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Expert - Art en Inde

 

Inde : S.H. Raza, le dernier Mohican de l’art « moderne »

Un agent de sécurité assis surveille des peintures de l’artiste indien S.H. Raza lors de l’India Art Fair de Delhi
Un agent de sécurité assis surveille des peintures de l’artiste indien S.H. Raza lors de l’India Art Fair de Delhi, le 25 janvier 2016. (Crédit : AFP PHOTO/ SAJJAD HUSSAIN SAJJAD HUSSAIN / AFP).
Il y aura bientôt 70 ans naissait à Bombay le Progressive Art Group, PAG pour les connaisseurs.

Les artistes peintres Francis Newton Souza, Maqbool Fida Husain, Krishnaji Howlaji Ara, Hari Ambadas Gade, Sayed Haider Raza et le sculpteur Sadanand Bakre créerent le PAG en réaction aux choix jugés désuets que faisait le comité de sélection de la Bombay Art Society, la grande institution qui régnait alors sur les expositions de la ville quand l’Inde devint indépendante en 1947.

Les six comparses ont conçu ce groupe afin de pouvoir montrer au public leur travail d’artistes que l’on qualifie aujourd’hui de “moderne”, en rupture totale avec leurs prédécesseurs nationalistes de l’école du Bengale. Des membres fondateurs, seul Raza, âgé de 94 ans aujourd’hui, est encore en vie. Depuis son retour en Inde en 2010, après 60 ans passés en France, il a acquis l’aura particulière de celui qui est une légende vivante.

Comme tous les ans, je suis allé, fin janvier, à la India Art Fair qui se tient à Delhi. La foire est de qualité moyenne ; mais elle s’améliore marginalement à chaque édition. L’équipe de Nehal Kirpal, la fondatrice, a encore beaucoup de travail à faire pour attirer en nombre les visiteurs internationaux, curieux de découvrir la scène artistique indienne par exemple.

Cette année, j’ai été particulièrement interpellé par les œuvres de Raza que l’on pouvait trouver sur de nombreux stands. Quelques paysages abstraits côtoyaient des toiles au thème géométrique avec lesquelles l’artiste s’était fait remarquer dans les années 80.
Elles présentent une vision de la nature – vision conceptuelle et normée, dont certains disent emprunte de cosmologie Hindou – dans des palettes de couleurs profondes (surtout les rouges) et chatoyantes (les oranges vifs). Les premières œuvres géométriques de Raza sont absolument magnifiques. Elles démontrent une recherche active d’un langage visuel précis et codifié.

Cette année, l’amateur que je suis a été frappé par le manque de précision de ce “langage”. Chaussé de mes lunettes pour déchiffrer des cartouches qui deviennent de plus en plus petits (sûrement par économie de papier), je remarque les années de réalisation des œuvres : 2015, 2014, 2013.
Toutes ces œuvres ont donc été réalisées en nombre et très récemment par un artiste que l’on sent pourtant affaibli et qui le reconnaît comme dans cet interview donné à India Today en février 2015.
Les lignes tremblent. Les couleurs remplissent des espaces tracés au crayon et ne se juxtaposent plus. Le Bindu emblématique de Raza devient flou, laissé au hasard d’une forme de coloriage d’enfant.

On pourrait croire que l’artiste, arrivé au summum de sa carrière, reconnu par son pays et son pays adoptif (la France), souhaite se reposer, peut-être partager sereinement ses souvenirs avec les plus jeunes…. L’inverse semble se passer.
Une course effrénée à l’exposition se dessine. J’ai ainsi compté pas moins de douze expositions à Delhi, Calcutta et Londres depuis 2013 dont une déjà organisée en 2016 ! Combien suivront ? Sont-elles justifiées ?

Je ne m’interrogerais pas sur les raisons de ce soudain engouement de la part des galeries de l’artiste si les œuvres présentées s’inscrivaient dans un renouvellement de son style, de ses sujets, de ses messages. Je constate juste naïvement que les dernières toiles n’apportent rien à l’œuvre de Raza, si ce n’est l’impression que son œuvre se dissolve dans un flou plus ou moins artistique.

Je peux comprendre que l’artiste, par habitude peut-être et par goût certainement, même affaibli, ait besoin de peindre. En revanche, j’ai du mal à comprendre pourquoi les galeries montrent ces toiles de moindre qualité par rapport à celles réalisées auparavant.

L’œuvre de Raza est tellement vaste ! Son entourage pourrait sans aucun doute l’aider à organiser des rétrospectives ! Par chance, les thèmes ne manquent pas : des aquarelles de Bombay, aux paysages de plus en plus abstraits, en passant par l’abstraction pure et bien sûr par l’abstraction géométrique. L’œuvre de Raza a aussi été très influencée par les villes dans lesquelles il a vécu : Babaria sa ville natale, Bombay, Paris, Gorbio (en France, dans les Alpes-Maritimes).

Un commissaire qualifié se régalerait dans les méandres d’une telle œuvre ! Or, j’ai l’amère impression que ces dernières années, Raza est poussé dans une course commerciale non nécessaire.
Un jeune collectionneur averti – qui a récemment acheté plusieurs œuvres de Raza – me faisait d’ailleurs remarquer très justement que les dernières toiles sont “abordables”.
Dans dix ou quinze ans, qui s’interrogera sur leur qualité ? Elles feront toutes partie de l’œuvre de l’artiste. Quelques experts trouveront un adjectif pour qualifier la période et elles se revendront très bien.
Mon jeune ami collectionneur est certes cynique mais il résume sans doute très bien la situation.

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A propos de l'auteur
Diplomé de l’EDHEC, Franck rejoint d’abord le corps diplomatique comme attaché commercial auprès de l’ambassade de France de Bombay en 1993. Il a depuis quitté la diplomatie pour le monde des affaires mais il n’a jamais perdu sa passion pour l’Inde ; passion qui l’a conduit a développer un nouveau modèle de développement pour les ONG indiennes. L’art n’étant jamais très loin, il est depuis 2009, consultant et découvreur de talents artistiques pour collectionneurs.
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