Politique
Entretien

En Inde, l' "éveil" des étudiants face aux nationalistes hindous

Kanhaiya Kumar, président du syndicat étudiant de la Jawaharlal Nahru University (JNU)
Kanhaiya Kumar, président du syndicat étudiant de la Jawaharlal Nahru University (JNU), lors d'une conférence de presse dans son campus à New Delhi le 4 mars 2016. (Crédits : Qamar Sibtain / India Today Group / via AFP)
Kanhaiya Kumar est un nom à retenir. Libéré le 3 mars au soir après 23 jours de prison pour « sédition » et « anti-nationalisme », ce doctorant de 29 ans s’est révélé dans une adresse enflammée, comme la nouvelle voix politique d’une génération qui réclame des réponses face aux échecs du gouvernement de Narendra Modi.
Ce sursaut politique chez les étudiants intervient après le suicide d’un jeune doctorant Dalit (« intouchable ») en janvier dernier. Sa mort avait provoqué un vaste mouvement étudiant contre le système des castes. Pour mieux comprendre, Clea Chakraverty s’est entretenue avec le politologue indien Balveer Arora.

Contexte

Le 17 janvier, le suicide de Rohith Vemula, jeune Dalit (« intouchable »), doctorant et militant politique au sein de l’Université de Hyderabad, avait suscité l’émoi et provoqué une série de manifestations estudiantines au sein de plusieurs grandes facultés indiennes. Cette tragédie venait relancer les débats sur les discriminations sociales dans le système scolaire et particulièrement les injustices de castes, des maux récurrents contre lesquels M.Vemula se battait. Son activisme politique avait été très mal perçu et reproché par les autorités de son université ainsi que par plusieurs membres du gouvernement, certains proches du parti au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP). A bout, découragé, calomnié et harcelé depuis des mois, il s’était donné la mort sur le campus. Son acte fut perçu comme celui d’un martyre.

De nombreux militants associatifs, étudiants – et leurs syndicats, très actifs en Inde – s’emparèrent de cette tragédie pour réclamer une meilleure gouvernance au sein des universités et l’abolition effective du système des castes. A New Delhi, tandis que le débat sur la discrimination positive et les classifications de castes étaient âprement discutées suite aux manifestations violentes de la communauté Jat (la capitale fut privée d’eau pendant plusieurs jours), un jeune leader syndical, Kanhaiya Kumar était arrêté le 9 février, pour avoir organisé une session de discussions autour du militant cachemiri Azfal Guru, exécuté en 2013 pour terrorisme mais dont la condamnation demeurait sujet à débat dans certains milieux politiques.

Cependant, l’arrestation, le traitement inique (diffamation dans les médias dominants, coups et blessures donnés par des avocats de la cour…) de Kanhaiya Kumar inculpé pour « sédition » et « conspiration criminelle » dans un contexte déjà à vif, a exacerbé les tensions parmi les étudiants et les intellectuels indiens, fatigués des nombreuses mesures liberticides et coercitives prises par le gouvernement au nom d’un « nationalisme » idéologique, faisant fi du passé démocratique et multiculturel indien.

Si Kanhaiya Kumar a été libéré le 3 mars seulement de façon provisoire, le droit à la dissidence, à la critique et au débat seront désormais indissociables de son nom, ainsi que du patriotisme humaniste dont il s’est fait le porte-parole.

Balveer Arora, politologue, est président du Centre for Multilevel Federalism, Institute of Social Sciences, New Delhi. Professeur de sciences politiques à l’Université Jawaharlal Nehru (JNU, New Delhi) de 1973 à 2010, il en fut également l’ancien recteur et vice-président, puis le directeur de son Centre d’Etudes Politiques à l’Ecole des Sciences Sociales. Spécialiste des institutions et de la vie politique indienne, il a notamment travaillé sur le développement des pratiques du fédéralisme en Inde. Pour Asialyst, il décrypte le climat social et politique particulièrement tendu au sein du campus de la prestigieuse JNU depuis fin janvier.

Balveer Arora, politologue indien et ancien recteur de la Jawaharlal Nehru University.
Balveer Arora, politologue indien et ancien recteur de la Jawaharlal Nehru University. (Source : Times of India)
Vous avez été le recteur de la Jawaharlal Nehru University (JNU), où vous avez enseigné pendant plusieurs décennies. Dans une interview au quotidien Times of India, vous précisez que la JNU a toujours été un lieu de débat, et même le lieu des débats les plus intenses. Comment expliquez-vous cette soudaine « répression », selon l’expression qui revient dans les médias indiens depuis l’arrestation de Kanhayia Kumar ?
Balveer Arora : La liberté d’expression et les débats d’idées passionnés sur toutes les opinions politiques ont toujours été des marques distinctives de JNU depuis sa création. Les étudiants comme l’université elle-même ont participé à toutes les discussions sur les questions de premier plan, d’ordre national comme international. Malheureusement, certains groupes étudiants ayant porté allégeance au parti au pouvoir ont décidé de profiter de la situation pour provoquer des troubles et les autorités ont permis l’intervention de la police dans l’enceinte du campus afin d’encercler ce qu’ils appellent les éléments « anti-nationaux ». C’est là qu’ils ont arrêté le président du syndicat étudiant de JNU, Kanhaiya Kumar. Ce dernier a depuis été libéré sous caution par la Haute Cour dans la mesure où l’accusation de « sédition » retenue contre lui par la police n’était pas tenable.
Pourriez-vous nous en dire plus sur les lois et régulations en vigueur dans les campus, ou en tout cas à JNU ? Est-il permis de discuter librement de n’importe quel sujet en public ? Le ministre des Finances Arun Jaitley a déclaré que « la liberté d’expression, ce ne sont pas les discours de haine »
La sanctuarisation des universités comme zones où la police n’entre pas sans l’autorisation du recteur, c’est une vieille convention qui fut respectée même sous l’ère coloniale. A l’évidence, aucune institution ou campus n’est au-dessus de la loi, mais la liberté d’expression est l’un des droits les plus fondamentaux en cours dans les campus universitaires. La loi qui fait de la sédition un crime date de l’époque coloniale : si elle existe encore, elle est pour le moins anachronique. Bien entendu, elle demeure légitime face à un appel à la rébellion armée contre l’Etat pour le renverser.

Mais le fait d’exprimer sa haine pour une personnalité politique ou une idéologie ne relève en rien de la sédition. Les effigies sont régulièrement brûlées pour exprimer le rejet des politiques. Ce qui est condamnable, c’est inciter à la violence d’une communauté religieuse ou ethnique contre une autre, ou bien déclencher l’hostilité entre différents groupes sociaux comme les castes.

Vous avez déclaré que les événements récents s’apparentent au climat de l’état d’urgence en 1975. Pourriez-vous préciser ?
Durant l’état d’urgence [sous le gouvernement d’Indira Gandhi, NDLR], la police entrait dans les campus en civil et « éloignait » les leaders étudiants qui y étaient opposés. La liberté d’expression était limitée non seulement dans les campus mais à travers tout le pays, tandis que les médias étaient censurés. Aujourd’hui, il n’y a pas d’état d’urgence officiellement déclaré mais des mesures d’entrave à la liberté d’expression ont été imposées. Comme c’est la tradition, les étudiants ont imprimé des affiches annonçant leurs meetings et des slogans pour leurs manifestations. Or il se trouve que les imprimeries privées sont maintenant intimidées par les autorités afin d’arrêter d’imprimer les affiches des étudiants.
En quoi les récents événements de la JNU sont-ils liés au climat politique général en Inde ? Certains commentateurs font remonter ce climat « liberticide » à la montée en puissance de Narendra Modi. Etes-vous d’accord ?
Il existe une tendance de la part du pouvoir actuel et de son think tank, le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh), à prendre le contrôle des institutions de l’enseignement supérieur en plaçant à leur tête des dirigeants qui partagent leurs idées et leurs convictions. Cette tendance est appuyée sur les campus par l’aile estudiantine du BJP [le parti du Premier ministre, NDLR], et JNU est devenue une cible de choix dans la mesure où le positionnement politique de ses étudiants est traditionnellement à gauche ou au centre-gauche.

L’Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad [grande organisation estudiantine à tendance nationaliste et proche du BJP, NDLR], n’a jamais réussi à creuser son trou à JNU, tandis qu’elle a toujours été puissante à la Delhi University et que le BJP lui-même a une forte base de soutien dans la capitale. Dans tous les campus du pays, les Dalits ou les étudiants issus de castes opprimées ont été la cible des activistes du RSS et de ses sympathisants, à l’image de ce qui s’est produit à l’Université d’Hyderabad, où Rohith Vemula s’est suicidé.

D’une manière générale, il règne une atmosphère qui décourage les voix dissidentes et tente d’imposer des restrictions aux individus et organisations perçues comme hostiles au parti au pouvoir. Les ONG jugées malveillantes ont elles aussi été ciblées comme étant « contre l’intérêt national ». Il y a des tentatives de contrôler les médias en visant les intérêts économiques de leurs propriétaires. Les écrivains et intellectuels qui ont exprimé des vues contraires à la doxa ont été chassés et certains même tués. Un grand nombre de d’artistes, de poètes ou d’acteurs ont rendu leurs récompenses nationales en signe de protestation. Ces tendances ont été amplifiées par les activistes du RSS dans toute l’Inde.

Le Premier ministre a très peu réagi aux événements récents. Comment expliquer ce silence ?
Ce silence fait partie d’un nouveau style de gouvernance, où le Premier ministre fait entendre largement sa voix durant les campagnes électorales et devient presque silencieux après les élections. Et ce alors même que le pays entier est en proie à d’intenses débats sur des événements explosifs. Il utilise ses ministres comme des tampons et intervient rarement lui-même. De même, ses discours devant le parlement sont très rares. Cette stratégie du silence et de la « non gouvernance » est tout à fait étrange de la part d’un Premier ministre qui laisse des questions enflammer l’opinion sans intervenir lui-même pour apaiser les peurs et calmer les esprits agités. Logiquement, les analystes pensent que tout cela est chez lui délibéré, qu’il est en accord avec les idéologues du RSS et qu’en réalité, il les encourage en coulisses.
Comment voyez-vous les diverses initiatives prises par le gouvernement en matière d’éducation ? Malgré le déni des autorités, certains parlent d’une « saffronisation », de la couleur safran associée aux nationalistes hindous, dans tous les départements académiques… Quelle est votre position ?
Le BJP et le RSS ont toujours attaché une grande importance à façonner les jeunes esprits en intervenant directement dans les institutions éducatives et dans l’enseignement de l’histoire. Ils ont mis en oeuvre une stratégie systématique de contrôle des grands centres de l’enseignement supérieur en Inde en y nommant leurs sympathisants idéologiques. La « saffronisation » de l’éducation renvoie à ces efforts pour projeter une vision du monde conservatrice et évangélique à travers l’utilisation de la mythologie hindoue, la glorification du passé et le dénigrement de l’idéologie pluraliste et séculière, qui a marqué l’essentiel de l’histoire de l’Inde indépendante.
Pourriez-vous décrire en quelques mots comment cette question est utilisée par les diverses forces politiques en Inde ?
Les stratégies clivantes menées par le parti au pouvoir au sommet de l’Etat ont réussi à unifier les partis d’opposition à l’échelle nationale comme à l’échelle locale des Etats fédérés. Ils se regroupent désormais pour empêcher le BJP de s’emparer du pouvoir dans d’autres Etats de la Fédération. Ainsi, le parti de Narendra Modi a subi des défaites aux élections provinciales à Delhi et au Bihar, et n’est pas dans une position favorable pour les élections à venir cette année dans de nombreux Etats.
Pensez-vous que les événements récents dans les campus puissent déclencher un « éveil » massif des étudiants et de la société civile, comme on peut l’entendre de la part d’associations, de militants et d’étudiants participant aux diverses manifestations dans tout le pays ?
Oui, il s’est produit une large mobilisation à travers les campus en Inde. Le soutien à JNU est même venu de campus du monde entier. Des marches de protestation et des rassemblements ont eu lieu dans de nombreuses universités contre la persécution des minorités et des Dalits. Donc, on a pu observer une sorte d’éveil. Mais quant à savoir quelle forme vont prendre les manifestations, cela reste encore à voir.
L’ABVP (Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad), l’autre syndicat étudiant, concurrent nationaliste de celui de JNU, semble avoir gagné en puissance ces derniers temps… Comment l’expliquez-vous ?
L’ABVP travaille dur pour élargir sa base de soutien, mais il n’est pas encore sûr qu’il y parvienne. A JNU, certains leaders de l’ABVP ont quitté l’organisation estudiantine car ils ont trouvé que leur université était injustement prise pour cible. Leur loyauté à JNU s’est révélée plus forte que leur affiliation à l’ABVP.
Selon vous, le BJP peut-il adopter une position constructive afin de dénouer la situation sur les campus ?
Jusqu’à présent, rien n’indique une nouvelle manière de pensée mise à part l’approche liée au maintien de l’ordre adoptée par le gouvernement et la police. L’accent est mis, semble-t-il, sur l’intimidation et la répression pour faire taire la dissidence, plutôt que sur l’ouverture d’un débat constructif. A moins que le BJP ne change de stratégie, la situation sur les campus pourrait encore se détériorer.
En quoi la situation actuelle sous le gouvernement BJP diffère-t-elle du temps de l’ancien Premier ministre A.B. Vajpayee, si l’on regarde en particulier ses relations avec le RSS et les mouvements nationalistes hindous ?
Le gouvernement Vajpayee s’est efforcé de maintenir une certaine distance avec le RSS et les autres éléments de la famille « Sangh » [la mouvance nationaliste hindoue, NDLR]. Le pouvoir de l’époque pouvait invoquer que gérer une coalition gouvernementale nécessitait un juste équilibre et des compromis. Vajpayee a mis l’accent sur le « Raj Dharma » ou l’obligation morale du gouvernant à l’équité et à la justice envers ses concitoyens. Le gouvernement actuel jouit d’une majorité parlementaire considérable et ne peut pas invoquer les contraintes politiques des coalitions. Il n’a donc pas gardé la même distance à l’égard de la famille « Sangh » (Sangh Parivar). En réalité, il lui a offert un espace de liberté pour se promouvoir et se propager.
Le sens des mots « nationalisme » et « patriotisme » en langue indienne n’est pas très facile à saisir pour les étrangers. Comment définir selon vous ces deux notions ?
Le débat sur ce qui constitue la nation indienne est très vieux et plonge ses racines dans le mouvement national contre la domination coloniale. Il existait une théorie des « Deux Nations », l’une hindoue et l’autre musulmane. A l’opposé se trouvait la vision gandhienne d’une « Nation composite », englobant toutes les religions et les groupes sociaux dans un cadre pluraliste et séculier. Le mouvement Sangh Parivar soutient qu’à partir du moment où le pays a été divisé en deux [entre l’Inde et le Pakistan, NDLR], il n’y a pas de place pour les musulmans en Inde s’ils cherchent à faire valoir leurs droits en tant que citoyens.

Pour ce qui est du patriotisme, la notion est liée à l’unité et à l’intégrité de l’Inde indépendante et de ses territoires. Elle se comprend dans le contexte des relations avec les pays voisins hostiles et elle prend tout son sens à travers la question du Cachemire comme partie intégrante de l’Inde. Actuellement, tous ceux qui mettent en question ce discours peuvent être accusés d’ « anti-nationalisme » et de manque de patriotisme.

Propos recueillis par Clea Chaktaverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.