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Inde : visite chez Rikhi Ram, luthiers de père en fils

La boutique de Rikhi Ram est remplie d’histoires et de souvenirs qui s'affichent en photos.
La boutique de Rikhi Ram est remplie d’histoires et de souvenirs qui s'affichent en photos. (Crédit : Thomas Sauvin).
Ce qui est saisissant lorsque l’on se penche sur n’importe quel art en Inde – que ce soit la musique, la danse ou la peinture – c’est qu’il dérive d’un corpus philosophique et d’une lignée d’enseignement maître-élève, que rien, même la globalisation ambiante ne semble pouvoir troubler. Ma visite à la fameuse boutique de Rikhi Ram, fabricant de sitar de père en fils depuis presque un siècle en est une bonne illustration.

Après un parcours en touk-touk jusqu’à Connaught place à Dehli, située à la jonction des quartiers résidentiels et de la grouillante ville ancienne, je pénètre dans la boutique sanctuaire.

L'entrée modeste de la boutique de Rikhi Ram.
L'entrée modeste de la boutique de Rikhi Ram. (Crédit : Thomas Sauvin).
Je dois avouer que je m’attendais à davantage de décorum (il y a bien sûr un autel hindouiste dans un petit coin) mais l’échoppe est plutôt simple. Ce qui attire l’attention, ce sont les innombrables photos de musiciens célèbres qui ont rendu visite à feu Rikhi Ramji et à son petit-fils Ajay qui tient maintenant la boutique et perpétuent la tradition.

Entre les vitrines remplies de sitars, de luths et autres instruments à cordes pincées dont les Ram ont le secret, ce sont des centaines de photos qui sont collées les unes aux autres comme un papier peint.

Il y en a de toutes les époques : photos en noir et blanc, colorisées à la main ou polaroids où posent de grands maîtres de la musique Hindustani (musique du Nord de l’Inde) comme Habib Khan, Vilayat Khan, Nikil Banerjee et bien sûr l’illustre Ravi Shankar ; mais aussi des portraits plus récents de Anoushka, fille de Ravi Shankar ainsi que de quelques étrangers convertis à cet art musical de haut rang.
La boutique de Rikhi Ram est remplie d’histoires : certaines sont des anecdotes, d’autres racontent l’histoire de l’Inde elle-même. Ajay a pris le temps de m’en raconter quelques-unes malgré le flux ininterrompu de clients qui visitent la boutique.

Le premier établissement des Ram fût fondé à Lahore (aujourd’hui au Pakistan) par son grand-père luthier et lui-même joueur de sitar, qu’il avait étudié auprès du maître Abdul Harim Poonchwala. La famille a quitté la ville en 1948 au moment de la partition entre l’Inde et le Pakistan et s’établit à Delhi.
Malgré les troubles qui ont toujours ponctués l’histoire des hindous et des musulmans depuis des siècles, la pratique et la diffusion de la musique Hindustani n’a pas subi d’interruption.

Ce courant musical du Nord, rencontre de la musique Persane et de la musique védique (Indienne) raconte à lui seul toute l’histoire de cette région de l’Inde, où les grands rois moghols – alors à l’apogée de leur expansion – ont régné et influencé les arts à partir du 16 au 18e siècle.
Les deux cultures se sont tellement imbriquées l’une dans l’autre que peu importe qu’on les dénomme Ustad (mot ourdou) s’ils sont musulmans ou Pandit (mot sanskrit) s’ils sont hindous, les détenteurs de cet art partagent le même répertoire.

Cependant lorsqu’il s’agit du jeu d’un musicien, au sitar par exemple (l’instrument roi), il est bien sûr question de virtuosité et de style, chaque musicien faisant vibrer l’instrument à sa manière. « Nous autres luthiers, nous sommes plus que des fabricants d’instruments », commente Ajay, « car pour façonner un instrument pour un musicien, il faut connaître sa psychologie, son caractère, son âme en quelque sorte. Nous sommes une poignée à pratiquer cette conduite en Inde actuellement ».

Ajay me parle tout en polissant une des frettes de métal (parda) qui jalonnent le long manche du sitar. L’atelier produit huit à dix instruments par mois, faits à la main, tandis que les gros fabricants peuvent en fabriquer une centaine.
Les productions des Ram sont des trésors d’ornementation et d’orfèvrerie, la nacre se mélange aux bois précieux en des motifs raffinés, on en oublierait presque que la caisse de résonance de l’instrument est faite à partir d’une… courge !

Ajay poursuit : « Il y a peu de relève chez les jeunes dans la lutherie, ils préfèrent étudier la communication ou tenter leur chance à Bollywood ! Nous, les luthiers, nous sommes dans l’ombre des grands maîtres, c’est un peu ingrat. Pourtant les choses changent petit à petit. C’est du moins ce que j’essaye de faire à mon niveau, en diffusant ce que je sais sur cet art, en encourageant un enseignement moins élitiste, en produisant des instruments innovants – pratiques pour les musiciens à transporter ; et aussi en jouant dans différents projets musicaux au-delà de la musique classique ».
Au milieu de ce panthéon aux mille visages, mon regard tombe sur une pièce assez particulière : un t-shirt rose où est imprimée une photo de Rikhi Ram père avec quatre garçons aux cheveux mi longs qui ne sont autres que … les Beatles ! Cela parait presque mythologique, mais il s’avère que les jeunes stars anglaises ont visité la boutique de Rikhi en 1966 lors d’une escale à Delhi à l’issue d’une tournée asiatique un peu traumatisante.

Leur passage en Orient avait en effet généré de nombreux remous : au Japon d’abord, ils avaient été confrontés à des extrémistes de droite qui avaient manifesté contre leur performance ; puis ils avaient provoqué le courroux des Marcos, la famille dirigeante des Philippines en refusant leur gracieuse invitation au palais présidentiel. On se sait pas très bien combien de temps les anglais seraient restés dans sa boutique de Rikhi Ram mais l’histoire veut qu’il fût dépêché le lendemain dans leur chambre d’hôtel et que les anglais lui achetèrent plusieurs pièces.

Le Beatles Paul McCartney en visite chez Ram
Le Beatles Paul McCartney en visite chez Ram (Crédit : Thomas Sauvin).
1966 est une année importante dans l’avènement du mouvement psychédélique en Grande Bretagne. Les instruments indiens (tanpur ou sitar) firent leur apparition dans les productions de groupes comme The Kinks ou The Yardbirds, et Ravi Shankar, devenu le Guru et professeur de sitar du Beatles Georges Harrison devint la personnalité indienne la plus célèbre en Occident.
L’influence indienne insufflée par Harrison dans les albums Rubber Soul (notamment Norwegian Wood) et Sergent Pepper’s Lonely Heart’s Club Band est palpable et illustre bien ce que l’on a appelé le « Raga Rock ».

D’autres avant lui avaient puisé dans l’univers singulier de la musique indienne, intéressé par son système non pas harmonique et vertical (comme dans la musique occidentale) mais modal. C’est ainsi que Coltrane (et Miles Davis encore avant lui) a créé un jazz où au lieu d’explorer les enchaînements d’accords, il a exploré les enchaînements de notes à l’intérieur d’une même tonalité, en jouant sur la diversité des modes ce qui lui donnait suffisamment d’espace pour de long solos improvisés, comme dans un raga indien.

La liste des musiciens qui ont expérimenté de nouvelles approches via la musique indienne est longue : de Yehudi Menuhin, à John Mac Laughlin avec son groupe Shakti fondé dans les années 70 avec Zakir Hussain au tabla, ou encore Grateful Dead dont le chanteur Mickey Hart avait lui-même étudié auprès du père de Hussain, Alla Rakha.
Plus tard c’est Talvin Singh, anglais d’origine indienne qui portera le flambeau de la fusion indienne dans les années 90 avec son album Anokha…

Quelle saga étourdissante !

D’une petite visite anodine chez un luthier, je me retrouve face à un immense arbre généalogique avec ses patriarches, ses gurus et ses pièces rapportées. C’est un arbre solide avec des racines immémoriales ancrés dans les tréfonds de l’histoire divine et séculaire de l’Inde.
Ajay me tend un cd d’un de ses projets de fusion, « Electronic guru », avec lequel il a tourné aux Etats_Unis puis retourne au polissage de sa parda derrière son établi.
Je quitte la boutique un brin émue, fascinée par l’idée que la tradition indienne est suffisamment élastique pour contenir les besoins de la modernité et que je reviendrai pour apprendre davantage. Om Shanti !

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.
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