Politique
Analyse

Entre Timor oriental et Australie, l'enjeu frontalier des ressources maritimes

Des étudiants est-timorais vivant en Indonésie manifestent à Jakarta le 24 mars 2016 devant l'ambassade d'Australie
Des étudiants est-timorais vivant en Indonésie manifestent à Jakarta le 24 mars 2016 devant l'ambassade d'Australie pour demander à Canberra de trouver un résolution au litige historique avec le Timor oriental sur le partage des ressources en pétrole et en gaz en mer de Timor. (Crédits : BAY ISMOYO / AFP)
Les 22 et 23 mars, ont eu lieu devant l’ambassade de l’Australie à Dili, dans d’autres villes du Timor-Leste, mais aussi à l’étranger – en Australie et en Indonésie notamment –, d’importantes manifestations contre « l’occupation de la Mer de Timor par l’Australie » et en faveur de la démarcation définitive des frontières maritimes. A Dili, elles ont réuni environ 30 000 personnes, non seulement des jeunes, venus en grand nombre, mais aussi des adultes, dont une forte représentation des fonctionnaires, hommes et femmes, et des familles.
Dans un pays qui a longtemps souffert de la domination indonésienne, avant de goûter à l’indépendance, la recherche du respect des frontières est primordiale. Quels sont les ressorts du litige avec l’Australie ? Analyse.

Contexte

Le Timor-Leste, nom portugais du Timor oriental ou Timor-Est, est indépendant depuis le 20 mai 2002. Ce pays d’Asie du Sud-Est est constitué de la moitié orientale de l’île de Timor et de l’Oecussi-Ambeno, une enclave située dans la partie occidentale de l’île de Timor, entourée par le Timor occidental sous souveraineté indonésienne.

Ancienne colonie portugaise durant près de quatre siècles à partir de 1596, le Timor oriental fut, après l’invasion indonésienne de décembre 1975, annexé unilatéralement par ce pays en 1976. Cette annexion ne fut jamais reconnue par les Nations Unies, qui organisèrent un référendum d’autodétermination en août 1999 qui conduisit à la pleine indépendance du Timor oriental en 2002. L’invasion indonésienne et la violence de son contrôle sont responsables de nombreux morts : les estimations les plus crédibles varient entre 100 000 et 200 000.

Manifestation à Dili le 22 mars 2016 "contre l'occupation de la mer de Timor" par l'Australie.
Manifestation à Dili le 22 mars 2016 "contre l'occupation de la mer de Timor" par l'Australie. (Copyright : Christine Cabasset)

Le partage des ressources en hydrocarbures, un litige historique avec Canberra

Le problème du partage des ressources en hydrocarbures avec l’Australie n’est pas récent. C’est précisément pour pouvoir négocier avec l’Indonésie l’exploitation des hydrocarbures que l’Australie a été le premier Etat et le seul pays occidental à reconnaître, de facto dès 1978, et de jure en 1989, l’annexion de Timor-Est par l’Indonésie (1976). Dans la perspective de l’indépendance à laquelle Timor-Est devait accéder suite au référendum d’août 1999, les différents traités devaient être renégociés avec le pays. Mais, c’est là aussi pour échapper au Droit maritime international en suivant le principe de la plate-forme continentale qui l’avantage, et non celui de l’équidistance entre les côtes des deux pays, que l’Australie s’est retirée de l’UNCLOS (Convention des Nations Unies sur la loi de la mer), deux mois avant l’indépendance officielle de Timor-Leste.

Plusieurs traités ont néanmoins été établis pour régir l’exploration et l’exploitation des ressources hydrocarbures en mer de Timor, mais l’un d’eux a fourni la base au litige qui envenime les relations politiques entre le Timor-Leste et l’Australie depuis 2013. Les deux pays ont signé en janvier 2006 (ratifié en février 2007) un traité intitulé « Certains arrangements maritimes dans la mer de Timor » (CMATS − Certain Maritime Arrangements in the Timor Sea). Ce traité a établi le partage en parts égales des recettes d’exploitation des gisements pétroliers et gaziers situés dans l’aire de Greater Sunrise, en échange de quoi toute négociation sur les frontières était gelée pendant 50 ans. Début 2013, ce traité se trouvait remis en cause. Deux raisons à cela. Six ans après sa ratification, un accord concernant les modalités d’exploitation n’avait toujours pas été trouvé, entraînant une dénonciation du traité comme il était prévu par l’une de ses clauses. Seconde raison : suite aux révélations d’un ancien agent des services secrets australiens, Timor-Leste a accusé l’Australie d’avoir espionné les négociations bilatérales de 2004.

Le gouvernement de Dili s’est alors tourné vers la Cour internationale de justice (CIJ) des Nations unies à La Haye, l’arbitrage devant débuter le 5 décembre 2013. Or, deux jours avant, le 3 décembre, les services secrets australiens ont mené un raid au domicile de l’avocat Bernard Collaery (australien) représentant les intérêts de Timor-Leste pour y saisir les documents compromettants. L’affaire a entraîné les remous diplomatiques que l’on imagine, avec, à la clé, déjà une manifestation organisée à Dili, devant l’ambassade d’Australie. Un jugement intérimaire a été rendu le 3 mars 2014 par la CIJ « concernant les questions relatives à la prise et à la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie) ». Le jugement statuait que « les documents en question doivent rester scellés jusqu’à toute nouvelle décision du tribunal ».

Afin d’apaiser les relations, début septembre 2014, Dili a décidé de suspendre sa plainte contre l’Australie auprès de la CIJ pour lui préférer une résolution à l’amiable du litige. En mai 2015, la partie australienne a finalement restitué les documents volés au Timor-Leste, lequel a retiré sa plainte concernant cette affaire. Mais il a déposé une nouvelle plainte auprès de la CIJ pour les faits d’espionnage des négociations de 2004.

Pancarte pour la manifestation, à Dili le 22 mars 2016, "contre l'occupation de la mer de Timor" par l'Australie.
Durant la manifestation à Dili le 22 mars 2016 "contre l'occupation de la mer de Timor" par l'Australie. (Copyright : Christine Cabasset)

Pourquoi des manifestations d’une telle ampleur cette année ?

La délimitation définitive des frontières maritimes constitue un enjeu fort pour Timor-Leste. Il s’agit bien sûr de souveraineté nationale, mais aussi, surtout peut-être, d’accès et de contrôle des ressources hydrocarbures – l’enjeu économique estimé est d’au moins 40 milliards de dollars – et halieutiques – au moins 40 millions de dollars de perte annuelle en pêche illégale. Il faut avoir à l’esprit qu’en 2016, le contexte a changé. Il y a dix ans, à l’heure de la signature du CMATS, la priorité de Timor-Leste était de bénéficier le plus rapidement possible de recettes pétrolières.

Ce n’est qu’en 2005 que le fond pétrolier, créé cette même année, a commencé à ramener quelques recettes au pays, jusqu’alors totalement dépendant de l’aide internationale. Le budget annuel de l’Etat est resté d’ailleurs minime jusqu’en 2007, surtout à comparer au budget actuel : 230 millions de dollars en 2006-07 contre 1,5 milliard de dollars depuis 2012. Aujourd’hui, les conditions économiques et financières sont très différentes. Le fond pétrolier est de plus de 16 milliards de dollars. Par ailleurs, en 2015 et 2016, l’Etat est-timorais a fait une priorité de la délimitation définitive des frontières, qu’elles soient terrestres avec l’Indonésie, ou maritimes avec l’Australie et l’Indonésie.

Avec l’Indonésie, les relations ont été restaurées très rapidement. Dès 2000-2002, elles se sont développées particulièrement à partir de 2008 sous la présidence indonésienne de Susilo Bambang Yudhoyono (2004-2014) et, du côté est-timorais, sous la gouvernance de José Ramos-Horta (président de 2007 à 2012) et de Xanana Gusmao (Premier ministre de 2007 à 2015). Plus récemment, diverses rencontres ont eu lieu en 2015 et 2016 entre le président indonésien Joko Widodo « Jokowi » et la ministre indonésienne des Affaires étrangères Retno Marsudi, et le Premier ministre est-timorais Rui Maria de Araujo et son ministre des Affaires étrangères Hernani Coelho, suivies par plusieurs réunions techniques. Elles ont montré la volonté qu’ont les deux pays de résoudre les litiges frontaliers terrestres (2% de tracé en suspend) et maritimes (intégralité). En contraste, l’issue du litige avec l’Australie continue aujourd’hui à apparaitre plus complexe et incertaine. Du côté est-timorais, le gouvernement, comme les autres organes étatiques, a fait de cette question une affaire nationale et internationale, expliquant l’intensité des manifestations.

Banderole de la manifestation à Dili le 22 mars 2016 "contre l'occupation de la mer de Timor" par l'Australie.
Banderole de la manifestation à Dili le 22 mars 2016 "contre l'occupation de la mer de Timor" par l'Australie. (Copyright : Christine Cabasset)

Ressentiment anti-australien ?

Les mauvaises relations entre l’Australie et le Timor-Leste dans ce domaine n’ont jamais provoqué de ressentiment. Plusieurs facteurs concourent à cela. Outre la présence significative d’Australiens dans différents secteurs du pays depuis l’indépendance, de nombreux Est-Timorais sont liés depuis longtemps à l’Australie, soit parce qu’ils y ont été réfugiés durant le conflit entre l’Indonésie et Timor-Est, entre 1975 et 1999, soit parce qu’ils y ont suivi des études à cette période ou depuis 2002. Ils savent aussi combien la politique officielle nationale, qui jouait contre l’indépendance de Timor-Leste, cohabitait, par exemple, avec l’activité de groupes de solidarité en faveur de l’autodétermination de ce dernier. Par ailleurs, les Est-Timorais suivent depuis longtemps une politique de bon voisinage les amenant à faire une claire distinction entre d’éventuels problèmes politiques, et la poursuite des relations diplomatiques et de coopération.

Il est un fait mis en relief par l’organisation et la coordination conjointes de manifestations les 22 et 23 mars derniers à Timor-Leste et dans différentes villes d’Australie comme Melbourne, Sydney, Canberra, Adelaïde, ainsi que la participation, à Dili, d’intervenants australiens. Il ne s’agissait pas d’un conflit entre les deux pays, mais d’une option politique, non seulement désapprouvée par les Est-Timorais, mais aussi par une partie de l’opinion publique australienne. Signe d’un retournement de l’histoire, il est intéressant d’observer que des manifestations de soutien à Timor-Leste face à l’Australie ont également eu lieu dans quelques villes d’Indonésie, comme Jakarta et Yogyakarta.

Côté australien, plusieurs signes ont été encourageants : en juillet 2015, l’opposition dans le pays, le Parti travailliste, s’était engagée à renégocier les frontières maritimes avec Timor-Leste selon le droit maritime international en cas de victoire lors des élections fédérales de 2016. Récemment, en février dernier, Tanya Plibersek, vice-dirigeante de l’opposition, a confirmé cet engagement, soulignant que dans un contexte où l’Australie appelle régulièrement les autres pays à respecter les normes et les lois internationales pour résoudre les conflits, dans le litige qui l’oppose à Timor-Leste, il ne pouvait pas non plus y avoir d’autre issue que celle dictée par la justice internationale.

Par Christine Cabasset, à Dili

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A propos de l'auteur
Christine Cabasset est chercheure associée au Centre Asie du Sud-Est (CASE, CNRS/EHESS) et à l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (IRASEC, CNRS), et consultante auprès du ministère de l’Education de Timor-Leste. Elle est docteure en géographie et aménagement (Paris-Sorbonne IV) spécialisée dans l’étude du tourisme. Ses principaux terrains de recherches sont l'Asie du Sud-Est, et particulièrement l'Indonésie et le Timor-Leste, pays où elle se rend annuellement. Elle a co-dirigé avec Frédéric Durand un ouvrage "Timor-Leste, How to build a new nation in Southeast Asia in the 21st Century?", publié en 2009 par l'IRASEC.