Attentat de Lahore : les Talibans contre l'Etat pakistanais
Contexte
Directeur de recherche émérite au CNRS, Jean-Luc Racine est aussi chercheur senior au think tank Asia Centre, à Paris. À la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, dont il a été directeur scientifique de 2009 à 2013, il a dirigé de 1992 à 2001 le programme franco-indien de coopération en sciences sociales et, de 2001 à 2010, le Programme International d’Études Avancées conduit en partenariat avec l’Université Columbia (aux Etats-Unis). De 2004 à 2008 il a mis sur pied et dirigé, pour le ministère français des Affaires étrangères, la cellule de valorisation du réseau des instituts français de recherche à l’étranger.
Il travaille sur les dynamiques de transformation internes de l’Inde contemporaine, sur les modes d’insertion de l’Inde émergente dans le nouvel ordre mondial, ainsi que sur la géopolitique de l’Asie du Sud, particulièrement en ses points sensibles : paradigme stratégique du Pakistan, relations indo-pakistanaises et politique étrangère indienne, transition afghane, rapports à la Chine.
En réalité, la véritable cible de l’attentat de Lahore est plus vaste. C’est un message envoyé au Premier ministre Nawaz Sharif car l’attaque a frappé la ville où il habite, qui est la plus peuplée du Pendjab, la province la plus riche du pays, qui est dirigée par son propre frère, Shehbaz Sharif. Le deuxième volet dans la revendication de l’attentat est de dire à Nawaz Sharif : nous sommes aussi au Pendjab et nous allons poursuivre notre action.
Il y a une course idéologique qui n’est plus seulement anti-Etat, mais qui est aussi anti-société telle qu’elle est. C’est là qu’il faudrait avoir recours à des explications psychologiques pour comprendre ces cibles. La différence entre l’attentat de Lahore et celui de Peshawar, c’est qu’à Peshawar, on visait un lycée militaire. A Lahore, c’était un parc public, un des plus grands de la ville, et l’objectif était de faire un maximum de victimes car le kamikaze a pris la précaution de mettre des billes d’acier dans sa ceinture d’explosif. On est dans une volonté de destruction qui permet de viser les enfants. Nous arrivons aux limites de l’analyse politique. Viser les enfants, c’est faire « table rase », pour ainsi dire.
En décembre 2014, l’attaque du lycée militaire de Peshawar par les Talibans avait pour message : nous visons l’armée, mais vous les militaires, vous allez voir ce que c’est que de perdre ses enfants, vous qui tuez nos enfants quand vous bombardez le Waziristan. Ce massacre de Peshawar n’a fait qu’accentuer la politique de lutte contre certains extrémistes. Sur le plan politique, cela s’est traduit en janvier 2015 par le « nouveau plan d’action » (New Action Plan) à l’initiative du gouvernement de Nawaz Sharif Sharif, contre l’extrémisme et le terrorisme. De fait, le nombre d’attentats a baissé. Il y a eu des campagnes d’arrestations. Les madrasas sont depuis censées se faire enregistrer auprès des autorités, sinon elles peuvent être fermées. Des individus sont poursuivis pour incitation à la haine religieuse. Le raidissement de l’Etat est avéré, même si beaucoup mettent en cause son efficacité.
Une autre critique de la part des islamistes est que la lutte contre la pauvreté n’est pas assez efficace, et que ce gouvernement continue à préserver l’intérêt des puissants. La gauche pakistanaise ayant été liquidée de longue date au parlement, ce discours contre les élites corrompues est maintenant l’un des substrats du discours islamiste radical.
Il faut remonter à la période de l’ancien président Pervez Musharraf de 2003 à 2007. Musharraf a pratiqué un double jeu qui a retourné contre lui et le pouvoir d’Etat une partie de l’islamisme combattant soutenu par les services secrets pakistanais, l’ISI (Inter-services Intelligences). Il s’agit d’une partie du camp des « militants » comme on les appelle. A côté de cela, il y a les groupes islamistes djihadistes qui ont vocation à s’attaquer à l’Inde sur le Cachemire, tel le Lashkar-e-Taiba (LeT), qui est protégé par l’Etat et qui ne le menace pas.
A partir de 2014, ces Talibans pakistanais ont connu des scissions, dont l’une a donné naissance à la Jamaat-ul-Ahrar. Divers foyers ont prêté allégeance aux Talibans pakistanais dont celui de la vallée de Swat [dans la province du Khyber Pakhtunkhwa] – où est née Malala Yousafzaï). L’ancien chef des Talibans du Swat, Fazal Hayat, est devenu le leader des Talibans pakistanais, le TTP, mais il est un leader contesté. Aujourd’hui, ce mouvement compte notamment quelques centaines de combattants aguerris d’Afghanistan qui, chassés par l’armée pakistanaise dans les zones tribales, ont trouvé un sanctuaire en Afghanistan. Le commando qui a commis l’attentat de Peshawar en décembre 2014, venait de l’autre côté de la frontière.
D’une manière générale, cette mouvance forme un ensemble de réseaux radicaux avec les Talibans pakistanais « canal historique » et avec d’autres groupes qui ont pu faire scission. Il y a parfois des rivalités de chefs, parfois des rivalités tribales. Le Lashkar-e-Jangvi, basé dans le Pendjab du sud, est par exemple un groupe ultra-radical anti-chiite. On compte aussi les restes des réseaux d’Al-Qaïda.
Mais derrière tout cela, on observe une tendance à l’intensification de l’islamisation radicale. Avec l’Etat qui entend développer un nouveau récit pour essayer de lutter contre le radicalisme à sa source – d’où le contrôle des madrasas. Mais pour comprendre il faut aller plus loin. J’ai eu des entretiens là-dessus au mois de mars, à Lahore et à Islamabad, et j’ai pu constater combien le sujet est délicat, car il porte sur le rapport entre l’islam et la nation et sur quel type d’islam on veut au Pakistan. Rares sont ceux, même « libéraux » qui veulent véritablement poser la question en ces termes. Malgré tout, la réflexion actuelle fait en quelque sorte marche arrière contre le discours islamique mis en place sous la dictature du Général Zia dans les années 1980.
D’un côté, il y a les réseaux de soutien aux Talibans afghans, y compris au réseau Haqqani. Ces groupes sont en partie sous le contrôle de l’ISI pour permettre au Pakistan de mener une politique afghane. De l’autre côté, vous avez le Lashkar-e-Taiba (LeT) et le Jaish-e-Mohammad, lequel est dans une situation délicate car Indiens et Pakistanais sont en train de discuter de leur implication dans l’attaque attaque contre la base indienne Pathankot [les autorités d’Islamabad ont arrêté le 13 janvier dernier le chef du Jaish-e-Mohammad, NDLR].
Il faut donc distinguer dans la stratégie de l’ISI ce qui permet de maintenir une géopolitique régionale d’influence. Par exemple, contre l’Inde. Là, il y a un point d’interrogation, car la stratégie d’Islamabad reste opaque vis-à-vis des groupes anti-Inde. Par ailleurs, il s’agit pour l’ISI de se faire entendre en Afghanistan. Aujourd’hui, la communauté internationale et le nouveau président afghan Ashraf Ghani ont, sous conditions, tendu la main aux Talibans. L’ISI est supposée convaincre les Talibans afghans d’entrer dans un processus de dialogue avec Kaboul – les services pakistanais étaient derrière la première rencontre de juillet 2015 entre Talibans et émissaires de Kaboul. Cependant, ce rôle a été terni après la révélation de la mort du Mollah Omar depuis 2 ans alors qu’il était censé soutenir la rencontre de 2015. Il est difficile d’imaginer que l’ISI n’était pas au courant.
Il y a donc toujours un coté opaque qui coexiste avec un côté public. En juillet 2015, la rencontre organisée par l’ISI avait rassemblé les autorités de Kaboul, les Talibans, mais aussi des observateurs américains et chinois. Aujourd’hui, le comité quadrilatéral mis en place pour essayer de relancer dialogue entre Kaboul et les Talibans afghans obéit à la même géométrie : des participants afghans, américains et chinois, avec l’ISI à la manœuvre. Mais quand on demande leur rôle précis aux services secrets pakistanais, ils répondent : on parle aux Talibans mais on ne peut pas leur dicter leur conduite. Ce qui est partiellement vrai car certains Talibans sont las d’être contrôlés par l’ISI.
Pour ce qui est de la lutte contre le terrorisme intérieur, c’est différent. Nous sommes là dans une phase de transition : une sorte de renforcement de l’Etat pakistanais avec l’ISI qui a un rôle décisif à jouer, aux côtés des services de police et du renseignement intérieur. Ce qui ne veut pas dire que tout se passe dans le meilleur des mondes : l’ISI a instrumentalisé presque tous les groupes pendant des années. Il y a des réseaux qui subsistent et c’est une partie du problème.
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