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Expert - Politiques chinoises

 

Pivot de la France en Asie : ce n'est pas seulement les sous-marins

Le président François Hollande tient un modèle réduit de sous-marin du constructeur français DCNS lors d'une visite dans les locaux de l'entreprise de défense à Paris le 26 avril 2016.
Le président François Hollande tient un modèle réduit de sous-marin du constructeur français DCNS lors d'une visite dans les locaux de l'entreprise de défense à Paris le 26 avril 2016. La France a battu ses rivaux japonais et allemands pour remporter un contrat de 40 milliards de dollars avec l'Australie afin de fabriquer 12 sous-marins "Shortfin Barracuda". (Crédits : Christophe Petit Tesson / POOL / AFP)

Le 26 avril dernier, la compagnie française de construction navale DCNS a remporté une victoire notable en gagnant, contre le Japon et l’Allemagne, un contrat longtemps attendu sur la fourniture de sous-marins à l’Australie, pour un montant de 40 milliards de dollars. Ce n’est sans doute pas une surprise pour qui suit l’intérêt grandissant de la France en Asie-Pacifique ces cinq dernières années. Depuis l’élection de François Hollande en 2012, le pays a lancé une initiative portant sur toute l’Asie pour tenter de stopper le déclin de son commerce avec les pays asiatiques et d’améliorer son influence dans la région.
En visite en Nouvelle Calédonie du 28 avril au 1er mai, le Premier ministre Manuel Valls a immédiatement décidé sur place de s’envoler vers l’Australie pour y célébrer le deal sur les sous-marins. En froid dans les années 1990 après la décision française d’effectuer des tests nucléaires sur une île isolée du Pacifique, Paris et Canberra ont développé un partenariat étroit depuis une décennie, avec en point d’orgue la décision du Premier ministre australien Malcolm Turnbull, au pouvoir depuis septembre 2015.

Contrairement à son rival japonais Mitsubishi Heavy Industries (MHI), DCNS a promis de construire les éléments principaux des sous-marins sur le sol australien, créant ainsi 2 900 emplois dans la région d’Adelaïde. Le Français s’est également assuré du soutien des entreprises américaines de défense Lockheed Martin et Raytheon. L’une des deux construira les systèmes de combat des 12 sous-marins « Shortfin Barracuda ». Dans le même temps, cette victoire inespérée, à la lumière des relations stratégiques pourtant étroites entre le Japon et l’Australie, met un coup de projecteur sur les ambitions soutenues de la France dans la région Asie-Pacifique. Grâce aux territoires d’outre-mer qu’elle possède notamment dans le Pacifique (Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna, Polynésie française et Clipperton), la France possède le deuxième domaine maritime au monde. Elle fait aussi partie du groupe QUAD (Quadrilateral Defence Coordination Group) qui compte parmi ses membres les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ce groupe coordonne les efforts de sécurité dans le Pacifique, en particulier dans le domaine maritime, en encourageant les Etats insulaires à gérer de façon solide et durable leurs ressources naturelles, dont le secteur de la pêche.

Par ailleurs, la France tente de corriger son focus excessif sur la Chine en développant de nouvelles relations bilatérales avec l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et les pays du Sud-Est asiatique. Tous ont reçu un grand nombre de visites ministérielles françaises. Les territoires ultramarins de la France comprennent aussi une présence dans le sud de l’Océan Indien, avec Mayotte, La Réunion et les îles Eparses. Sans oublier les Terres australes et antarctiques françaises ou encore la région nord-ouest de l’Océan Indien à travers une présence militaire permanente aux Emirats Arabes Unis et à Djibouti. L’ensemble de ces territoires englobe un million de citoyens français. Cela différencie le pays de ses partenaires européens en matière de défense et de sécurité en Asie-Pacifique, en particulier parce que la France est un fournisseur majeur d’armement de plusieurs pays asiatiques comme Singapour, la Malaisie, l’Inde et l’Australie. Entre 2008 et 2012, les nations d’Asie ont représenté 28 % des ventes d’armes françaises, contre 12 % durant la période 2008-2002. Plus généralement, 70 % du transport de marchandises par conteneurs transitent par l’Océan Indien.

Malgré sa position unique, la France soutient une politique européenne commune dans la région, surtout quand il s’agit de la situation en mer de Chine du Sud. En mars dernier, avec le soutien de Paris, Berlin, Londres et d’autres Etats-membres, Federica Mogherini, la Haute-représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, a fait une déclaration critiquant les actions de la Chine :

« L’UE s’engage à maintenir un ordre légal pour les mers et les océans, fondé sur les principes du droit international, comme le reflète la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM). Cela inclut la préservation de la sécurité maritime, de la coopération, de la liberté de navigation et de survol. Sans prendre position sur les revendications territoriales et maritimes en mer de Chine du Sud, l’UE appelle toutes les parties à résoudre leurs différends par des moyens pacifiques, à clarifier les fondements de leurs revendications, et à les défendre en conformité avec le droit international et les procédures d’arbitrage. »
Pour autant, cela ne signifie pas que la France néglige son « partenariat global » avec la Chine. En 2014, les deux pays célébraient les 50 ans de leurs relations diplomatiques. Les deux gouvernements poursuivent différents processus de dialogue bilatéral sur les questions internationales et de sécurité. Cependant, en tant que membre-clé de l’UE, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et contributeur significatif à la sécurité en Asie-Pacifique, la France a lancé une politique asiatique multidimensionnelle.

Tout cela devrait être vu comme autant de bonnes nouvelles par Washington. Alors qu’il y aurait eu des avantages à une victoire de chacun des trois pays-candidates à la fourniture de sous-marins à l’Australie, un rôle plus grand de la France en Asie-Pacifique devrait être bénéfique. A ce stade historique crucial dans l’émergence de la Chine et l’éclosion plus générale de la région, les Etats-Unis ont besoin d’un partenariat fort et engagé de la part des Européens pour encourager Pékin dans la bonne direction et faire reculer ensemble la Chine quand ce n’est pas le cas. Agir de concert avec certaines des plus grandes démocraties du monde peut donner davantage de légitimité à l’action de l’Amérique pour faire respecter l’ordre international en Asie-Pacifique. Pour être précis, le Japon, la Corée du Sud et l’Australie sont ici des partenaires clés des Américains et ils le resteront. Mais chacun d’eux a aussi ses propres limites – et dans le cas du Tokyo, un lourd passif historique avec la Pékin.

Les Etats européens sont déjà largement impliqués dans les interactions économiques avec la Chine. La décision australienne sur les sous-marins va permettre un rôle plus large des Européens, et donc aussi une approche résolue sur les questions sécurité.

Par Philipe Le Corre et Michael O’Hanlon, chercheurs à la Brookings Institution à Washington DC
Article publié en anglais le 9 mai 2016 dans The National Interest.
Traduction : Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Philippe Le Corre est senior fellow à Harvard Kennedy School et non-resident senior fellow à Carnegie Endowment for International Peace. Il est aussi affilié au John K. Fairbank Center for Chinese Studies à Harvard et à l’ESSEC-Irené (Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Négociation). De 2014 à 2017, il fut chercheur à la Brookings Institution à Washington. Il est auteur ou co-auteur des publications suivantes : "China's Offensive in Europe" (Brookings Press, 2016) ; "China's Global Rise : Can the EU and the US pursue a coordinated strategy ?" (Brookings, 2016); "Rethinking The Silk Road" (Palgrave-Macmillan, 2018); « China’s Rise as a Geoeconomic Influencer. Four European case studies” (Carnegie, 2018) et “Enhancing Europe’s Role in the Indo-Pacific” (Carnegie, 2019). Ses recherches se concentrent sur les relations politiques et économiques entre l'Asie et l'Union européenne, la politique étrangère de la Chine et les investissements chinois à l'étranger. Ancien correspondant de presse en Asie pendant dix ans, Philippe Le Corre a aussi été enseignant à Sciences Po, conseiller du ministre de la défense, et directeur associé chez Publicis, où il dirigea une équipe de consultants pour l'Expo universelle de Shanghai en 2008-2010.
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