Politique
Entretien

Attentat de Lahore : les Talibans contre l'Etat pakistanais

Des avocats pakistanais lors d'une marche de protestation à Lahore le 29 mars 2016, contre l'attentat-suicide qui a fait 72 morts et plus de 300 blessés dans un parc de Lahore ce dimanche 27 mars.
Des avocats pakistanais lors d'une marche de protestation à Lahore le 29 mars 2016, contre l'attentat-suicide qui a fait 72 morts et plus de 300 blessés dans un parc de Lahore ce dimanche 27 mars. (Crédits : ARIF ALI / AFP)
Ce dimanche 27 mars, la terreur aveugle a frappé une fois de plus le Pakistan, quelques jours après les attentats de Bruxelles. Revendiqué par le Jamaat-ul-Ahrar, l’un des groupes Talibans pakistanais, l’attentat kamikaze à la ceinture explosive pleine de billes d’acier visait officiellement les chrétiens en ce week-end de Pâques. Pourtant, les victimes – 72 morts et plus de 300 blessés – étaient aussi largement musulmanes. Comment comprendre le sens de cette nouvelle tuerie contre des enfants, plus d’un an après le massacre abjecte dans un lycée militaire de Peshawar en décembre 2014 ? Pour le chercheur Jean-Luc Racine, le message était adressé en réalité au Premier ministre Nawaz Sharif, en pleine lutte contre le « terrorisme de l’intérieur ». Entretien.

Contexte

Directeur de recherche émérite au CNRS, Jean-Luc Racine est aussi chercheur senior au think tank Asia Centre, à Paris. À la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, dont il a été directeur scientifique de 2009 à 2013, il a dirigé de 1992 à 2001 le programme franco-indien de coopération en sciences sociales et, de 2001 à 2010, le Programme International d’Études Avancées conduit en partenariat avec l’Université Columbia (aux Etats-Unis). De 2004 à 2008 il a mis sur pied et dirigé, pour le ministère français des Affaires étrangères, la cellule de valorisation du réseau des instituts français de recherche à l’étranger.

Il travaille sur les dynamiques de transformation internes de l’Inde contemporaine, sur les modes d’insertion de l’Inde émergente dans le nouvel ordre mondial, ainsi que sur la géopolitique de l’Asie du Sud, particulièrement en ses points sensibles : paradigme stratégique du Pakistan, relations indo-pakistanaises et politique étrangère indienne, transition afghane, rapports à la Chine.

Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS.
Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS. (Crédit : DR)
Pourquoi les Talibans pakistanais ont-ils visé les chrétiens à Lahore ?
Ils ne visaient pas uniquement des chrétiens. Le lieu de l’attentat est un parc public. La cible chrétienne était là car c’était le jour de Pâques. Mais une bonne part des victimes sont aussi des musulmans. Bien sûr, dans la revendication de l’attentat par la Jamaat-ul-Arhrar, les cibles chrétiennes sont mentionnées. Aujourd’hui, le Pakistan compte 2 millions et demi de chrétiens sur les quelque 188 millions de Pakistanais. Donc il s’agit d’une petite minorité. Mais elle a fait parler d’elle depuis la série d’attentats dont elle victime : dans les églises de Lahore, mais aussi de Peshawar où le dernier attentat a fait plus plus de 100 morts. Les chrétiens sont concernés aussi par les affaires de blasphème dans le cadre de la loi anti-blasphème, qui est un point de crispation majeure pour une partie des islamistes et pas seulement les plus radicaux.

En réalité, la véritable cible de l’attentat de Lahore est plus vaste. C’est un message envoyé au Premier ministre Nawaz Sharif car l’attaque a frappé la ville où il habite, qui est la plus peuplée du Pendjab, la province la plus riche du pays, qui est dirigée par son propre frère, Shehbaz Sharif. Le deuxième volet dans la revendication de l’attentat est de dire à Nawaz Sharif : nous sommes aussi au Pendjab et nous allons poursuivre notre action.

Pourquoi tuer des enfants ?
A Lahore, le kamikaze s’est fait exploser à côté d’un manège donc il savait qu’il allait tuer des enfants et des mères. Je pense qu’il y a une espèce de « culture de mort » développée avec un culte du martyr, avec le recours à l’attentat-suicide et donc à la manipulation de jeunes gens. Et cela pas simplement pour se radicaliser mais pour se faire sauter, purement et simplement. Il y deux façons de mourir dans cette logique soit lors d’une attaque d’une caserne ou d’un bâtiment militaire, où les kamikazes vont armés, se battent et savent qu’ils seront tués ; soit un attentat à la ceinture d’explosif pour mourir en martyr.

Il y a une course idéologique qui n’est plus seulement anti-Etat, mais qui est aussi anti-société telle qu’elle est. C’est là qu’il faudrait avoir recours à des explications psychologiques pour comprendre ces cibles. La différence entre l’attentat de Lahore et celui de Peshawar, c’est qu’à Peshawar, on visait un lycée militaire. A Lahore, c’était un parc public, un des plus grands de la ville, et l’objectif était de faire un maximum de victimes car le kamikaze a pris la précaution de mettre des billes d’acier dans sa ceinture d’explosif. On est dans une volonté de destruction qui permet de viser les enfants. Nous arrivons aux limites de l’analyse politique. Viser les enfants, c’est faire « table rase », pour ainsi dire.

Quel est le contexte politique au Pakistan, dans lequel s’inscrit l’attentat ?
Il est clair que l’attentat est aussi une réponse à l’exécution de Mumtaz Qadri [condamné à mort et pendu le 29 février dernier, NDLR]. Ce dernier a été le garde du corps du gouverneur du Pendjab, Salman Taseer, qu’il a assassiné publiquement en 2011 parce que Taseer s’était permis de considérer à propos d’une femme chrétienne, toujours en prison, que la loi anti-blasphème aurait besoin d’une révision. Qadri a été exécuté après que le président de la République lui eût refusé la grâce – ce qui résulte forcément d’un accord entre civils et militaires au sommet de l’Etat. D’ailleurs, le jour-même de l’attentat de dimanche, une nouvelle manifestation pro-Qadri a eu lieu à Islamabad pour dénoncer son exécution et demander pour lui le statut de martyr.
Cet attentat n’est-il pas aussi une réaction à la lutte engagée par l’Etat contre le terrorisme à l’intérieur du pays ?
Depuis 2014, il y a en effet une intensification de la lutte contre les talibans pakistanais – à ne pas confondre avec les Talibans afghans. Cette lutte est due à la personnalité du chef de l’armée du pays, en poste depuis 2013. Au printemps 2014, réagissant à la série d’attentats qui secouait le pays, il a décidé d’intensifier la lutte contre les Talibans dans la zone tribale du Nord Waziristan, épargnée par ses prédecesseurs.

En décembre 2014, l’attaque du lycée militaire de Peshawar par les Talibans avait pour message : nous visons l’armée, mais vous les militaires, vous allez voir ce que c’est que de perdre ses enfants, vous qui tuez nos enfants quand vous bombardez le Waziristan. Ce massacre de Peshawar n’a fait qu’accentuer la politique de lutte contre certains extrémistes. Sur le plan politique, cela s’est traduit en janvier 2015 par le « nouveau plan d’action » (New Action Plan) à l’initiative du gouvernement de Nawaz Sharif Sharif, contre l’extrémisme et le terrorisme. De fait, le nombre d’attentats a baissé. Il y a eu des campagnes d’arrestations. Les madrasas sont depuis censées se faire enregistrer auprès des autorités, sinon elles peuvent être fermées. Des individus sont poursuivis pour incitation à la haine religieuse. Le raidissement de l’Etat est avéré, même si beaucoup mettent en cause son efficacité.

Face à cette politique, comment décrypter les diverses réactions des groupes islamistes ?
Au Pakistan, le radicalisme islamiste a toujours considéré que le régime en place n’était pas celui d’une république islamique digne de ce nom. Cette ligne radicale est salafiste, avec certains groupes qui considèrent que le régime parlementaire établi par la démocratie à l’occidentale n’est pas conforme à l’injonction de l’islam. L’un des termes utilisés ici comme dans d’autres pays est que les dirigeants actuels du pays sont des « apostats », de mauvais musulmans. C’est donc une attaque contre la légitimité du système.

Une autre critique de la part des islamistes est que la lutte contre la pauvreté n’est pas assez efficace, et que ce gouvernement continue à préserver l’intérêt des puissants. La gauche pakistanaise ayant été liquidée de longue date au parlement, ce discours contre les élites corrompues est maintenant l’un des substrats du discours islamiste radical.

Il faut remonter à la période de l’ancien président Pervez Musharraf de 2003 à 2007. Musharraf a pratiqué un double jeu qui a retourné contre lui et le pouvoir d’Etat une partie de l’islamisme combattant soutenu par les services secrets pakistanais, l’ISI (Inter-services Intelligences). Il s’agit d’une partie du camp des « militants » comme on les appelle. A côté de cela, il y a les groupes islamistes djihadistes qui ont vocation à s’attaquer à l’Inde sur le Cachemire, tel le Lashkar-e-Taiba (LeT), qui est protégé par l’Etat et qui ne le menace pas.

Quelles forces représentent les Talibans pakistanais aujourd’hui ?
C’est une mouvance très complexe. D’un côté, on a ce qui s’appelle les Talibans pakistanais au sens strict, le TTP (Tehrik-e-Taliban Pakistan), qui sont nés dans le magma des zones tribales au nord-ouest du pays, qui ont un statut particulier et où sont d’abord venus les mudjahidines afghans dans les années 1980, puis, dans les années 1990, des combattants d’Al-Qaïda et de divers groupes étrangers, ouzbeks par exemple. Tout cela a suscité des vocations locales. Ces groupes talibans pakistanais se sont rebellés contre le pouvoir. En 2007, la Mosquée rouge d’Islamabad, foyer hyper radical, fut attaquée par les forces de l’ordre. S’en est suivie une crispation du mouvement Taliban dans tout le pays.

A partir de 2014, ces Talibans pakistanais ont connu des scissions, dont l’une a donné naissance à la Jamaat-ul-Ahrar. Divers foyers ont prêté allégeance aux Talibans pakistanais dont celui de la vallée de Swat [dans la province du Khyber Pakhtunkhwa] – où est née Malala Yousafzaï). L’ancien chef des Talibans du Swat, Fazal Hayat, est devenu le leader des Talibans pakistanais, le TTP, mais il est un leader contesté. Aujourd’hui, ce mouvement compte notamment quelques centaines de combattants aguerris d’Afghanistan qui, chassés par l’armée pakistanaise dans les zones tribales, ont trouvé un sanctuaire en Afghanistan. Le commando qui a commis l’attentat de Peshawar en décembre 2014, venait de l’autre côté de la frontière.

D’une manière générale, cette mouvance forme un ensemble de réseaux radicaux avec les Talibans pakistanais « canal historique » et avec d’autres groupes qui ont pu faire scission. Il y a parfois des rivalités de chefs, parfois des rivalités tribales. Le Lashkar-e-Jangvi, basé dans le Pendjab du sud, est par exemple un groupe ultra-radical anti-chiite. On compte aussi les restes des réseaux d’Al-Qaïda.

Quelle est leur stratégie ?
C’est un ensemble qui rassemble plus de 10 000 activistes – on ne connaît pas les vrais chiffres – qui agissent chacun avec des cibles et des logiques propres, mais qui peuvent avoir des connexions entre eux. C’est une sorte d’hydre de combattants aguerris. Il peuvent : 1) mener une insurrection contre l’Etat dans les zones tribales, 2) mener des attentats dans la province de Peshawar à proximité de zones tribales. On recense de nombreux attentats à Islamabad, Karachi ou Lahore. Avec des cibles différentes : insurrection contre les forces armées et les paramilitaires locaux ; attentats contre des marchés – donc contre tout le monde. Certains attentats visent la police : dans ce cas, l’attentat classique, c’est un kamikaze qui fait la queue dans une campagne de recrutement de policiers et qui se fait sauter dans la file d’attente. Par ailleurs, des attaques ont lieu contre des bases militaires, où des complicités internes paraissent évidentes. Des autobus de militaires peuvent être pris pour cible, comme le sont les minorités chrétiennes et les chiites. Mais parfois, les attaques touchent de hauts lieux de pèlerinages sunnites où les ultra-radicaux s’en prennent à d’autres sunnites pratiquants un islam jugé dévoyé en raison du culte des saints. Le tableau est très complexe, on le voit bien.

Mais derrière tout cela, on observe une tendance à l’intensification de l’islamisation radicale. Avec l’Etat qui entend développer un nouveau récit pour essayer de lutter contre le radicalisme à sa source – d’où le contrôle des madrasas. Mais pour comprendre il faut aller plus loin. J’ai eu des entretiens là-dessus au mois de mars, à Lahore et à Islamabad, et j’ai pu constater combien le sujet est délicat, car il porte sur le rapport entre l’islam et la nation et sur quel type d’islam on veut au Pakistan. Rares sont ceux, même « libéraux » qui veulent véritablement poser la question en ces termes. Malgré tout, la réflexion actuelle fait en quelque sorte marche arrière contre le discours islamique mis en place sous la dictature du Général Zia dans les années 1980.

Quel est le rôle des services de renseignement pakistanais ? Ont-ils « lâché » les Talibans dans le pays ?
L’ISI, l’Inter-Services Intelligence, c’est l’armée. Son chef est un général nommé pour trois ans, qui peut être démis, parfois par le pouvoir civil, et qui n’est pas à la tête d’une entité autonome. L’ISI rassemble peut-être 10 000 personnes. Certains de ses dirigeants sont des officiers mis à la retraite avant d’y entrer, ce qui donne la possibilité au pouvoir et à l’armée de nier toute responsabilité en cas de problème. L’une des questions qui importent, c’est la vraie distinction entre les groupes qui se sont retournés contre le pouvoir d’Etat et ceux qui ne l’ont pas fait.

D’un côté, il y a les réseaux de soutien aux Talibans afghans, y compris au réseau Haqqani. Ces groupes sont en partie sous le contrôle de l’ISI pour permettre au Pakistan de mener une politique afghane. De l’autre côté, vous avez le Lashkar-e-Taiba (LeT) et le Jaish-e-Mohammad, lequel est dans une situation délicate car Indiens et Pakistanais sont en train de discuter de leur implication dans l’attaque attaque contre la base indienne Pathankot [les autorités d’Islamabad ont arrêté le 13 janvier dernier le chef du Jaish-e-Mohammad, NDLR].

Il faut donc distinguer dans la stratégie de l’ISI ce qui permet de maintenir une géopolitique régionale d’influence. Par exemple, contre l’Inde. Là, il y a un point d’interrogation, car la stratégie d’Islamabad reste opaque vis-à-vis des groupes anti-Inde. Par ailleurs, il s’agit pour l’ISI de se faire entendre en Afghanistan. Aujourd’hui, la communauté internationale et le nouveau président afghan Ashraf Ghani ont, sous conditions, tendu la main aux Talibans. L’ISI est supposée convaincre les Talibans afghans d’entrer dans un processus de dialogue avec Kaboul – les services pakistanais étaient derrière la première rencontre de juillet 2015 entre Talibans et émissaires de Kaboul. Cependant, ce rôle a été terni après la révélation de la mort du Mollah Omar depuis 2 ans alors qu’il était censé soutenir la rencontre de 2015. Il est difficile d’imaginer que l’ISI n’était pas au courant.

Il y a donc toujours un coté opaque qui coexiste avec un côté public. En juillet 2015, la rencontre organisée par l’ISI avait rassemblé les autorités de Kaboul, les Talibans, mais aussi des observateurs américains et chinois. Aujourd’hui, le comité quadrilatéral mis en place pour essayer de relancer dialogue entre Kaboul et les Talibans afghans obéit à la même géométrie : des participants afghans, américains et chinois, avec l’ISI à la manœuvre. Mais quand on demande leur rôle précis aux services secrets pakistanais, ils répondent : on parle aux Talibans mais on ne peut pas leur dicter leur conduite. Ce qui est partiellement vrai car certains Talibans sont las d’être contrôlés par l’ISI.

Pour ce qui est de la lutte contre le terrorisme intérieur, c’est différent. Nous sommes là dans une phase de transition : une sorte de renforcement de l’Etat pakistanais avec l’ISI qui a un rôle décisif à jouer, aux côtés des services de police et du renseignement intérieur. Ce qui ne veut pas dire que tout se passe dans le meilleur des mondes : l’ISI a instrumentalisé presque tous les groupes pendant des années. Il y a des réseaux qui subsistent et c’est une partie du problème.

Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).