Economie
Expert - le Poids de l'Asie

 

La Chine unit ET divise l'ASEAN

Liu Zhenmin, vice-ministre chinois des Affaires étrangères, en conférence de presse avec Chee Wee kiong, secrétaire permanent aux Affaires étrangères de Singapour après le 22ème sommet Chine-ASEAN de consultations des hauts responsables à Singapour le 28 avril 2016.
Liu Zhenmin, vice-ministre chinois des Affaires étrangères, en conférence de presse avec Chee Wee kiong, secrétaire permanent aux Affaires étrangères de Singapour après le 22ème sommet Chine-ASEAN de consultations des hauts responsables à Singapour le 28 avril 2016. (Crédits : ROSLAN RAHMAN / AFP)

Xi Jinping ne serait pas aussi bien accueilli qu’Obama à Hanoï ! La Chine, qui a su unir autour d’elle les pays de l’ASEAN sur l’économie, les divise désormais sur la question de la mer de Chine du Sud. Il faut savoir que les dix pays d’Asie du Sud-Est (ASE) sont peuplés de 600 millions d’habitants, soit deux fois moins que la Chine. Leur PIB correspond au cinquième du PIB chinois. Première puissance manufacturière mondiale depuis 2010, la Chine réalise une production qui mesurée par sa valeur ajoutée (en dollars courants) est sept fois celle de l’ASE. Plus important, l’écart entre l’investissement total (« Formation brute de capital fixe ») des pays de l’ASE et de la Chine s’est creusé : était de 1 à 4 entre 2005 et 2009 ; il est désormais de 1 à 8 depuis 2010. Enfin la Chine investit dix fois plus que l’ensemble de l’ASE dans la R&D.
A partir de 1967, les pays du Sud-Est asiatique ont progressivement adhéré à l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) qui à l’origine rassemblait l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande. En 1984, Bruneï a rejoint l’ASEAN qui s’est élargie au Vietnam, au Cambodge, au Laos et à la Birmanie. Deux facteurs ont permis l’émergence de l’Association : d’une part, le changement politique intervenu en Indonésie l’année précédente avec la mise à l’écart du président Soekarno par le général Suharto qui a abandonné la politique de confrontation avec la Fédération de Malaisie ; et d’autre part et de façon plus indirecte, la crainte suscitée par la Chine.

La hantise de la « théorie des dominos »

L’ASEAN est née pendant la guerre du Vietnam – l’offensive du Têt aura lieu quelques mois après la déclaration de Bangkok – et les gouvernements d’Asie du Sud-Est redoutaient qu’une défaite américaine ne déclenche une déferlante des Vietnamiens et de leurs alliés chinois dans la région. Une invasion qu’annonçait la « théorie des dominos » qui hantait alors les esprits. Selon une boutade de l’époque, les embouteillages proverbiaux de Bangkok était sa meilleure défense contre les « boi doi », les soldats de l’armée vietnamienne. Cette menace a décidé les chefs d’Etat d’Indonésie, de Malaisie, des Philippines, de Singapour et de Thaïlande à créer l’ASEAN en juillet 1967.

Contrairement à ce qu’annonçait la théorie des dominos, la réunification du Vietnam en 1975 n’a pas déclenché de raz-de-marée. La menace chinoise s’est estompée et les priorités de l’ASEAN ont évolué de la politique vers l’économie. Donnant la priorité à l’intégration régionale, les chefs d’Etat ont alors engagé plusieurs programmes qui ont été autant d’échecs. Parmi eux, la promotion d’accords commerciaux préférentiels (PTA). Chaque pays devait préparer une liste de produits pour lesquels il acceptait d’annuler les droits de douanes sur leurs importations en provenance d’autres pays de l’ASEAN. Réticentes à ces mesures timides de libéralisation, les administrations les ont contournées en plaçant en priorité les produits les moins échangés : l’Indonésie, un archipel situé à l’équateur, a ainsi annulé les droits de douanes sur les importations de chasse-neige ! Au final, les échanges relevant du programme PTA ont représenté moins de 3 % du commerce de l’ASEAN.

En dépit des échecs de plusieurs tentatives, les chefs d’Etat de l’ASEAN ont signé en 1992 un accord de libre-échange, l’Asean Free Trade Agreement (AFTA). Un engagement accueilli avec beaucoup de scepticisme par tous les observateurs. Mais contre toute attente, l’ASEAN a mis en œuvre l’AFTA. Un succès que l’on peut attribuer, indirectement à la Chine.

En effet, contrairement aux apparences, l’objectif de l’AFTA n’était pas de promouvoir l’intégration régionale mais de répondre au défi que représentait l’ouverture de la Chine aux investissements directs étrangers (IDE). Car les pays de l’ASEAN, bien plus ouverts aux IDE que ne l’avaient été le Japon ou la Corée, redoutaient d’être marginalisés par la Chine. Plus que le contexte international de l’époque (naissance du Grand Marché en Europe et du Nafta – North American Free Trade Agreement – en Amérique Latine), cette crainte les a décidé à promouvoir l’ASEAN comme un marché unique auprès des investisseurs. Ainsi, dans un contexte international de baisse des tarifs, ils ont démantelé les barrières douanières qui freinaient les échanges intra-ASEAN. Si la construction de l’AFTA n’a pas empêché la Chine d’accueillir plus d’IDE que l’ASEAN, elle a contribué à améliorer l’attractivité de l’Association. Depuis 2014, cette dernière attire même davantage d’IDE que la Chine.

Entrées des investissements directs étrangers (IDE) dans l’ASEAN et en Chine en milliards de dollars.
Entrées des investissements directs étrangers (IDE) dans l’ASEAN et en Chine en milliards de dollars.

Le « comportement responsable » de la Chine dans la crise asiatique

A la fin de la décennie 1990, les pays de l’ASEAN ont été secoués par la crise déclenchée par la décision de laisser flotter la monnaie thaïlandaise en juillet 1997. Une très forte dépréciation du baht a déclenché des attaques contre les autres monnaies ancrées au dollar. L’intervention du FMI, parfois inadaptée, n’ayant pas restauré la confiance, les pays ont traversé une crise qui se serait aggravée si la Chine avait dévalué à son tour pour que ses exportations regagnent en compétitivité vis-à-vis de l’ASEAN. En maintenant l’ancrage du yuan au dollar et en refusant de s’engager dans une dévaluation compétitive, Pékin a eu un comportement responsable qui a modifié sa perception par les pays de l’ASEAN. Rassurés par son attitude pendant la crise asiatique, ils ont apprécié les initiatives prises par la suite.
(1) Le swap (de l’anglais to swap : échanger) ou l’échange financier est un produit dérivé financier. Il s’agit d’un contrat d’échange de flux financiers entre deux parties, qui sont généralement des banques ou des institutions financières. (2) Les programmes Early Harvest sont des conventions de libre-échange dans le cadre du China-ASEAN Free Trade Agreement. En réduisant les tarifs douaniers sur certains produits agricoles en particulier, dont l’élevage, la viande, le poisson et les noix, l’ASEAN doit pouvoir accéder plus facilement le marché domestique chinois avant l’établissement du FTA.
S’inspirant d’une proposition japonaise, la Chine a discuté des possibilités de swap (1) entre les banques centrales. Elle a ensuite proposé un accord de libre-échange assorti de programmes « Early Harvest » (2) qui ont provoqué un afflux d’importations de produits agricoles chinois. Quelques années plus tard, en engageant un plan de relance pour résister à la crise mondiale, le gouvernement de Pékin a limité son impact sur l’ASEAN.

 
 

Place de la Chine et des Etats-Unis dans le commerce extérieur de l’ASEAN.
Place de la Chine et des Etats-Unis dans le commerce extérieur de l’ASEAN.
Après avoir contribué à resserrer les liens économiques entre les pays de l’ASEAN, la Chine a créé la division par son attitude sur la question des mers de Chine du Sud et de la « ligne en neuf traits ». Pour la première fois de son histoire, les chefs d’Etat n’ont pas réussi à adopter une position commune. L’ASEAN est également divisée vis-à-vis des Etats-Unis et du Partenariat Transpacifique, un accord – frère jumeau du TAFTA – qui propose une intégration profonde régulée par des normes américaines de fonctionnement. Cet accord a été signé par Bruneï, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam. Au cas où les Américains ratifient le TPP, les Philippines et la Thaïlande pourraient faire acte de candidature. Il est toutefois peu probable que cela suffise à redresser la place relative des Etats-Unis et de la Chine dans le commerce extérieur de l’ASEAN. Si le Congrès américain ne raitife pas l’accord, il ouvrira un boulevard à la Chine dans l’ASEAN.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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