, sous peine de poursuites, l’exploitation de plantations de palmiers à huile sur ces terres. Des lois ignorées et donc sans la moindre incidence.
Les relevés satellitaires des points chauds au-dessus des exploitations illégales ont aussi permis à EoF de confirmer que ces dernières étaient à l’origine des incendies qui ont ravagé la zone entre 2008 et 2015. Incendies qui chaque année provoquent de vastes panaches de fumées polluantes qui recouvrent une grande partie de l’Asie du Sud-Est d’une chape de brouillard toxique. Selon EoF, le feu est en effet utilisé comme méthode de défrichement des terrains en zones protégées. Ce redoutable « fog » a l’année dernière atteint un pic de nocivité inégalé, causant plus de 500 000 maladies respiratoires en Indonésie et une perte de milliards de dollars pour l’économie. Ajoutons enfin que la combustion lors de ces incendies a émis environ 1,75 milliard de tonnes métriques de gaz à effet de serre, soit plus que les émissions carbone provenant de la combustion des énergies fossiles d’Allemagne ou du Japon en 2013.

Afin d’identifier les acheteurs des récoltes provenant de ces parcelles, l’organisation entre 2014 et 2015 a organisé la filature des camions de livraison de la plantation aux moulins, jusqu’aux usines de transformation. L’enquête a finalement montré que 19 moulins à huile de palme brute, parmi lesquels plusieurs opérateurs indépendants et deux appartenant à PT Indi Indosawit Sabur, la filiale asiatique d’Agri, avaient en toute impunité acheté des fruits provenant de la zone protégée. Pis encore : PT Indosawit est membre depuis 2006 de la RSPO (Table ronde pour une huile de palme durable), qui certifie la production d’une huile de palme responsable !

La filature des camions depuis les moulins jusqu’à la raffinerie de PT Sari Dumai Sejati, filiale de Royal Golden, a aussi montré que l’huile de palme brute illégale était mélangée à la production du complexe industriel de Pelingtung (dans la province de Riau). Là encore il s’agit d’installations (appartenant à PT Wilmar Nabati Indonesia et PT Wilmar Bioenergi Indonesia) toutes deux certifiées RSPO, censée vérifier que de l’huile de palme certifiée n’est pas mélangée avec de l’huile illégale ou non durable durant la fabrication ou la livraison.
L’enquête a également révélé que Golden Agri Resources – qui a annoncé en février sa capacité à tracer tous les palmiers à huile depuis sa production indonésienne à la sortie des moulins, envisageant même de dépister en amont, dès la plantation – serait elle aussi susceptible d’acheter de l’huile de palme illégale.

La réponse des compagnies sur le banc des accusés

Coté compagnies, qu’il s’agisse de Wilmar, Asia Agri ou Golden Agri, les réactions semblent similaires face aux critiques : reconnaissance du problème et de manquements évidents dans les procédures, admission même pour Wilmar du fait que la société n’ait pas effectué de suivi des régimes de fruits frais en provenance de ses fournisseurs externes, et promesse d’enquête sur les chaînes d’approvisionnement illégales. Parfois les marques de bonnes volonté semblent même plus flagrantes : sur son site web, Musim Mas annonce ainsi reconnaître « la gravité des points soulevés dans le rapport et la violation potentielle de sa politique de développement durable par les fournisseurs tiers ». La compagnie ajoute en outre que, prenant l’affaire très au sérieux, elle s’engage à rencontrer les responsables des 14 moulins incriminés dans les prochaines semaines. Le rapport d’EoF mentionne ainsi qu’un questionnaire portant sur l’origine de leurs matières premières, aurait même été envoyé à tous ses fournisseurs externes de l’huile de palme brute. Ces mesures seront-elles suivies d’effets ?
Toujours d’après EoF, ces révélations témoignent d’une utilisation systémique d’huile de palme illégale par les plus grandes entreprises mondiales et montrent que la majorité de l’approvisionnement international d’huile de palme pourrait être lié à ce fonctionnement. Des abus qui doivent cesser. EoF incite donc les compagnies à rejeter collectivement ces pratiques, et indique que les entreprises citées dans le rapport devraient davantage soutenir les petits exploitants et les fournisseurs indépendants dans leur effort de conversion à des pratiques durables, afin de les différencier des entreprises douteuses.

EoF appelle aussi le gouvernement indonésien à suspendre la délivrance d’exploitations aux usines de l’huile de palme brute et de soumettre leur obtention à un système d’approbation après vérification de la légalité de leur base d’approvisionnement en drupes fraîches. Le gouvernement indonésien devrait enfin s’appliquer à faire respecter davantage les règlements existants de protection des forêts.

Pour Riko Kurniawan, directeur de Wahli Riau (Wahana Lingkungan Hidup Indonesia), les Amis de la Terre, l’une des trois ONG fondatrices en 2004 de EoF, « il est temps que toutes les parties prenantes travaillent main dans la main pour contrer l’illégalité systémique et normaliser le secteur de l’huile de palme en Indonésie. Alors et seulement alors, les industries pourront changer et se tourner vers une économie verte et durable ».

Traduction : Michelle Boileau

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