Culture
Entretien

Cinéma : la Birmanie en quête orwellienne

Extrait du film Une histoire birmane, réalisée par Alain Mazars (2014). (Copyright : Alain Mazars)
Extrait du film Une histoire birmane, réalisée par Alain Mazars (2014). (Copyright : Alain Mazars)
A la frontière du documentaire et de la fiction, Une histoire birmane, sur les traces de George Orwell dans le monde de Big Brother, nous plonge dans la Birmanie actuelle à travers le regard mélé de ses habitants et des personnages de 1984. Le réalisateur français Alain Mazars brouille ici les genres et entremêle les récits politiques à la première nouvelle de George Orwell, quasi autobiographique, dont il reprend le titre. On y découvre un pays magique, un peu schizophrène et des habitants assoiffés de liberté. En salles le 25 novembre.
Mandalay, 1922, école de police coloniale. Un certain Eric Blair se promène pensivement, griffonne sur un carnet tandis que ses camarades de promotion enchaînent les gin tonic en soufflant dans la chaleur birmane. Eric Blair est résident birman, mais le jeune Anglais n’a rien d’un administrateur colonial ordinaire. Il se destine à l’écriture et publiera un roman, Une histoire birmane (Burmese days) en 1934 sous le nom de plume avec lequel il deviendra mondialement célèbre, George Orwell. Il y décrit la vie de John Flory, administrateur des Indes britanniques vivant à Katha, désabusé par l’Empire. Au-delà du destin tragique du jeune Flory, de ses contradictions entre son mal de vivre dans un monde fondamentalement raciste, corrompu et décadent, et son admiration pour le pays où il vit, on découvre la Birmanie à travers les yeux d’Orwell, venu aussi retrouver sa grand-mère maternelle, dans la petite ville de Moulmein.

Alain Mazars s’est emparé de cette histoire pour évoquer, dans un film parlé en birman et sous-titré en français, les contradictions très actuelles de la Birmanie contemporaine.

Deux histoires se déroulent en parallèle. D’un côté, des Birmans qui évoquent et retracent l’histoire intime de George Orwell sur ses lieux de vie en Birmanie. De l’autre, comme en écho, on découvre une histoire de peur, de dictature, d’impérialisme à travers des personnages de 1984, recréés pour l’occasion : un journaliste, un moine, une jeune bonze… L’écrivain lui-même est présent par sa voix, en birman, narrateur désincarné mais bien vivant dans le cœur des habitants.

Reprenant la logique orwellienne, Alain Mazars joue sur le registre poétique avec le monde magique des cultures d’Asie du Sud-Est, pour mieux mettre en perspective le rationalisme occidental. Ce qui permet au cinéaste de soulever toutes les tensions politiques propres à l’ancienne dictature. Le film rappelle ainsi la prégnance du totalitarisme, ses différentes formes et son impact au quotidien. Si Une histoire birmane était acceptée par la junte, 1984 se vendait sous le manteau. Plusieurs militants, journalistes ou étudiants, évoquent la prison, la censure, la suspicion, l’omniprésence de « Big Brother », loin d’être uniquement un fantasme birman.

L’écrivain britannique George Orwell (1903-1950).
L’écrivain britannique George Orwell (1903-1950).

Entretien

Auteur et réalisateur français, Alain Mazars voyage en Asie depuis plus de trente ans, lorsqu’il est envoyé en République populaire de Chine en 1978 comme coopérant enseignant. Depuis 2002, il filme principalement en Asie du Sud-Est, notamment au Laos et en Birmanie. Parmi les films de fiction tournés dans ce pays, on retrouve un documentaire sur des Occidentaux devenus bonzes silencieux dans L’école de la forêt (2002) ou encore Sur la route de Mandalay (2009), qui décrit les rêves des jeunes Birmans. Une histoire birmane a reçu la mention spéciale du Festival international de cinéma asiatique de Tour (Ficat).

Pourquoi raconter l’histoire d’Orwell en Birmanie ?
Très peu de gens savent que George Orwell a eu un passé birman et que, très jeune homme, il a été formé dans ce pays. Il a écrit son premier récit, Une histoire birmane, en 1934, qui est largement autobiographique. Après mon premier voyage en 2001 en Birmanie, j’ai réalisé à quel point George Orwell, ses écrits, avaient de l’importance dans le pays, et auprès des personnes que j’ai côtoyées. Pour celles-ci, principalement des personnes éduquées, Orwell a une double importance : sa posture anti-totalitaire bien sûr, mais aussi le fait qu’il soit l’un des seuls auteurs issus du monde colonial auxquels les Birmans ont eu accès dès 1961 : sous la dictature qui avait toléré Une histoire birmane, puis en cachette car 1984 a été censuré jusqu’en 2013.
Quel était le lien entre Orwell et la Birmanie ?
Orwell a choisi volontairement, après ses études, de partir en Birmanie. Il était né en Inde, à 500 km de la frontière birmane [dans le Bihar actuel, NDLR], de parents anglais mais sa grand-mère maternelle, dont il gardait un très bon souvenir, était une femme d’origine française qui vivait en Birmanie. On suppose qu’il était donc parti la retrouver et renouer avec ce côté-là de sa famille. Orwell a écrit des journaux sur cette période de sa vie, de ses 20 à ses 25 ans, mais on ne les a jamais retrouvés. Les a-t-il détruit ? Il faut rappeler qu’il était alors entré au service de la police impériale. Je me dis qu’il a peut-être eu honte d’avoir appartenu à l’entreprise coloniale anglaise, mais cela reste mon interprétation…
Quels sont les lieux clés de ce voyage autour de George Orwell que l’on retrouve dans votre film ?
Ce sont principalement les endroits où il a vécu ou travaillé. A travers ces paysages, souvent urbains ou péri-urbains, on voit aussi une certaine diversité du pays, et les changements qu’il doit affronter aujourd’hui. Il y a bien sur Mandalay, où se trouve l’école de police où Orwell a été formé en 1922. On peut visiter le palais impérial occupé par les autorités coloniales à cette époque. Il y a aussi Maymyo, une petite ville créée par les Anglais, où demeurent encore de vieilles maisons coloniales, des églises chrétiennes et l’un des derniers cimetières britanniques de Birmanie.
Pourriez-vous revenir sur le mode narratif utilisé dans votre film ? Il se déroule comme un documentaire mais on est bel et bien dans une fiction. Et George Orwell réapparaît à travers la voix du narrateur – mais en birman…
J’ai essayé de traduire de façon cinématographique le mode de pensée birman, très éloignée de nos visions rationalistes occidentales. La réincarnation n’est pas quelque chose d’incongru pour les Birmans. Et si Orwell revenait aujourd’hui, que dirait-il de la Birmanie ? C’est pourquoi le film est construit en deux couches, si l’on veut. D’une part, le voyage autour d’Orwell – le narrateur birman ; de l’autre, l’histoire de personnages très contemporains qui s’interrogent sur leur pays et interpellent le spectateur.
Justement, ces personnages renvoient tous à des protagonistes de 1984
1984 fut un roman catalyseur. Il a profondément inspiré et encouragé les Birmans urbains et éduqués à développer leur sens critique. Il faut se mettre dans le contexte d’un pays où la parole est doublement censurée, anesthésiée. D’abord par la dictature, mais aussi à cause d’une certaine tradition bouddhiste, rigoriste, qui empêche les gens de se révolter. Le bouddhisme, on l’oublie trop souvent, a un rôle politique important. C’est ce qu’illustre aussi le personnage du jeune bonze.
Vous avez pourtant célébré cette tradition dans vos films précédents, mais dans ce film, on sent un réel questionnement autour des valeurs véhiculées en Birmanie aujourd’hui…
Le bouddhisme en Birmanie concerne près de 67 % de la population, les Bamar. Mais il ne faut pas oublier que plusieurs ethnies existent. Certaines, comme les Karen, sont chrétiennes, d’autres, comme les Rohingyas, sont musulmanes. L’identité birmane est déterminée par l’appartenance religieuse. Or aujourd’hui, les tensions sont extrêmement fortes et entretenues à la fois par certaines factions extrémistes et le pouvoir en place. Aucun d’eux ne souhaitent pas que la LND [Ligue nationale pour la démocratie, menée par Aung Sang Suu Kyi, NDLR] ne l’emporte aux élections de novembre, et n’hésitent pas à ternir l’image de Aung Sang Suu Kyi.
L’un de vos personnages est une référence à Julia, personnage du roman d’Orwell. Elle est celle qui illustre une envie de changement. A quoi aspirent les jeunes Birmans que vous avez rencontrés dans le cadre de ce film ?
Ceux que j’ai rencontrés ainsi que ceux qui apparaissent dans mon film précédent (Sur la route de Mandalay), souhaitent dépasser le modèle actuel de survie : ils aspirent à une société plus riche économiquement, et plus libre. Il ne faut pas oublier que le salaire birman moyen est d’environ 2 euros par jour. Ils veulent la « démocratie » avec tout ce que ce mot quasi magique, évoque pour eux. Les élections de novembre peuvent changer le cours de l’histoire pour les Birmans et, au-delà, pour l’ensemble de la région.
Propos recueillis par Clea Chakraverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.