Société
Reportage

Uygur TV, la petite chaîne stambouliote qui compte bien monter

Dans les studios de Uygur TV à Istanbul
Dans les studios de Uygur TV à Istanbul, la chaîne de télévision de la communauté ouïghoure, minorité musulmane de langue turque venue de la province chinoise du Xinjiang. (Copyright : Enrico Mattia Del Punta)
Dispersés aux quatre coins du monde, les Ouïghours s’inquiètent de la possible dilution de leur culture. A Istanbul, où vivent près de 25 000 membres de cette communauté d’ethnie musulmane et de langue turque venue du nord-ouest de la Chine, Uygur TV s’est donné la mission de faire vivre cette culture par et pour les Ouïghours du monde entier. Visite guidée.
Bâtiments sans charme, fourmillements de vie et voies rapides, le quartier stambouliote de Sefaköy est à l’image du grand Istanbul. La réalité de millions d’habitants de cette colossale cité-ruche, loin, très loin des splendeurs levantines et ottomanes de la ville historique. C’est dans cette immensité anonyme qu’une partie des Ouïghours de Chine installés à Istanbul ont élu domicile. Au moins 3 000 d’entre eux y vivraient.

Le quartier est populaire et tranquille. Difficile d’imaginer ici une chaîne de télévision s’installer dans un pareil endroit, qui nécessite plus d’une heure de transport pour rallier le centre d’Istanbul. Pourtant, c’est le cas. Derrière l’un de ces murs, Uygur TV attend notre visite. Et pour cause, c’est une chaîne hors du commun qui, dans le cas où vous ne pratiquez pas le Ouïghour, a peu de chance de vous dire quoi que ce soit.

A l'entrée des locaux de Uygur TV
A l'entrée des locaux de Uygur TV, à Istanbul, la chaîne de télévision de la communauté ouïghoure, minorité musulmane de langue turque venue de la province chinoise du Xinjiang. (Copyright : Enrico Mattia Del Punta)

Une association pour faire vivre une culture

Nous sommes arrivés à destination. Sur des portes en verre, deux mots discrets qui contiennent tout le concept : Uygur Media. Abdulehed Er est le président-adjoint de la Eastern Turkestan Educational & Solidarity Association, qui recouvre de nombreuses activités d’entraide et de maintien de la culture ouïghoure. Le dirigeant nous reçoit sobrement : « Nous traduisons des livres, essentiellement depuis le turc et l’arabe vers le ouïghour et nous les envoyons au Turkestan oriental [Nom donné par les Ouïghours à la province chinoise du Xinjiang, NDLR] où certains sont interdits. Nous avons aussi une crèche pour les 4-6 ans et nous enseignons la culture ouïghoure à des enfants et des adolescents. »

Cependant, dans ce bâtiment, la principale activité de l’association est toute autre. « Nous sommes la première, et probablement la seule chaîne de télévision dans le monde entièrement dédiée à la communauté ouïghoure et à sa culture », lance Abdulehed Er. Un instant, un sourire de fierté passe sur le visage austère de l’homme. Comme tous les journalistes qui travaillent sur cette chaîne, Abdulehed a quitté le Xinjiang pour fuir la répression chinoise avant d’atterrir en Turquie. Cette dernière, notoirement nationaliste, fière de son passé et défendant l’idée d’un unique et grand peuple ethniquement « turk », considère les Ouïghours comme des cousins de sang. Au même titre que les Turkmens de Syrie pour lesquels la Turquie a construit un camp d’accueil spécial près du village de Yamadi. Au moins 3 000 d’entre eux auraient cependant franchi la frontière turque début février en raison de l’avancée des forces pro-régime syrien qui les prendraient particulièrement pour cible. Si la Turquie accueille déjà plusieurs millions d’autres réfugiés syriens, elle a désormais fermée sa frontière provoquant du même coup un engorgement de milliers de personnes dans des conditions sanitaires difficiles.

Cette approche ethnique a conduit de nombreux Ouïghours à s’installer au pays des Sultans ottomans et à y installer la base arrière de certains instruments de lutte pour la défense de leur cause. « Nous sommes environ 300 000 en Turquie, certains bien sûr sont devenus des citoyens turcs ou ont eu des enfants turcs ; ici à Istanbul, nous sommes autour de 25 000 », raconte Abdulehed. Et de poursuivre : « Nous avons de bonnes relations avec le gouvernement turc même si nous sommes bien conscients qu’il a aussi des relations avec la Chine et son gouvernement car cela est nécessaire. Et puis le peuple turc nous soutient, c’est ça le plus important. Nous sommes une seule nation, nous avons le même sang, nous sommes des frères. »

Peu médiatisée et délaissée par les médias occidentaux, la cause ouïghoure est parfois comparée à celle des Rohingya de Birmanie, autre ethnie musulmane persécutée dans un pays majoritairement bouddhiste et dont la situation terrible est devenue de plus en plus visible avec l’ouverture du régime militaire. Si la comparaison ne va pas bien loin, elle provoque souvent un sentiment d’abandon parmi la communauté ouïghoure qui y attribue volontiers une forme de mercantilisme des grandes économies ne voulant pas se brouiller avec la machine économique chinoise. La Turquie cherche quant à elle depuis toujours à ménager la chèvre et le choux et y parvient relativement bien puisqu’elle entretient avec la Chine des relations économiques prospères, bien que largement teintées de méfiance.

« Cette fraternité rend l’intégration facile car notre image est bonne auprès des Turcs, reprend Abdulehed. Ils savent que nous sommes travailleurs, au point que parfois on nous demande si nous avons des travailleurs disponibles, mais nous n’avons pas de chômeurs. Nous sommes des commerçants donc nous trouvons toujours à travailler. » Pourtant, la mission de cette homme arrivé à Istanbul dans les années 2000 consiste en tout autre chose. Inquiet de la dilution de la culture ouïghoure en Chine, à cause de la répression de Pékin, et dans le reste du monde à cause des générations d’enfants naissant dans un autre univers culturel.

L’impact du 11-septembre

A quelques pas du bureau où nous sommes reçus, une volée de marches descend vers un sous-sol. Murs blancs, une table basse où traînent des verre de thé presque vides, de petits tapis ouvragés sont posés au sol. L’appel à la prière a retenti il y a peu et les Ouïghours sont souvent très religieux. Beaucoup parmi ceux qui ne l’étaient pas le sont devenus par résistance aux coups portés à la pratique de l’Islam au Xinjiang par les autorités chinoises. Certains se sont même radicalisés au point que dès 2001, des Ouïghours de Chine et d’ailleurs ont été arrêtés parmi les réseaux djihadistes afghans. Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels, ils seraient également nombreux dans les rangs de l’organisation Etat islamique et d’autres groupes radicaux présents en Syrie et en Irak.

Pour le président-adjoint de la Eastern Turkistan Educational & Solidarity Association, les choses ne s’arrêtent pas là : « Le 11-septembre a eu un grand impact sur notre vie car il a justifié l’arrestation de beaucoup de gens à cause de leur pratique pieuse de l’islam ou parce qu’ils étudiaient notre langue [voisine du turc mais s’écrivant en alphabet arabe et de droite à gauche, NDLA], alors qu’ils n’étaient pas des radicaux. » Non affiliée au Congrès Mondial des Ouïghours, l’association est modérée mais religieuse, comme la plupart de ses homologues. Les panturkistes qui ont constitué le début du mouvement de résistance à la présence chinoise ainsi que les premiers réseaux de migration vers l’étranger ont progressivement laissé la place aux organisations salafi, parfois même djihadistes. A la plus grande peine des modérés qui, indépendantistes ou pas, y voient le risque de discréditer leur cause sur la scène internationale.

Plongée dans les studios

D’un mot, Abdulehed s’excuse pour le désordre. Tout le monde ici est pleinement dédiée à sa mission et le rangement n’est pas une priorité. Il y a trop à faire. « Notre objectif est de défendre notre culture, c’est à cela que tout ça sert. Nous voulons faire de notre cause une problématique mondiale. Nous voulons attirer la lumière sur ce que vit notre peuple pour que les gens s’en préoccupent”, lance l’homme. Ses mots transpirent l’émotion.

Avec fierté, il nous guide à travers des studios modestes mais à l’ambiance studieuse. Une demi-douzaine de jeunes hommes y travaillent dans le silence, ils préparent le programme des jours à venir, des émissions en plateau, ils alimentent le site web. « Tout a commencé avec le site que nous avons lancé en 1999, confie Abdulehed. A l’époque, les Chinois ne savaient même pas comment bloquer les contenus qui leur déplaisaient. Aujourd’hui, bien sûr, il est impossible de le consulter là-bas. » Mais peu importe, Abdulehed est fier de la réussite du site : « Nous recevons en moyenne 10 000 visiteurs par jour, ils sont partout dans le monde, aux Etats-Unis, en Europe, en Asie centrale, en Australie. Partout sauf en Chine bien sûr. Et ce n’est pas prêt d’arriver parce qu’ils ne nous lâchent pas. Parfois, ils envoient des espions où ils essaient de nous couper les fonds de diverses façons, mais cela ne nous empêche pas d’avoir de grands projets. » C’est peu dire.

Car s’il est difficile de démêler le vrai du faux quant aux opérations extérieures chinoises à l’encontre des Ouïghours en Turquie, les ambitions de Uygur TV sont bien réelles. « Nous allons devenir une véritable chaîne de télévision, diffusée par satellite partout dans le monde. Je ne peux pas encore précisément dire quand mais c’est pour bientôt », annonce Abdulehed. Et bien qu’il espère bientôt voir grandir son média, embaucher et changer de locaux prochainement, il nous a gardé le meilleur pour la fin : le studio lui-même, où lui et d’autres enregistrent la plupart des émissions. « Nous traitons de tous les sujets qui peuvent intéresser les Ouighours de par le monde, de notre culture, de notre langue, de l’histoire, parfois de l’islam, de la théologie, etc. »

En fond, une photo de la grande mosquée de Kashgar, très sacrée pour les Ouïghours et dont l’imam a été assassiné par des extrémistes en 2014. Abdulehed la regarde avec émotion. Il conclut sobrement la visite. « Bien sûr que je rêve de retourner vivre là-bas un jour, sur ma terre, de la revoir. Surtout parce qu’une partie de mes proches s’y trouvent encore. Je voudrais surtout que les Ouïghours y vivent en paix, mais je sais que c’est impossible, et ça empire. Maintenant qu’ils peuvent avoir un passeport et sortir, ils s’échappent mais ils ne réalisent pas qu’ils dépeuplent leur terre et que nous risquons de la perdre. »

Par Jean-Baptiste Bonaventure

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A propos de l'auteur
Jean-Baptiste Bonaventure est journaliste indépendant, en mouvement entre la France, la Turquie et l'Ukraine. Passionné de problématiques internationales et sociales, il collabore ou a collaboré avec de nombreux médias français parmi lesquels les Echos, Le Parisien Magazine, Ijsberg Magazine, LesInrocks.com, Usbek & Rica, Pays Emergents, Philosophie Magazine (hors-série). Son travail se focalise essentiellement sur les problématiques "froides" et les reportages.