L'Asie des "villes intelligentes" : quelles réponses au défi urbain ?
Contexte
C’est l’un des grands desseins de Narendra Modi : « la plus grande démocratie du monde » sera d’ici quelques années dotée de 100 « smart cities ». En théorie, une ville dite « intelligente » utilise les Technologies de l’information et de la communication (TIC) pour mieux gérer ses ressources, rendre la vie plus agréable et créer du lien social.
Pour beaucoup, gouvernants, experts ou investisseurs, les villes intelligentes sont la réponse aux problèmes que pose l’urbanisation asiatique. Les vingt premières zones urbaines indiennes à bénéficier du programme ont été dévoilées le 28 janvier dernier. Le concept a le vent en poupe, et Modi l’a compris, attirant ainsi des investisseurs en Inde. Le président français François Hollande était à Chandigarh fin janvier 2016 pour une rencontre avec le premier ministre indien. Parmi les points abordés, l’aide que la France va apporter à trois villes, dont Chandigarh, pour les rendre « smart ».
Comment fonctionne une ville intelligente ?
Séoul par exemple a été l’une des premières villes du monde à développer un système de gouvernance intelligente pour ses 10 millions d’habitants. Le Système de suggestion de politiques en ligne (OASIS), lancé il y a près de dix ans en octobre 2006, recueille les propositions des citoyens sur l’organisation la capitale.
Trois étapes mènent à leur mise en place. Une suggestion est discutée sur le forum par des citoyens, des experts et des fonctionnaires de la ville. La personne à l’origine de l’idée la présente ensuite devant les législateurs. Si elle est jugée viable, elle est appliquée à la ville. OASIS a reçu aujourd’hui plus de 5 millions de contributions.
Autre pilier « intelligent », la mobilité. A Kuala Lumpur, en 2006, seuls 16% de la population utilisaient les transports en commun pour se déplacer. La capitale de la Malaisie dispose d’un réseau dense et diversifié (bus, métro, monorail, lignes aériennes…), mais mal organisé : trois opérateurs se partagent les rails.
Ces dernières années, le gouvernement malaisien a beaucoup investi pour rendre les transports plus propres, plus efficaces et plus agréables. Le réseau express (MRT) a été doté de centres de contrôle permettant la récolte d’informations en temps réel, une réduction des coûts et une plus grande interconnexion. Le but : débloquer la ville et transporter ses citoyens d’un bout à l’autre rapidement. En paralèlle est apparue l’application mobile « MyTeksi », développée afin de rendre les voyages en taxis plus pratiques et moins coûteux. Elle s’exporte désormais dans les autres pays du Sud-Est asiatique, et gère taxis, moto-taxis, covoiturage et service de voitures privés. Elle vient d’être renommée « Grab ».
Parmi les villes à l’avant-garde en Asie, Hong Kong fait figure d’exemple en matière d’économie intelligente. Une ville où « il fait bon innover et faire des affaires », d’après l’index d’Arcadis sur la durabilité des grandes métropoles. Centre de recherches en sciences appliquées, taxes faibles sur les entreprises, porte d’entrée vers la Chine continentale, environnement favorable aux startups, événements spéciaux sur les TIC… L’innovation et l’économie sont au centre des politiques gouvernementales. Un bureau de l’Innovation et de la Technologie a même été créé en novembre 2015. Six ans avant, l’ancienne colonie britannique avait inauguré Cyberport, « une communauté digitale créative » qui rassemble des compagnies spécialisées dans le secteur du numérique. Le succès de cette « Silicon Valley hongkongaise » reste cependant limité, puisque le quartier n’est pas entièrement occupé.
Métropoles anciennes ayant du s’accommoder des contraintes existantes, villes construites de toute pièce, ou cités du sud en développement très encombrées : les enjeux ne sont pas les mêmes partout. Quatre types de centres urbains qui se veulent « intelligents » se dégagent tout de même.
Pourquoi l’Asie a-t-elle besoin de villes intelligentes ?
Cependant, la principale raison d’être des smart cities reste la population urbaine toujours plus nombreuse, qu’il faut gérer. Plus de la moitié de la planète vit aujourd’hui dans une zone urbaine. Et il y aura 2,5 milliards de citadins en plus d’ici 2050, selon les prévisions des Nations Unies. L’Asie, qui héberge 60% de la population mondiale, est particulièrement représentative de cette urbanisation galopante.
Pour nuancer, ne regardons pas uniquement le taux d’urbanisation des pays d’Asie : dans des Etats où la population est extrêmement nombreuse, la population urbaine absolue est parfois plus parlante. A l’image de l’Inde, qui fait partie des pays les moins urbanisés avec seulement 33% de citadins. Mais ce chiffre est à rapporter à sa population totale : avec plus d’1,2 milliards d’habitants, « la plus grande démocratie du monde » est le deuxième pays le plus peuplé. « Seuls » 400 millions d’Indiens vivent dans des zones urbaines… C’est déjà 300 millions de plus qu’au Japon.
Le nombre de citadins a par ailleurs augmenté entre 2000 et 2015 : la Chine (320 millions d’urbains en plus), l’Inde (130 millions) et l’Indonésie (50 millions) sont en tête du classement. Ce n’est pas un hasard si ces trois pays en développement sont parmi les plus décidés à rendre leurs villes intelligentes.
Où s’installent les villes intelligentes ?
Si l’idée n’est donc pas nouvelle, 2015 a sans aucun doute été l’année des grandes annonces. L’Inde et le plan de Modi en première ligne, mais aussi des pays plus inattendus comme le Népal, la Mongolie ou les Philippines. Dans les faits, tous ne sont pas au même niveau.
Seuls six Etats (la Chine, la Corée du Sud, Singapour, le Japon, l’Inde et l’Indonésie) ont établi des plans chiffrés avec des objectifs. Le Japon a prévu 8 objectifs mesurables à atteindre d’ici 2020. D’abord l’expérimentation dans quatre villes, puis la généralisation au reste du pays. L’Indonésie entend ainsi rendre Jakarta plus « pratiquable » en matière de services urbains en vue des Jeux Asiatiques de 2018, tout en développant le projet « Smart City vision Indonesia 2015-2045 » pour des villes décentes, plus vertes et plus intelligentes.
Dans le même esprit, de nombreux pays asiatiques qui se sont jetés dans la course en 2015 commencent par localiser des projets dans des villes très précises. Phuket et Chiang-Mai doivent servir de villes-pilotes en Thaïlande, et la Mongolie a débuté la construction d’une ville-nouvelle intelligente à côté d’Oulan-Bator, par exemple. Dans les Etats qui ont manifesté leur intérêt sans faire encore de projets, l’exemple du Tadjikistan est assez édifiant : la compagnie « China SmartCity Technology », basée à Shanghai, a proposé l’été dernier au gouvernement d’y créer une ville intelligente. Cette société est déjà impliquée dans près de 300 projets chinois, mais aussi en Allemagne ou au Japon.
En effet, l’une des premières conditions pour rendre ses villes intelligentes est la présence d’investisseurs. Le Pakistan a fait appel à Dubaï, à la Chine et aux États-Unis pour financer la modernisation de Karachi. De son côté, Singapour s’est investie dans plusieurs projets chinois, comme l’éco-cité de Tianjin qui doit être finie en 2020. Trouver des investisseurs n’est pas un problème pour un concept qui plaît autant : actuellement, plus 35 milliards de dollars pas an sont dépensés pour les marchés des « smart cities », contre 8 milliards en 2010.
Est-ce que ça marche ?
Il est encore difficile d’évaluer leur succès, car même les plus avancées comme Séoul ou Singapour innovent de façon permanente. Les modèles construits de toutes pièces, qui émerveillaient dans les années 2000, commencent à montrer leurs failles : Dongtang, la ville chinoise prévue pour 2010, a été un premier échec. Pékin s’est remis à la tâche de plus belle avec une stratégie parfois poussive : que penser de Baidagoing, dans la province du Gansu, pour laquelle il a fallu tasser les montagnes (100 000 m3 de terre par jour) et déplacer plusieurs villages construits à flanc de collines ? Une ville peut-elle prétendre être écologique et bénéfique pour ses habitants quand elle se construit de cette façon ?
Même la merveille du groupe Cisco, Songdo, déçoit un peu. Construite sur une île artificielle, elle sera achevée en 2018. Mais son occupation n’est que partielle, et beaucoup lui reprochent un manque de vie sociale et d’anarchie propre aux villes. Par ailleurs, elle ne fait que très peu intervenir ses citoyens dans sa gouvernance, et la récolte des données permanente n’est pas sans effrayer.
Dans un article publié sur le site Eco-business, Asit Biswas, enseignant en politique publique à Singapour, s’inquiète de la perspective d’un environnement constamment contrôlé par la technologie. « Je ne veux pas vivre dans un endroit où les ordinateurs gèrent ma vie. […] On oublie que les villes sont pour les gens. Et ce sont les gens qui font les villes. » Sous-entendu : pas le Big data et les multinationales.
La surveillance constante que cette transmission permanente de données peut entraîner soulève une inquiétude récurrente, surtout quand elles sont contrôlées par des grandes entreprises comme Cisco ou IBM. Et rien ne prouve pour l’instant que la ville intelligente résolve les problèmes d’inégalités sociales. Pour certains, elle pourrait même les aggraver. La question se pose notamment en Inde, avec la fameuse mission Smart City. Dans le sous-continent, des millions de gens n’ont pas d’accès permanent à l’électricité, et vivent dans des conditions d’hygiènes déplorables. Ainsi s’en alarme un journaliste du site indien Scroll : « Pour les sections non privilégiées de la ville, une telle forme de développement urbain ne peut que les isoler davantage politiquement, socialement et économiquement. »
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