Economie
ANALYSE

Silver économie : l'Asie peut-elle faire du vieillissement un moteur de croissance ?

Une personne âgée chinoise surveille ses investissements en bourse à Qingdao dans la province du Shandong.
Une personne âgée chinoise surveille ses investissements en bourse à Qingdao dans la province du Shandong. (Crédit : Crédit Stringer / Imaginechina / AFP).
Certes, ce n’était pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Mais la suspension de la politique de l’enfant unique par la Chine, le 29 octobre 2015, a comme acté la prise de conscience d’une lame de fond régionale. L’Asie vieillit – à grande échelle, et rapidement. Un basculement démographique qui appelle à des réponses politiques fortes, mais dont il est également possible de tirer profit… Car il faut bien répondre aux besoins des 311 millions de consommateurs asiatiques âgés de plus de 65 ans. Et c’est là tout l’enjeu de la silver économie. Analyse du marché de « l’or gris » en cartes et infographies.
Cela fait maintenant trois ans que les opportunités économiques liées au vieillissement de l’Asie ont été mises à jour. En 2013, lorsque le cabinet de conseil singapourien Ageing Asia publie son « indice de la silver économie », une série d’articles et de rapports reprennent son classement et présentent l’Asie comme le creuset favorable d’une économie articulée autour des seniors. Avec à la clé, un marché de 3 000 milliards de dollars en 2017. Si le rythme des publications a ralenti depuis, le constat initial n’a pas été démenti.

Contexte

Faire des personnes âgées un moteur de croissance et de création d’emplois : voilà la promesse de la silver économie. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas uniquement de développer les services d’aide à la personne (soins, domotique, sécurité). Car avec les progrès de la médecine et l’amélioration de la qualité de vie, les seniors sont autonomes de plus en plus longtemps. La prise en compte de leurs besoins particuliers est donc devenue la clé de nouvelles opportunités économiques (logement, tourisme, loisirs, alimentation, transport, etc.).

En quoi l’Asie constitue-t-elle un terreau de prédilection pour la silver économie ?

La Banque mondiale est catégorique : actuellement, l’Asie vieillit « plus rapidement et à plus grande échelle que toute autre région dans l’histoire ». Comment cela se traduit-il en chiffres ?
infographie : Depuis 2005, l'Asie représente plus de 50% des + de 65 ans dans le monde.
Depuis 2005, l'Asie représente plus de 50% des + de 65 ans dans le monde.
Entre 1980 et 2015, le nombre de seniors (+ de 65 ans) en Asie a triplé, passant de 112 à 311 millions. Ils seront 823 millions en 2050. Cette année-là, à l’échelle mondiale, l’Asie représentera 55% des seniors… contre seulement 49% de la population totale, toutes classes d’âge confondues ! C’est dire si le continent s’apparente à une « mine d’or gris ».

En Asie comme ailleurs, le vieillissement de la population est une conséquence de la transition démographique, c’est-à-dire du passage de taux de fécondité et de mortalité élevés à des taux de fécondité et de mortalité faibles. Une transition impulsée, entre autres, par les progrès de la médecine et l’amélioration des conditions de vie. On note alors une baisse du nombre d’enfants par femme et une augmentation de l’espérance de vie.

Un phénomène particulièrement rapide en Asie, où les femmes avaient en moyenne 3,66 enfants en 1980, 2,08 en 2015 et n’en auront plus que 1,85 en 2050 d’après l’ONU.

infographie : Nombre d'enfants par femme en Asie en 1980, 2015 et 2050
Nombre d'enfants par femme en Asie en 1980, 2015 et 2050
Idem pour l’espérance de vie, qui est passée de 64,9 ans en 1980 à 73,1 ans en 2015 (+13%) et devrait atteindre 77,9 ans en 2050.
Infographie : Espérance de vie à la naissance en Asie en 1980, 2015 et 2050
Espérance de vie à la naissance en Asie en 1980, 2015 et 2050
Ces moyennes cachent évidemment d’importants écarts en fonction du niveau de développement des pays. En 2015, l’espérance de vie d’un Japonais était 40% plus élevée que celle d’un Afghan (83,3 ans contre 59,8 ans), et une femme est-timoraise donnait naissance à 4 fois plus d’enfants qu’une Singapourienne (5,33 contre 1,25). Dès lors, le terreau de la silver économie n’est pas aussi fertile dans chaque pays.

Dans quels pays d’Asie la silver économie dispose-t-elle du plus fort potentiel de développement ?

Toute l’Asie ne vieillit pas au même rythme. Il existe une fracture du vieillissement entre une Asie grisonnante qui correspond à l’Asie du Nord-Est et à l’Asie du Sud-Est continentale, et une Asie encore jeune qui rassemble l’Asie centrale, l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est insulaire.

Un découpage qu’illustre l’âge médian et la part des plus de 65 ans des pays concernés. Quasi inexistant en 1980, il prend forme en 2015 et devient clairement lisible en 2050.

Infographie : Âge médian en Asie en 1980, 2015 et 2050
Âge médian en Asie en 1980, 2015 et 2050
Infographie : Part des + de 65 ans dans la population en Asie en 1980, 2015 et 2050
Part des + de 65 ans dans la population en Asie en 1980, 2015 et 2050
Pour faire simple, les pays asiatiques où la silver économie jouit du plus fort potentiel de développement sont ceux où, en 2050 : l’âge médian dépassera 35 ans, la part des plus de 65 ans aura franchi la barre des 20%, l’espérance de vie atteindra les 80 ans et les femmes auront moins de 2 enfants.

Ce portrait robot concerne 7 pays : le Japon, la Corée du Sud et la Chine en Asie du Nord-Est ; le Vietnam, la Thaïlande et Singapour en Asie du Sud-Est et le Sri Lanka en Asie du Sud.

Infographie : Composition de la population par classe d'âge, âge médian, espérance de vie à la naissance et nombre d'enfants par femme dans une sélection de pays asiatiques (1980, 2015, 2050).
Composition de la population par classe d'âge, âge médian, espérance de vie à la naissance et nombre d'enfants par femme dans une sélection de pays asiatiques (1980, 2015, 2050).
Lorsque l’on regarde dans le détail, on s’aperçoit néanmoins que les variables du vieillissement évoluent plus ou moins vite au sein même de l’Asie qui grisonne. Par exemple, bien que les femmes thaïlandaises et japonaises aient le même nombre d’enfants en 2015 (1,46), les premières en avaient 70% de plus que les secondes en 1980. La tendance s’inversera même en 2050, lorsque les Thaïlandaises auront 5% d’enfants en moins que les Japonaises…

Il convient donc de distinguer deux Asies.
D’une part, celle dont la dynamique de vieillissement est déjà bien entamée – et où la silver économie peut déjà fleurir (Chine, Corée du Sud, Japon, Singapour). D’autre part, celle dont la dynamique de vieillissement s’est enclenchée récemment – et où le potentiel de développement de la silver économie parait prometteur (Thaïlande, Vietnam, Sri Lanka).

Quels sont les secteurs porteurs de la silver économie en Asie ?

Au coeur des secteurs porteurs de la silver économie, on trouve la notion de « bien vieillir ».

Outre les “smart cities” qui font la part belle aux seniors, les entreprises comme Tata Housing Development (Inde), Malaysia Pacific Corporation Berhad ou ECON Healthcare Group (Singapour) se sont lancées dans la construction de « gated communities » (soit des “communautés fermées sécurisées) ultra-luxueuses réservées aux retraités. Elles renferment une batterie de logements, de commerces, d’infrastructures de loisirs et de santé adaptés aux personnes âgées. Le complexe malaisien « The Green Leaf », implanté à Sepang, en est la parfaite illustration.

"The Green Leaf" complexe immobilier de luxe réservé aux seniors, en Malaisie.
"The Green Leaf" est un complexe immobilier de luxe réservé aux seniors, en Malaisie. Copie d'écran du site de The Green Leaf
Cela revêt d’autant plus d’importance que des milliers de retraités occidentaux viennent s’installer sur le continent asiatique – des Australiens, des Européens et des Nord-Américains. Un phénomène encore circonscrit, mais qui prend de l’ampleur selon le Korea Times. Fuyant les hivers moroses et désireux de couler des jours heureux, ces seniors s’attendent néanmoins à trouver une qualité de vie comparable à celle d’où ils viennent – notamment en termes de santé et d’accessibilité. Pour favoriser cette dynamique, des pays comme la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie et Singapour ont déjà instauré des facilités de visa.

La dimension technologique, aussi, est cruciale. En Asie du Nord-Est surtout, où les seniors japonais et sud-coréens sont parmi les mieux connectés au monde. De nouveaux modèles de smartphones sont mis au point, avec une ergonomie adaptée aux personnes âgées. A clapet et sans écran tactile pour les coréens LG et Samsung, le japonais Fujitsu a développé son modèle « Raku Raku » (« facile à utiliser ») en 2013. Il permet notamment de ralentir la voix de l’interloculeur et dispose d’un bouton d’urgence. Car la plupart des innovations prennent en compte l’enjeu de la santé.

Ainsi, en Asie, les robots prennent déjà soin des personnes âgées. Pensons à « Xuan » – développé par le gouvernement singapourien et la Ngee Ann Polytechnic – qui leur donne des cours d’exercice physique, ou encore au robot-ours « Robear » – mis au point par l’institut de recherche nippon Rokien – qui permet de les soulever de leur lit ou de les aider à marcher.

Le robot singapourien "Xuan" donne des cours d'exercice physique aux seniors.
Le robot singapourien "Xuan" donne des cours d'exercice physique aux seniors. Copie d'écran du site de CNBC Asia.
Plus légèrement enfin, l’Asie grisonnante attire aussi les entreprises de cosmétique. En juillet 2015, le groupe Nestlé Skin Health a installé l’un de ses centres « Skin Health Investigation, Education and Longevity Development (SHIELD) » à Shanghai. Le maintien et le recouvrement d’une peau saine fait partie des défis du vieillissement, assure le directeur régional de Galderma Greater China (filiale de Nestlé).

Comment la France se positionne-t-elle en Asie sur la silver économie ?

Hasard du calendrier ? C’est également à partir de 2013 que le gouvernement français s’intéresse à la silver économie. A l’époque, le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg et la ministre déléguée chargée des personnes âgées et de l’autonomie Michèle Delaunay mettent alors sur pied un comité de filière de la silver économie qui aboutit à la signature d’un contrat de filière. Objectif : mettre en valeur le savoir-faire français pour accompagner le vieillissement des populations.

Du fait de son potentiel immense, l’Asie représente un terrain attrayant pour les entreprises françaises. Mais la concurrence y est rude, notamment de la part des pays les plus avancés en termes de silver economy, soit : le Japon, la Corée du Sud, et Singapour dans une moindre mesure. Les firmes asiatiques constituent donc une importante source d’inspiration.

En matière d’exportation et d’implantation à l’étranger, le gouvernement français et les cabinets de conseil mettent l’accent sur les technologies de pointe : domotique, robotique, « e-autonomie ». Et le résultat paye car la France décroche des partenariats avec certains pays asiatiques… et quelques entreprises finissent même par prendre des parts de marchés aux concurrents locaux.

C’est le cas de la start-up rennoise Mensia Technologies, spécialisée dans les logiciels médicaux pour l’analyse en temps réel de l’activité cérébrale. Un savoir faire qui, appliqué à la silver économie, lui a permis de nouer des partenariats en Corée du Sud et au Japon autour d’applications de « gymnastique des neurones » pour seniors, encadrées par des médecins.

Il existe donc bien un potentiel asiatique pour les entreprises françaises de la silver économie. Mais force est de constater que les marchés se limitent aujourd’hui essentiellement aux pays dont la dynamique de vieillissement est déjà bien entamée. Le Vietnam, la Thaïlande et le Sri Lanka semblent rester sur la touche. Une frilosité qui s’explique par d’autres facteurs, qui tempèrent les seuls indicateurs démographiques.

Quelles mesures complémentaires l’Asie doit-elle mettre en place pour assurer le succès de la silver économie ?

La silver économie est alimentée par les seniors les plus riches : les infrastructures sont luxueuses, et les technologies de pointe. Il est donc aisé de comprendre pourquoi les investisseurs et les entreprises se focalisent sur le Japon, la Corée du Sud et Singapour où les revenus sont élevés, et sur la Chine où les plus aisés sont nombreux en valeur absolue.

La Thaïlande, le Vietnam et le Sri Lanka seront-ils vieux avant d’être riches ? Très probablement, d’autant plus que le vieillissement des deux premiers est extrêmement rapide : d’ici 2050, l’âge médian augmentera d’un tiers pour la Thaïlande (de 38 à 51,1 ans) et de 50% pour le Vietnam (de 30,7 à 45,6 ans). Mais leurs seniors n’auront vraisemblablement pas les moyens de s’insérer dans la silver économie.

D’autant plus que l’explosion du taux de dépendance vieillesse fait planer un sombre avenir sur le pouvoir d’achat de ces seniors. Et ce dans l’ensemble de l’Asie grisonnante. Car avec une population active proportionnellement décroissante, les gouvernements seront obligés d’effectuer des coupes dans les retraites.

Infographie : L'explosion du taux de dépendance des plus de 65 ans en Asie
L'explosion du taux de dépendance des plus de 65 ans en Asie.
Pour lutter contre le déclin de la population active dans la région, la Banque mondiale préconise des réformes politiques. Parmi elles, une meilleure réinsertion des jeunes mamans dans le monde du travail, une ouverture à l’immigration et… un recul de l’âge de la retraite.

Car sans cela, la silver économie manquera de seniors suffisamment riches pour être consommateurs – et de jeunes actifs pour occuper les postes qu’elle promet de créer.

Par Alexandre Gandil

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A propos de l'auteur
Doctorant en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), Alexandre Gandil consacre ses recherches à la construction du politique dans le détroit de Taiwan. Anciennement doctorant associé à l'Institut de Recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM, 2016-2019) puis à la fondation taïwanaise Chiang Ching-Kuo (depuis 2019), il est passé par le Dessous des cartes (Arte) avant de rejoindre la rédaction d'Asialyst. Il a été formé en chinois et en relations internationales à l'INALCO puis en géopolitique à l'IFG (Université Paris 8).