Société
Témoin - Internationalisation des architectes

 

Constellations d’architectes français : pratiques entre la Chine, l’Inde, et le Myanmar (2/2)

École au Zanskar, Inde, 2014, association Aide Au Zanskar et Architectes Sans Frontières.
École au Zanskar, Inde, 2014, association Aide Au Zanskar et Architectes Sans Frontières. Conception : Douchan Palacios & Vanessa De Castro, soutien à la réalisation : Damiano Carminati. (Crédit :D.R.).

Salariés en France, volontaires en Inde

L’association Aide Au Zanskar (aaZ) a chargé en 2010 Architectes Sans Frontières (ASF) d’évaluer les besoins constructifs d’une école dans la région du Zanskar en Inde. Trop petit pour le nombre d’élèves et soumis aux rudes hivers himalayens, l’établissement n’était ni adapté aux modes d’enseignement ni aux conditions thermiques.

Un groupe d’adhérents d’ASF propose une construction neuve conforme aux risques sismiques de la région montagneuse, et intégrant un chauffage naturel par un dispositif solaire passif. Entre les phases d’études et de réalisation, le projet dure quatre ans (les architectes coordonnent et participent au chantier quatre mois chaque été : en hiver le site est impraticable) et coûte 200 000€ à aaZ.
La mise en service est un succès, les témoignages et les tests thermiques le confirment, la nouvelle école améliore les conditions d’occupation et réduit de quatre à deux mois le temps de fermeture annuel.

L’Inde n’était pas inconnue à un des architectes concepteurs, Douchan Palacios, qui avait, dans le cadre de son stage de diplôme DPLG, participé à une mission de coopération décentralisée pour l’ONG Architecture & Développement à Bangalore pendant 14 mois.
Avec sa compagne Vanessa de Castro, ils profitent de vacances au Zanskar pour analyser le site, rencontrer les habitants et leurs futurs partenaires associatifs. Le couple, accompagné de leur confrère Damiano Carminati également membre d’ASF, partira quatre étés consécutifs dans l’Himalaya. Tous ont la trentaine et des profils originaux : un italien resté en France après une année d’échange Erasmus depuis Milan, une fille de réfugiés de la dictature chilienne, un originaire du Sud de la France.

On retrouve dans ces profils des caractéristiques communes de celles décrites par Johanna Siméant dans son enquête sur les médecins humanitaires (« Entrer, rester en humanitaire : des fondateurs de MSF aux membres actuels des ONG médicales françaises », Presses de Sciences Po / Revue française de science politique, vol. 51, 2001) : ruptures biographiques, origines étrangères de membres du groupe, activités sportives intenses, distance à l’Etat, célébration d’une société civile opposée aux lourdeurs administratives, et goût de l’aventure.

Bien que leur engagement humanitaire se soit construit progressivement, ils en repèrent les origines.
L’envie de changer des habitudes de travail : « partir permet de donner du recul à ta pratique, de remettre en question ton métier » (Damiano Carminati) ; l’éducation familiale : « J’ai été élevée dans le Socialisme, le vrai. C’est le social, qui donne accès aux soins, au logement, à la culture, à l’enseignement » (Vanessa De Castro) ; la formation à l’architecture, reçue comme « facteur de conscientisation », selon les mots de Jean-Pierre Boutinet dans son ouvrage Psychologie des conduites à projet, paru aux Presses Universitaires de France en 2014.

Leurs valeurs sociales n’en sont ressorties que plus affirmées après l’aventure indienne. Pour autant, concilier vie familiale et missions de terrain représente un challenge : « c’est difficile on est entre deux. Nous on fait ça dans notre temps perdu, on cherche à être en indépendant pour se libérer quand il le faut… on est hybrides, c’est difficile dans la durée » (Damiano Carminati).
Une fois l’école livrée, Douchan, Vanessa et Damiano poursuivent leurs activités à Toulouse en tant que salariés ou dirigeants d’agences, et s’engagent localement, en créant des partenariats avec des coopératives d’habitats, l’école d’architecture de Toulouse, et la municipalité… tout en restant ouverts à de nouvelles opportunités indiennes.

École au Zanskar, Inde, 2014, association Aide Au Zanskar et Architectes Sans Frontières.
École au Zanskar, Inde, 2014, association Aide Au Zanskar et Architectes Sans Frontières. Conception : Douchan Palacios & Vanessa De Castro, soutien à la réalisation : Damiano Carminati . (Crédit :D.R.).

Mission au Myanmar pour le Comité International de la Croix-Rouge

Sombre constat, le Myanmar détient l’un des taux d’accidents liés aux mines antipersonnel les plus élevés au monde, et la capacité du pays en service de réadaptation orthopédique ne couvre pas tous les besoins.
Le Comité International de la Croix Rouge (CICR), implanté au Myanmar depuis 1986 s’avère experte en la matière avec 113 centres de réadaptation physique construits dans trente pays, dont quatre au Myanmar.
Organisation impartiale, neutre et indépendante, le CICR a la mission exclusivement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence, et de leur porter assistance.
Le CICR s’efforce également de prévenir la souffrance par la promotion et le renforcement du droit et des principes humanitaires universels. Le CICR emploie environ 12 500 personnes à travers le monde, dispose d’une présence permanente dans 60 pays et intervient dans plus de 80 pays.
Le Myanmar a ratifié en 2011 la Convention sur la sécurité du personnel des Nations Unies et du personnel associé.

En 2015 débute la construction d’un nouveau centre à Myitkyina dans la région sismique du Kachin. Le CICR – plus précisément l’Unité Eau & Habitat basé au siège du CICR à Genève, et surtout le pôle construction, dirigé par Samuel Bonnet, architecte-ingénieur formé à l’ENSAIS (Strasbourg) – construit ce centre en partenariat avec le ministère de la Santé du Myanmar.
Ce dernier dispensera la pose de prothèses, l’accompagnement thérapeutique et la rééducation. Le bâtiment de 3500m² sera livré dans le courant de l’été 2016 et accueillera une soixantaine de lits, 200 patients par mois, pour un coût de 1,5 millions d’euros.

L’équipe de maîtrise d’œuvre internationale et pluridisciplinaire (deux ingénieurs birmans, une ingénieure italienne, une architecte française) est coordonnée par une française chevronnée. Son parcours l’a progressivement amenée à devenir Construction Project Manager pour l’Unité Eau & Habitat du CICR.
Après huit ans d’études entre Rouen et Paris marqués par une année d’échange en Angleterre, l’architecte débute sa carrière à Glasgow en Écosse, puis trouve du travail au Canada… avant de pratiquer au Cambodge et au Vietnam.
Treize ans d’expérience pour des entrepreneurs privés du luxe (ambassades, hôtels) la forment à la gestion de chantier, à la coordination d’équipe ou aux relations clients.

Cherchant du sens à sa pratique et conseillée par des amis de s’orienter vers l’humanitaire, cette nomade réussit les entretiens et intègre la plus ancienne organisation humanitaire au monde. Depuis 2013, elle a supervisé des chantiers au Soudan du Sud, en Somalie et au Myanmar. Ses connaissances et la maîtrise d’outils du secteur privé sont mises à profit pour professionnaliser un secteur humanitaire où l’acte de bâtir semble plus souvent relever de la construction que de l’architecture – selon les propos recueillis auprès de différents architectes exerçant des secteurs humanitaires.
Son travail consiste à élaborer une synthèse, à « enregistrer la mémoire du chantier », six jours sur sept, 10 heures par jour.

Le choc des cultures est vif auprès d’ouvriers et d’entreprises implantés dans un pays à peine sorti de la dictature, et c’est non sans peine qu’elle relève le challenge quotidien d’assurer l’avancée de la construction.

Construction CICR, centre de réadaptation physique, Myitkyina, Région du Kachin, Myanmar, 2015.
Construction CICR, centre de réadaptation physique, Myitkyina, Région du Kachin, Myanmar, 2015. (Crédit : D.R.)

Peu importe le pays pourvu qu’on ait l’ivresse

Partir ne nécessite pas nécessairement de grande renommée, de solides capitaux, ni même d’originale spécialisation.
Ce qui ressort de notre enquête est la volonté individuelle au départ, affirmée par des compétences professionnelles souples, ancrée dans des réseaux de partenaires internationaux, et articulée à des commandes résultant de besoins locaux.

La Chine, l’Inde et le Myanmar apparaissent comme des territoires possibles à la fois pour implanter une filiale d’agence, œuvrer pour une association, ou une organisation internationale.

Bien que visible, l’intérêt préalable porté aux pays ne détermine pas directement le passage à l’acte de s’expatrier, de devenir volontaire par intermittence ou humanitaire à plein temps.
Un des dénominateurs commun entre les parcours est le voyage : en échange international pendant la formation, en famille ou en solitaire, le motif de dépaysement est poursuivi, qu’il conduise à un nouvel enracinement – Aurélien Pasquier et sa famille en Chine –, à une euphorie temporaire mobilisée comme levier d’action en France – architectes Sans Frontières à Toulouse – ou à un déracinement assumé – architecte du CICR.

Les modes d’intervention orientent intensément les déplacements des professionnels : l’un créé une filiale d’entreprise dans une ville où le marché est porteur, d’autres mènent un projet pour le compte d’une association déjà établie en Inde, la dernière suit le fil des missions annuelles prescrites par le CICR.

Je remercie l’ensemble des architectes et des personnes m’ayant accordé leur temps en entretien, ainsi que pour leurs conseils et apports à ce texte.

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A propos de l'auteur
Laura Rosenbaum est architecte d’État habilitée à la maîtrise d’œuvre en nom propre. Après quelques années d’expériences professionnelles en France et au Chili, elle débute une thèse de sociologie sous la direction de Guy Tapie au laboratoire PAVE, ensapBx, Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux, financée par le ministère de la Culture et de la communication. Ses travaux s’intéressent à l’internationalisation de la profession d’architecte.
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