Politique
Analyse

La Chine au Moyen-Orient ou l'intenable stratégie du statu quo

Le président chinois Xi Jinping avec son homologue iranien Hassan Rohani durant une cérémonie d'accueil à Téhéran le 23 janvier 2016.
Le président chinois Xi Jinping avec son homologue iranien Hassan Rohani durant une cérémonie d'accueil à Téhéran le 23 janvier 2016. (Crédits : STR / AFP)
Fin janvier, Xi Jinping a profité d’une tournée de 5 jours au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour annoncer une nouvelle série d’investissements chinois pour la région. La nouvelle étape d’une politique qu’il sera difficile de limiter à un aspect purement commercial et financier.
“Une terre d’abondance”, c’est ainsi que le président chinois Xi Jinping voit la région Moyen-Orient. Du moins, c’est ainsi qu’il l’a qualifiée lors de sa tournée dans trois pays majeurs de la région MENA (Middle-East North-Africa) : l’Egypte, l’Arabie saoudite et l’Iran. Dans un contexte de guerre en Irak et en Syrie, de violences en Israël et de rupture des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, l’expression du dirigeant chinois peut surprendre mais elle parle d’elle-même. L’Empire du milieu veut profiter des immenses potentiels économiques moyen-orientaux quel que soit le contexte géopolitique.

Contexte

Le timing de la tournée moyen-orientale de Xi Jinping n’avait rien d’anodin. Les Saoudiens venaient juste d’exécuter un leader du clergé chiite et des Iraniens enragés avaient en réponse pris d’assaut l’ambassade saoudienne à Téhéran. Une brouille explosive que Xi Jinping, concentré sur sa stratégie purement commerciale, a totalement ignorée. C’est le premier voyage officiel du président chinois dans la région, alors qu’il a visité assidûment le reste du monde. Il faut dire que Xi avait annulé son voyage prévu en 2015 à cause de la guerre entre l’Arabie Saoudite et les rebelles houthis au Yémen.

Cette année, le président chinois a réussi un coup très opportuniste, puisque sa visite en Iran est intervenue juste après la levée des sanctions internationales. Premier dirigeant d’une grande puissance à se présenter à Téhéran, il a ainsi placé la Chine dans les meilleures conditions pour faire des affaires. Rappelons que Pékin n’a pas toujours maintenu une position de neutralité complète dans la région. Les Chinois furent en effet l’un des principaux fournisseurs d’armes des Iraniens durant leur guerre contre l’Irak.

Réserves stratégiques et débouchés commerciaux

Déjà très liée commercialement à l’Arabie saoudite et à l’Iran grâce auxquels elle remplit ses réserves stratégiques énergétiques, la Chine a depuis quelques années des ambitions commerciales bien plus importantes pour la région. « Il ne s’agit plus seulement d’acheter du pétrole et du gaz mais aussi désormais de revendre des produits chinois à ces pays », explique Ali Laïdi, chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Puissance industrielle de premier ordre qui voit sa croissance au plus bas depuis 25 ans, la Chine cherche en effet à exporter sa gigantesque production avec en toile de fond l’éternelle quête du retour à la grandeur passée.

Depuis longtemps implantée en Afrique et étendant son influence dans la zone Pacifique, le regard de la Chine est aussi tourné vers l’Ouest : les pays d’Asie centrale et du Moyen-Orient avides de produits manufacturés pour soutenir leur développement, et les pays occidentaux auxquels Pékin espère vendre encore plus de ses marchandises. De plus, dans cette période d’instabilité, la Chine cherche à assurer ses propres approvisionnements. « Avec le temps, ses besoins en énergie de grande puissance industrielle d’un côté, et ses besoins de technologies de pointe de l’autre côté, ont conduit la République populaire à s’intéresser de plus en plus au Moyen-Orient », résume Khattar Abou Diab, enseignant à l’université Paris-Saclay et directeur du Conseil Géopolitique-Perspectives.

C’est dans ce but que Xi Jinping a resuscité en 2013 la Nouvelle Route de la Soie et ses nombreux corridors terrestres et maritimes (voir notre dossier). Et c’est justement pour mener à bien cette immense entreprise que le président chinois s’est déplacé pour distribuer promesses, contrats et yuans là où d’aucuns se sont cassés les dents en essayant de pacifier la zone par la diplomatie ou les bombes. Mais le plan chinois est tout autre pour relever ce défi considéré comme impossible par de nombreux observateurs.

Non-ingérence et amitiés pragmatiques

C’est en effet la ligne stricte de non-ingérence que s’est imposé Pékin depuis 1949 – en dehors de son voisinage direct – qui sert de pivot à la stratégie chinoise au Moyen-Orient. Epargnée par les rancoeurs régionales, la Chine y entretient même de vieilles amitiés pragmatiques. En 1956, l’Egypte de Nasser a en effet été l’un des premiers pays à reconnaître la République populaire alors très isolée. Elle-même n’a jamais tourné le dos à l’Iran sous embargo auquel elle achetait du pétrole au marché noir sans pourtant le soutenir particulièrement dans les négociations sur le nucléaire. Quant à l’Arabie saoudite, les deux pays sont liés par des ventes de missiles qui ont commencé dans les années 1980 ; aujourd’hui, Ryad est le premier fournisseur de pétrole de Pekin. Enfin, Israéliens et Chinois s’entendent depuis longtemps sur le marché des technologies de pointe. « Les Américains l’ont reproché plusieurs fois aux Israéliens », précise Khattar Abou Diab, qui ajoute que « la Chine soutient une solution équilibrée à deux Etats sans pour autant entrer en confrontation avec Israël ».

Politique de l’investissement

Forte de ce statut et de ses liquidités, la Chine investit donc dans de nombreuses infrastructures pour établir et sécuriser ses routes. Sur la partie maritime, cela prend la forme d’une série de « ports civils qui pourraient très bien devenir militaires si nécessaires », complète Ali Laïdi. A terre, ce sont des centaines de ponts et des milliers de kilomètres de routes, de chemins de fers et de pipelines qui apparaissent à travers le continent eurasien. Au moins de 40 milliards de dollars ont ainsi été débloqués en 2015.

Mais construire ne suffit pas et les Chinois en sont conscients puisqu’ils ont depuis longtemps sorti le chéquier et le stylo à contrats. Le président Xi a notamment annoncé un programme de financement pour l’industrialisation du Moyen-Orient qui comprend notamment un prêt de 15 milliards de dollars, un crédit aux entreprises de 10 milliards de dollars et des prêts concessionnels de 10 milliards de dollars. Sur la sécurité, ce sont 300 millions de dollars qui serviront à son maintien et à la formation des polices des pays de la région. Par ailleurs, la Chine consacrera 35 millions de dollars d’aide humanitaire aux zones de crise ouverte (Syrie, Lybie, Yémen) et aux pays qui en subissent les conséquences directes (Liban et Jordanie). Enfin, près de 7,5 millions de dollars sont quant à eux destinés à l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens.

La liste est encore longue et elle s’est accompagnée d’une énième incitation au calme dans la région. « Le recours à la force n’apportera aucune solution aux problèmes et la mentalité du jeu à somme nulle n’apportera aucune paix durable », a asséné le président chinois lors de son discours au siège de la Ligue Arabe au Caire. Une rhétorique claire qui transpire presque le pacifisme mais dont le sens ne doit pas être mal interprété. « La Chine n’a pas besoin d’un Moyen-Orient pacifié, affirme Ali Laïdi, car elle ne met aucune condition politique à ses relations économiques avec un pays. Les Chinois ne sont pas naïfs, ils savent que les problématiques régionales datent de dizaines d’années, voire plusieurs siècles et ils savent qu’il ne suffira pas de venir faire du commerce pour stabiliser la région. » C’est la sécurisation de leurs intérêts qui importe aux autorités chinoises.

Du partenaire commercial au gendarme du monde ?

Contrairement à ce qui lui a souvent été prêté, la Chine ne poursuit pas d’objectifs politiques au Moyen-Orient. Elle ne joue pas le jeu de la Russie, qui se pose clairement en rivale des Américains comme principale « force de paix » sur place. « La Chine privilégie toujours le soft power et rejette tout ce qui s’apparente à de l’ingérence, analyse Khattar Abou Diab. C’est une puissance de statu quo. » Une vision partagée par Ali Laïdi : « Pékin ne vise pas une sorte d’impérialisme mais la pérennité de son modèle politico-économique. Les dirigeants chinois vont donc chercher le pétrole et le gaz dont ils ont besoin. Pour des questions de business et de balance des paiements, ils sont capables de fournir des infrastructures, mais ils ne veulent absolument pas récupérer le rôle américain de gendarme du monde. »
« Il n’y a que dans son voisinage direct que la Chine est impérialiste. C’est une constante de son Histoire”, tempère toutefois Khattar Abou Diab.
Pour l’instant, l’équilibrisme chinois fonctionne car tout le monde y trouve son compte, notamment les pays du Moyen-Orient qui ont désespérément besoin d’investissements. « Ils ont compris que dans cette époque de désordre stratégique, ils ont besoin de relations diversifiées comme c’est le cas pour les pays plus développés », résume Khattar Abou Diab. A long terme, cette politique de l’ultra pragmatisme semble cependant difficile à tenir car elle n’est pas contagieuse. « Ce n’est pas un partenaire économique supplémentaire qui va pacifier la zone », commente Ali Laïdi.

Pour le chercheur de l’IRIS, il ne fait d’ailleurs aucun doute que la Chine devra adopter à terme une position politique plus tranchée dans la région : « Malgré ce qu’ont voulu penser beaucoup de gens intéressés par les richesses régionales, les problématiques y sont profondes et une approche purement économique ne peut pas tout. Les Chinois ne pourront pas brandir éternellement la neutralité économique ; il leur faudra à un moment se positionner clairement. Après tout, pourquoi pas imaginer, dans 10 ou 15 ans, une intervention chinoise au Moyen-Orient ? Car plus ils s’y exposeront, plus ils devront s’engager. » Et pour cause, comment ne pas réagir à l’attaque d’un groupe islamiste prenant pour cible les ressortissants chinois ou les intérêts de Pékin dans la région ? Surtout, comment réagir sans risquer de voir la province chinoise du Xinjiang comme terre de jihad ?

A n’en pas douter, les dirigeants chinois sont pleinement conscients de cette problématique mais ils se gardent de la développer. Bien au contraire, le président Xi a insisté sur le fait que son pays « n’avait pas l’intention de […] bâtir une sphère d’influence ni de combler le vide – laissé par le repositionnement des forces américaines dans la région Pacifique – mais uniquement de trouver des partenaires commerciaux.

Apporter une autre optique

Quel serait le fondement d’une politique chinoise pérenne au Moyen-Orient ? Peut-elle proposer une autre approche de la région ? En faisant ce qu’elle sait faire de mieux – être neutre -, pourrait-elle se différencier des autres grandes puissances qui interviennent militairement quand la diplomatie échoue ?
« La Chine pourrait être utile si elle parvient à faire pression sur la Russie, si elle apporte un équilibre politique face aux Européens et aux Américains et si elle discute avec les puissances régionales émergentes, soutient Khattar Abou Diab. Car au vu de ses grands intérêts, elle ne peut rester éternellement indifférente à la situation. »
Pour cela, l’Empire du milieu devra accepter, non pas d’endosser le rôle de gendarme du monde, mais a minima celui d’un acteur parmi les autres puissances dans la construction de la paix. Une problématique à laquelle font face tous les grands pays émergents : après avoir profité de la mondialisation pour s’enrichir, ils devront tôt ou tard se poser la question de leurs responsabilités, en tant que puissance régionale ou mondiale.
Par Jean-Baptiste Bonaventure à Istanbul

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A propos de l'auteur
Jean-Baptiste Bonaventure est journaliste indépendant, en mouvement entre la France, la Turquie et l'Ukraine. Passionné de problématiques internationales et sociales, il collabore ou a collaboré avec de nombreux médias français parmi lesquels les Echos, Le Parisien Magazine, Ijsberg Magazine, LesInrocks.com, Usbek & Rica, Pays Emergents, Philosophie Magazine (hors-série). Son travail se focalise essentiellement sur les problématiques "froides" et les reportages.