Culture
Entretien

Les Chinois font un tabac” : quand les Wenzhou passent derrière le comptoir des PMU parisiens

Le Balto, un bar tabac parisien
Le Balto, un bar tabac tout ce qu’il y a de plus typique, semblable à celui utilisé par le réalisateur Renaud Cohen pour son documentaire. (Crédit : STEPHANE DE SAKUTIN / AFP).
« Moi j’essuie les verres au fond du café, j’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver », le célèbre couplet des amants d’un jour d’Edith Piaf est aujourd’hui probablement fredonné en mandarin. On ne compte plus les bars tabac de Paris et sa région qui ont été repris par des immigrés d’origine chinoise. La plupart des acquéreurs viennent de Wenzhou, une ville de 7 millions d’habitants située dans la province du Zhejiang. Des Chinois commerçants dans l’âme, mais parfois désarçonnés par l’art du comptoir parisien. Difficile en effet de maîtriser la bistrologie, sans un apprentissage express du français. Pour ces nouveaux propriétaires venus de Chine, la gestion d’un PMU passe par une véritable intégration. D’autant que ces rachats en masse, ainsi que quelques affaires médiatisées de faux actes notariés fournis par les acquéreurs pour justifier de leurs fonds propres, nourrissent soupçons et fantasmes.
A contre-courant d’une enquête journalistique sur les dessous des rachats de PMU, les Chinois font un tabac de Renaud Cohen entend dépeindre de manière intimiste le quotidien d’un bar tabac familial parisien. Bienvenue au Balto, bienvenue chez Lin et Alban ! Tourné en une dizaine de jours avec peu de moyens, le documentaire s’intéresse aux relations entre les nouveaux propriétaires et les habitués du lieu, mais aussi au regard que porte ce couple franco-chinois sur la France et sur les Français. Le cinéaste, qui se destinait à l’origine à une carrière d’ethnologue, donne à voir l’évolution entre les générations sur le chemin de l’intégration. Un tableau tout en finesse, grâce à la relation de confiance que le réalisateur a su tisser avec le couple. Il faut dire que Renaud Cohen parle couramment le chinois et qu’il a déjà réalisé plusieurs documentaires en Chine.
Le cinéaste Renaud Cohen
Le cinéaste Renaud Cohen (Crédit : D.R.)
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet ?
J’avais ce projet en tête depuis longtemps. La communauté Wenzhou, qui représente l’écrasante majorité de la communauté chinoise en France, s’occupait jusqu’à présent de commerces qui ne nécessitent pas de relations très suivies avec les français, des restaurants, des teintureries. Pour moi le début des acquisitions de bars tabac parisiens constitue un véritable tournant. Les Chinois s’y sont dans un premier temps intéressés parce qu’il y avait peu de repreneurs et qu’ils avaient les fonds pour investir. Mais ils se sont vite aperçu qu’il ne suffit pas de racheter et d’exploiter un bar pour dégager des bénéfices. Le rapport à la clientèle est ici l’une des clés du succès, si l’on ne veut pas que les habitués filent au comptoir d’en face. J’ai ainsi rencontré des personnes qui vivaient depuis vingt ans en France, qui ne parlaient pas un mot de français et qui se sont mis à l’apprendre. Pour la communauté chinoise qui travaille dans les bars tabac et leur entourage, c’est un vrai facteur d’intégration.
Comment se sont déroulés les repérages ?
J’ai d’abord beaucoup enquêté. J’ai visité entre 30 et 40 établissements, très différents les uns des autres. Je me souviens notamment d’un café à Ménilmontant où les vieux parents s’occupaient du café parce que leur fils gérait d’autres affaires. Sa femme, qu’il avait connue en Chine, avait été extrêmement déçue lorsqu’elle avait découvert qu’elle devait tenir un café dans un quartier populaire parisien et elle l’avait quitté. Au départ il était dépassé : il me racontait que les gens commandaient un café, partaient sans payer et en plus emmenaient la tasse ! Il ne savait pas comment réagir à l’agression, ne voulant surtout pas faire de vagues. Mais j’ai aussi rencontré un ancien légionnaire, jeune et costaud, qui lui n’avait pas peur du tout.
Et vous êtes tombé sur le PMU de vos rêves ?
En réalité, cela a pris plus de temps. Car à chaque fois que je trouvais ce que j’étais venu chercher, je commençais à parler du film et là les choses devenaient compliquées. Dans la majorité des cas, la réponse était non.

Non seulement tourner un film ne leur rapporte pas d’argent, mais cela risque même de leur en faire perdre puisqu’on envahit l’espace avec la caméra, ce qui décourage certains clients de rentrer. Sans parler de la peur du regard des français et des médias : les chinois étant souvent la cible de reportages télévisés sur le travail au noir ou le blanchiment d’argent. Au bout d’un moment, je me suis presque découragé. J’ai même cru que je ne trouverai jamais. J’ai alors pris une assistante taïwanaise, c’est elle qui m’a conduit à Lin et Alban. Quand je suis arrivé dans ce bar, pourtant petit et mal foutu, je savais que c’était là que je ferai le film. Lin était rayonnante, tous les deux avaient beaucoup de charme, une ouverture d’esprit, une très grande curiosité. J’ai vu tout de suite que ce n’était pas seulement des commerçants qui veulent gagner de l’argent, même si c’est aspect est important.

L’affiche du documentaire de Renaud Cohen "Les chinois font un tabac"
L’affiche du documentaire de Renaud Cohen Les chinois font un tabac(Crédit : D.R.)
Comment êtes-vous parvenu à gagner leur confiance ?
Là aussi, cela ne s’est pas fait en un jour. Il m’a fallu beaucoup de temps, nous nous sommes fréquentés pendant six mois avant de commencer à tourner. Je leur ai montré mes documentaires en Chine, mes longs métrages de fiction. Je les ai invité à déjeuner chez moi avec leurs enfants, on a beaucoup parlé en chinois, ce qui a créé une complicité et une relation particulière. Ils ont senti qu’ils avaient à faire à quelqu’un qui avait vrai intérêt pour leur culture et non à un journaliste en quête de reportage à sensations.

Malgré cela, leurs proches ont tenté à plusieurs reprises de les décourager. Au bout du 3ème jour de tournage Lin est venue me voir et m’a dit : « il faut que tu arrêtes de tourner, toute la famille nous dit que c’est dangereux, qu’on va dire du mal de nous ». Les parents ne m’adressaient pas la parole, dès que les enfants passaient ils les emmenaient. J’ai eu très peur. Après quelques heures de discussion on a repris le tournage et finalement ils se sont remis dans le bain, sans amertume, sans hésitation. Car ils ont aussi à cœur d’avoir de bonnes relations avec les Français, de s’intégrer et de vivre en France. Ils aiment ce pays même s’ils se moquent parfois des français qui n’aiment que les week-ends et qui sont paresseux.

Comment s’est déroulé le tournage ?
Je me suis installé en face du comptoir et j’ai attendu. J’ai aussi provoqué les choses, quand par exemple j’ai demandé à la soeur de Lin – rencontrée lors des repérages – de venir au café. Par contre la mamie du film est venue toute seule. La vieille dame est rentrée sans crier gare dans le bar, elle a fait son show en se comportant comme si la caméra n’était pas là. J’ai été particulièrement touchée aussi par leur amitié pour Momo, le vieil algérien, et cette rencontre de deux cultures. Je pense qu’en faisant ce commerce, les Chinois ont découvert tout un pan de la société française, des étrangers, des arabes, des noirs… pour lesquels ils n’avaient pas forcément de sympathie, mais avec qui ils ont su créer des relations. J’aurais aussi aimé filmer la famille du couple, les parents, les oncles et tantes, voir leurs relations en dehors du café mais je n’ai pas eu l’autorisation.
Est-ce que Lin et Alban ont des amis Français en dehors des clients du tabac ?
En réalité, ils en ont peu. Les Chinois de Wenzhou sont des gens très traditionnels qui se sont ouverts au monde grâce au commerce. Ils ont des clients qui deviennent presque des amis, car ce sont aussi des parents d’élèves. Mais ils ont encore beaucoup de gêne à recevoir et à être invités à la maison par exemple, ce n’est pas dans la culture asiatique. Lorsqu’ils sont venus déjeuner chez moi un dimanche, leur seul jour de repos, c’était la première fois qu’ils rentraient vraiment dans un foyer français. Et puis ils ont beaucoup de famille ici. Alban a son père, son oncle, sa petite sœur. Lin a fait venir sa mère et sa sœur qui est aussi mariée à un chinois. Leur famille les soutient, c’est comme cela qu’ils prospèrent.
Ce système d’entraide que vous décrivez a t-il permis les rachats massifs de PMU par les Chinois ?
Oui, il y a un réseau de solidarité plus développé que dans d’autres communautés. Chacun sait que si il veut ouvrir un nouveau commerce il peut compter sur les autres.
Cela peut prendre la forme de prêts à taux zéro ou d’une levée de fonds en Chine en échange de parts dans l’affaire. Il existe une association des membres du village d’où vient Alban – en fait une commune de plus de 100.000 habitants autour de la ville de Wenzhou. L’association se réunit tous les ans, un moyen à la fois de s’entraider en France, mais aussi d’aider le village en Chine. Il y a aussi un phénomène d’imitation chez les chinois ; l’un fait quelque chose et les autres suivent, parfois sans très bien savoir ce que les autres font. Il y a d’ailleurs pas mal de bars tabac repris par des chinois qui périclitent faute d’avoir su attirer ou retenir une clientèle. Enfin dernière explication qui a son importance : les bars tabac trouvent difficilement preneurs car c’est considéré comme un métier usant. Lin et Alban sont ouverts six jours par semaine de 10h à 21h et ne ferment qu’une semaine par an. Et avant 10h, ce sont leurs parents qui font l’ouverture dès 6h. Ils n’ont pas de femme de ménage, ni d’employé. Ils viennent d’un pays où on travaille beaucoup, ils sont motivés par l’envie de gagner de l’argent.
Par Pauline Bandelier

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Pauline Bandelier a vécu quatre ans en Chine où elle travaillé pour l’Antenne des sciences sociales et les Ateliers doctoraux à Pékin avant de collaborer avec plusieurs revues. Elle a depuis été journaliste à l’AFP, pour Radio Chine Internationale et a réalisé plusieurs enquêtes documentaires en Chine.