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Corée du Nord : Le salaire atomique des ouvriers de Kaesong

Ouvrières Nord-Coréennes
Ouvrières Nord-Coréennes dans une usine d'une société sud-coréenne du parc industriel de Kaesong en Corée du Nord. 19 décembre 2013. (Crédit : Kim Hong-Ji / Pool / AFP).
Combien gagne un ouvrier Nord-Coréen ? Et combien lui reste-t-il une fois que l’État lui a fait les poches ? La Corée du Nord ne connaît pas l’impôt révolutionnaire des FARCs, du FLNC ou de l’ETA, mais il existe des retenues sur salaire pour les employés des entreprises étrangères. Des taxes qui vont dans les caisses du parti du travail et de l’armée populaire de Corée. De là à dire que ces prélèvements financent le programme nucléaire nord-coréen, il y a un pas. Un pas franchi par le ministre sud-coréen de l’unification pour justifier la fermeture du complexe industriel de Kaesong en Corée du Nord. Une décision qui fragilise encore d’avantage le dialogue inter-coréen.
Kaesong c’est fini. Et dire que c’était le lieu de leur premier amour. Nous sommes là loin d’une romance à la Hervé Vilard et pourtant le nouveau refrain venu de Séoul n’a pas manqué d’émouvoir les observateurs des deux Corées. Le complexe industriel de Kaesong en Corée du Nord était en effet le dernier lieu où Sud-Coréens et Nord-Coréens se parlaient encore, l’un des derniers endroits de rencontre pour les frères ennemis de la guerre de Corée. En rapatriant les cadres et les ingénieurs des 124 usines sud-coréennes installées dans la zone économique spéciale, la Corée du Sud opère un tournant stratégique. Le 12 février dernier, l’Armée populaire de Corée a repris possession des lieux et des machines. Kaesong Gongdan avait jusqu’à présent survécu à toutes les provocations venues du Nord et à toutes les alternances au Sud.

Séoul durcit le ton

Oui mais voilà, Park Geun-hye est fâchée, Park Geun-hye a changé. Visage fermé, tailleur bleu pétrole, la présidente sud-coréenne est intervenue lundi à la tribune de l’assemblée nationale pour justifier sa décision de fermer le complexe industriel né il y a onze ans d’un rapprochement entre le Sud et le Nord. Cette zone économique, comme tout ce qui faisait lien avec Pyongyang, est basée sur le « mensonge » a déclaré en substance le chef de l’Etat qui évoque une « vérité dérangeante » et l’impossibilité de « faire confiance » au régime d’en face. On ne négocie pas avec la Corée du Nord, on ne négocie pas avec un mur. Depuis le quatrième essai nucléaire nord-coréen en janvier, le ton s’est durci à Séoul. L’arrêt de Kaesong n’est qu’un début. La Corée du Sud menace de suspendre temporairement son aide à la Corée du Nord.
Séoul projette également d’interdire l’entrée de ses ports aux navires ayant fait escale au nord du 38ème parallèle. Ce message de fermeté est relayé par l’ensemble des chancelleries sud-coréennes, notamment en Europe, avec des diplomates qui se disent inquiets et qui, chose nouvelle, n’hésitent pas à le faire savoir, persuadés que la Corée du Nord ne reculera pas sur le chemin de la bombe. Le lancement d’un satellite d’observation à la veille de Solal, le nouvel an lunaire en Corée, a été la goutte d’eau qui a fait déborder la jarre. Pour la première fois, la Corée du Sud retire ses billes et ferme une zone économique qui employait 54 000 Nord-Coréens et près de 500 Sud-Coréens. En décembre, Séoul s’était déjà opposé à la réouverture du tourisme dans les monts Kumgang – les célèbres montagnes du diamant – au sud-est de la Corée du Nord, provoquant le courroux de Pyongyang.

Des sanctions « glaçant les os »

L’heure n’est plus aux négociations mais aux sanctions. Les conservateurs au pouvoir en Corée du Sud ont le nez fixé sur le calendrier et se préparent, par ce discours musclé, à demander à la commission de l’ONU chargée des droits de l’Homme, la peine maximum pour son turbulent voisin. La commission doit se réunir ces prochains jours : « La communauté internationale doit imposer à la Corée du Nord des sanctions glaçant les os pour ses provocations nucléaire et de missiles »,a martelé Yo Ho-yeol, le vice-président du Conseil consultatif sur l’unification nationale. Cette dureté tranche avec le ton habituel de la diplomatie sud-coréenne, elle pourrait séduire les électeurs âgés – et ils sont nombreux – lors des législatives du 13 avril prochain en Corée du Sud.
L’idée de faire travailler des ouvriers nord-coréens dans des usines sud-coréenne a été lancée par Kim Dae-jung, initiateur de la politique dite du « rayon de soleil » visant à réconcilier les deux Corées et qui lui a valu le prix Nobel de la paix. Les premiers salariés sont arrivés sur les chaînes de montage de Kaesong Gongdan en 2004 sous le mandat de Roh Moo-hyun. Le conservateur Lee Myung-bak qui a pris la suite n’était déjà plus sur la même longueur d’onde, mais il a « épargné » Kaesong. Suite à la mort d’une touriste sud-coréenne tuée par le tir d’un soldat nord-coréen en 2008, le nouveau chef de l’Etat décide de l’arrêt des voyages touristiques dans les montagnes du diamant sur la frontière à l’est du pays. En 2010, nouvelle année noire : le naufrage de la corvette Cheonan probablement torpillée par le Nord et la mort de quarante marins sud-coréens, confirment Lee Myung-bak dans sa politique de fermeté.

5 mois de suspension

« Dans un discours prononcé le 24 mai 2010, le président Lee prend des mesures sans précédent afin de sanctionner son voisin note Antoine Bondaz, coordinateur du programme Corée de l’Asia Centre à Paris. Il limite le commerce intercoréen au seul complexe industriel de Kaesong, interdit aux navires de commerce nord-coréens de naviguer le long des lignes maritimes sud-coréennes ». Malgré le bombardement de l’île de Yeongpyong cette même année, les chaînes de montages de Kaesong continueront de fonctionner. En 2013 en revanche, lors de la crise des missiles, la production s’interrompt. Cette fois, Pyongyang a décidé de fermer la zone. L’heure est grave. Séoul bataille pour faire changer d’avis les dirigeants nord-coréens. La réouverture du complexe cinq mois plus tard sera portée au crédit de la diplomatie sud-coréenne et de… Park Geun-hye.
Poste frontière de Paju sur la route de Kaesong en Corée du Sud.
Poste frontière de Paju sur la route de Kaesong en Corée du Sud. La Corée du Nord a décidé la suspension des activités du complexe industriel. La crise va durer 5 mois. (Crédit : S.L.).
Que s’est-il passé entre-temps ? Pourquoi fermer Kaesong alors que les deux capitales s’étaient jurées le 14 août 2013 de ne rien faire qui puisse entraver la bonne marche des usines, ce que les diplomates ont appelé pudiquement « la normalisation constructive » du complexe ? Parce que les salaires des travailleurs nord-coréens aideraient à financer le programme nucléaire nord-coréen. C’est en tous cas ce qu’a déclaré Hong Yong-pyo, le ministre sud-coréen de l’unification chiffre à l’appui. Depuis 12 ans, les entreprises sud-coréennes ont versé 560 millions de dollars de salaires au bureau de l’emploi nord-coréen supervisant les ouvriers de Kaesong. 70 % de cette somme a déclaré le ministre – avant de revenir sur ses propos – aurait servi à financer le développement de l’arme atomique en Corée du Nord, ainsi que la supposée boulimie de luxe des dirigeants.

30 % ou 70 %

Ces affirmations ont évidemment fait bondir les spécialistes. Si les preuves d’un tel détournement par le Nord existaient, cela reviendrait à dire que les entreprises sud-coréennes ont violé pendant plus d’une décennie les résolutions de l’ONU. Le ministre est donc revenu sur ses propos en expliquant à l’agence sud-coréenne Yonhap avoir simplement voulu « exprimer ses préoccupations », sans avoir de « preuves tangibles » de ce qu’il affirmait. Les parlementaires de l’opposition sont montés au créneau réclamant une commission d’enquête. Intervention également de Jun Ok-hyun. Cet ancien haut responsable des services de renseignements sud-coréens entre 2008 et 2013 est catégorique : « La mise à disposition de fonds pour la Corée du Nord via le complexe industriel de Kaesong correspond à un acte de haute gouvernance, pas à une violation des sanctions des Nations-Unies ».
Outre ces propos exagérés destinés à légitimer un changement de stratégie du sud vis-à-vis du nord, le ministre sud-coréen de l’unification aurait aussi fait une erreur de calcul en inversant des pourcentages. Selon une dépêche de l’agence sud-coréenne Yonhap qui ne cite pas ses sources pourtant « bien informées » : « Les travailleurs nord-coréens subissent une déduction de 70 à 90 % de leur salaire pour le régime nord-coréen sous forme de contribution à l’Etat ou loyauté et reçoivent entre 10 et 30 % de leur salaire mensuel, qui se situe normalement entre 100 et 1500 dollars ». Or, pour les chefs d’entreprises et ingénieurs revenus de Kaesong, la proportion serait inverse : 30 % du salaire des ouvriers de la zone économique spéciale seraient prélevés par l’Etat et les 70 % restants permettent de nourrir un foyer de 4 personnes.

Un canari dans la mine

« Pour les familles nord-coréennes liées au complexe, le parc industriel financé par la Corée du Sud était une sorte de canari au milieu de la mine ».
A refaire les calculs, on est donc loin du compte permettant de financer un programme nucléaire. C’est aussi ce qu’expliquait, le 13 février dernier, Kim Jin-hyang sur la chaîne protestante CBS. Ce professeur au KAIST – l’Institut supérieur coréen des sciences et technologies – a passé quatre années à Kaesong Gongdan entre 2008 et 2011. Monsieur Kim était chargé de la comptabilité pour une entreprise. Il a donc beaucoup parlé salaire avec les nord-coréens. Lui aussi semble fâché par les affirmations des autorités de son pays : entre 2003 et 2004, les salaires des ouvriers nord-coréens étaient d’environ 50 dollars explique-t-il devant les caméras sud-coréennes, puis ces derniers ont augmenté de 5 % tous les ans. En 2014, les travailleurs de Kaesong gagnaient environ 150 000 wons avec les primes selon ce professeur, soit près de 140 dollars par mois pour des semaines de 48 heures.
30 % de ces salaires multipliés par 54 000 employés correspond à moins de 1 % du commerce extérieur de la Corée du Nord. Cela ne suffit donc pas à financer un programme balistique et encore moins une arme atomique. La crainte des entreprises sud-coréennes de Kaesong étant que les ouvriers désormais sans travail ne soient déplacés ailleurs. Ces derniers ont été formés pendant sept à dix ans aux techniques de production venues de Corée du Sud, ils seront probablement très appréciés dans les zones économiques spéciales nord-coréennes à… capitaux chinois. Cette décision risque donc de renforcer la concurrence chinoise affirment les ex sud-coréens de Kaesong. Une question d’image aussi. Pour les familles nord-coréennes liées au complexe écrit Aidan Foster-Carter sur le site NKNews.org, le parc industriel financé par la Corée du Sud était une sorte de « canari au milieu de la mine ». Un rayon de soleil, on y revient.

« Choco Pies » et chaînes de montage

Si la zone de Kaesong ne permet pas à elle seule de financer les essais nucléaires de Pyongyang, « les devises perçues par les travailleurs nord-coréens semblent être drainées vers la caisse du secrétariat du Parti du travail ou du Bureau 39, le gestionnaire des devises obtenu par le Parti, le gouvernement et les armées nord-coréennes », indique l’agence Yonhap. A raison de 60 à 100 000 nord-coréens travaillant à l’étranger dont 20 000 en Russie, 19 000 en Chine, 5 000 au Koweit, 2 000 aux Emirats Arabes Unis et 1 800 au Qatar, cela commence à faire une somme. Pour l’agence sud-coréenne, « le montant des devises gagnées par le biais du travail des Nord-Coréens à l’étranger semble atteindre 200 millions de dollars chaque année », mais là encore rien ne prouve que ces devises soient utilisées dans des programmes qui enfreignent les résolutions des Nations Unies.
D’autant que ces calculs ne prennent pas en compte les compensations hors salaires. Les entreprises de Kaesong ont longtemps eu pour habitude de distribuer des nouilles instantanées, des sodas américains et des « Choco Pies » à leurs employés. Une manière de compenser l’interdiction de payer bonus et heures sup, vu que les boites de la célèbre marque sud-coréenne de biscuits étaient illico revendues au marché noir. Cet « avant-goût au capitalisme » a été imité et reproduit par une entreprise nord-coréenne suite à la fermeture provisoire du complexe en 2013. Et il est désormais interdit aux entreprises de Kaesong de distribuer plus de deux « Choco Pies » par jour à leurs employés.
« On voit bien que la zone de Kaesong n’est pas qu’une affaire de devises « – ndlr : et de biscuits chocolatés – insistait avec nostalgie le professeur Kim Jin-hyang il y a quelques jours sur CBS, « elle était aussi le symbole des échanges entre les deux Corées (…) A Kaesong, tous les jours un miracle se produisait, une mini réunification ». Mais pour le gouvernement sud-coréen désormais, la réunification n’est qu’un doux rêve tant que Pyongyang reste accroché à son programme nucléaire. Séoul entend jouer la même partition que l’adversaire, la même diplomatie du chaud et du froid. Une stratégie nouvelle, mais ô combien dangereuse.

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.
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