Environnement
Reportages d'Asie par Enfants du Mékong

Chine : grandes manœuvres sur les contreforts tibétains

Dans la province du Yunnan en Chine, les projets de construction d'infrastructures sont légion.
Dans la province du Yunnan en Chine, les projets de construction d'infrastructures sont légion. (Crédit : Matthieu Delaunay).
Aux marches du Tibet, le Yunnan n’échappe pas aux grands travaux de désenclavement décidés par le pouvoir central de Pékin. Les raisons de s’en réjouir et de s’alarmer sont nombreuses pour les minorités vivant sur place.
Reportage sur les contreforts himalayens.
On dirait que les maisons fument encore. Pourtant l’incendie qui a ravagé les trois-quarts de la ville de Shangri-La est éteint depuis un an. Les images restent. Au cœur de cette ville touristique nichée à plus de 3000 mètres d’altitude, presque tout ce qui représentait la minorité tibétaine n’est plus que cendres.
Seuls, les nouveaux bâtiments et magasins han restent debout.

Une économie de plus en plus vorace

« L’accélération du développement des infrastructures est particulièrement visible sur les parties nord des fleuves Mékong et Yangzi. La nature tibétaine d’ici à Deqin semble se dégrader plus rapidement encore. »
Voilà presque dix ans que Jean-Yves s’est installé dans le Yunnan. Fondateur d’Amiwa Trek, une agence de randonnée, il dresse un constat sur la situation d’un territoire hier encore inaccessible.
Depuis le lancement de la construction de nouvelles infrastructures, les portes du Tibet interdit sont aujourd’hui reliées au centre de la Chine. « Voilà cinq ans que la construction des nouvelles routes, tunnels, ou barrages hydroélectriques s’est accélérée. Mais ces grands travaux concernent aussi les écoles, les universités et les hôpitaux. »

L’asphalte qui recouvre la route reliant Shangri-La (Zhongdian) à Deqin est presque neuf. Seuls quelques éboulements de pierres viennent interrompre la régularité du trafic. Il y a quelques mois, il fallait entre six et huit heures pour relier ces deux villes, aujourd’hui, moins de quatre suffisent.

« L’extraction des terres rares et de transport des matières premières, notamment le bois, a considérablement augmenté depuis la construction de ces nouvelles routes, explique Estelle, responsable d’un écolodge à Benzilan. Quand je suis arrivée à Shangri-La il y a huit ans, la vallée du Mékong était encore un cul de sac. Aujourd’hui, ils sont en train de terminer une nouvelle route flambant neuve à 4 000 mètres d’altitude ! Des dizaines de camions y passeront chaque jour ! »
Depuis des années, la volonté de développement du Sud-Est de la Chine est étroitement liée à l’ASEAN (l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est).
Le pays n’a pas la réputation de faire dans le progressif : il est redoutablement pragmatique. Le Yunnan est une zone stratégique, même si les Tibétains d’ici sont moins rebelles que leurs voisins du Tibet administratif.
Dans la province du Yunnan en Chine, les infrastructures se multiplient.
Dans la province du Yunnan en Chine, les infrastructures se multiplient. (Crédit : Matthieu Delaunay).
Le désenclavement de ces régions se fait donc autant pour le contrôle militaire du territoire que pour favoriser le commerce et les transports. « L’objectif est essentiellement économique et repose sur le maillage du territoire, ajoute Jean-Yves. L’enjeu est considérable, particulièrement autour du potentiel hydro-électrique de ces grands fleuves qui prennent leur source au Tibet et passent par le Yunnan ». Le Yunnan, c’est la région des trois rivières, point de remontée d’autant plus sensible qu’il est le théâtre de nombreux trafics (humains, armes, plantes médicinales, bois).
Il faut donc construire vite. L’impact environnemental importe peu.

Une catastrophe écologique

Fang Yin est un architecte chinois que la situation désespère. « De nombreuses routes sont tracées et construites sans consulter le parc national. Les populations de singes ne pourront plus passer. On coupe beaucoup plus de bois qu’il ne faudrait. Les ouvriers qui participent à la construction, souvent pour des salaires de misère, revendent le surplus pour gagner un peu plus d’argent. Et sur le chantier, ils doivent bien se chauffer ! Ils coupent du bois pour passer l’hiver. » De nombreuses expertises d’organismes indépendants corroborent le pessimisme de Fang Yin.

La faune et la flore des montagnes avoisinantes, les espèces endémiques de singes, les chênes verts dans les forêts primaires, rien ne saurait empêcher la maximisation du profit.

« Les billes de bois, voilà un grave problème. Il en faut six à huit pour construire un étage d’une maison tibétaine qui en compte généralement au moins deux. Une bille de quatre-vingt centimètres de large et deux mètres de long vaut entre 1 000 et 2 000 euros. 20 000 euros par maison en moyenne, vous imaginez le trafic qui peut en découler, sachant qu’un arbre produit entre dix et quinze billes ! » Les autorités assurent que les contrôles sont fréquents sur les chantiers, mais en réalité, il n’en est rien.

Les habitudes culturelles sont trop ancrées, les populations locales détruisant depuis des années l’écosystème. Faute d’éducation, elles sont encore loin d’être économes, en dépit de la raréfaction des biens naturels.
Ajoutez à cela le braconnage régulier, l’élevage intensif de yacks – dont la viande est consommée par de plus en plus de Chinois –, donc de la déforestation au profit des pâturages, le bilan n’est pas réjouissant.

Des routes, quelle direction ?

« Le point positif, c’est la sécurité sur les routes. L’accès aux hôpitaux, même s’ils ne sont pas formidables, est aussi grandement facilité. Estelle et Jean- Yves s’apaisent un peu. Et s’émeuvent de nouveau. La dimension de l’éducation est beaucoup plus ambigüe. Il y a une meilleure éducation, de meilleurs professeurs, qui, auparavant, ne voulaient pas aller dans des vallées perdues au milieu des Tibétains. À partir de 7 ans, les enfants vont généralement à l’école en pensionnat toute la semaine et remontent deux fois par an ou une fois tous les quinze jours chez eux. Ils arrivent à l’école et ne parlent pas un mot de chinois. C’est souvent un traumatisme. » Le système scolaire chinois est de surcroît assez concentrationnaire.

Depuis trente ans, il est courant de compter soixante-dix à quatre-vingts enfants par classe. Et puisque tous les cours sont en chinois, de nombreuses familles issues des minorités abandonnent leur propre langue au profit du mandarin, pour que leurs enfants aient de meilleures chances d’intégration et de réussite.
Estelle, Jean-Yves et Fang Yin, pourtant rencontrés à différents endroits du Nord-Ouest de la région, parlent à l’unisson. « Sortir de la pauvreté est très positif mais nous assistons à une destruction atterrante de la nature et des cultures locales. Le Yunnan présente une concentration ethnique d’une richesse exceptionnelle qui est en train de disparaître. Ce qui est terrible, c’est la vitesse de destruction ! »

D’autant que si Pékin veut impulser une politique de surveillance, la corruption aux échelons locaux est telle que les résultats semblent inexistants. « La tête du parti local est composée d’une génération paysanne qui n’a pas été sensibilisée aux questions environnementales, qui a connu la Révolution culturelle et qui n’a pas de vision à long terme. Face à ce désastre écologique, les jeunes Chinois sont effrayés. Ils ont compris l’urgence environnementale. Dans vingt ans, les membres du parti seront certainement formés à cette vision plus large, mais ce sera sans doute trop tard… « 
Le rouleau compresseur chinois est trop brutal, trop rapide pour être stoppé et un certain sentiment de supériorité de la part de l’ethnie majoritaire Han alimente cette tendance.

« Le rapport à la nature des Chinois suppose parfois une transformation radicale de celle-ci, et elle peut apparaître comme une matière première dont l’homme peut se servir et dans laquelle il peut puiser sans limite, explique encore Jean-Yves. Ce sont souvent les paysans en Chine qui ont renversé les dynasties. Si la croissance annuelle de 8 à 12 % fléchit et l’équilibre entre le développement des grandes villes et celui des campagnes est rompu, les inégalités deviennent plus visibles encore et une frange de la population rurale pourrait hausser le ton… »

Au Yunnan, la croissance est donc un impératif. Le pouvoir central ne s’en cache absolument pas : « L’avenir du Parti passe par le développement des régions les plus reculées », peut-on lire dans les communiqués officiels les plus récents.

Que vaut le patrimoine culturel, le mode de vie des minorités, l’avenir de quelques pandas roux, si la croissance est à la clef ?
Bétonner, asphalter, arracher, transporter, enseigner, développer : l’avenir est à ce prix.
Pour le meilleur. Ou pour le pire.

Par Matthieu Delaunay

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A propos de l'auteur
Enfants du Mékong, à travers le parrainage scolaire et social d’enfants pauvres et souffrants, mise sur l’éducation comme levier pour aider au développement des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis plus de 58 ans, l’œuvre met en lien des parrains français et des enfants vietnamiens, khmers, laotiens, thais, birmans, chinois du Yunnan ou philippins. ONG de terrain, son expertise la conduit à prendre régulièrement la parole dans les médias pour témoigner des réalités sociales de l’Asie du Sud-Est. Pour en savoir plus, consultez le site.
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