Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

 

Onzième et dernier trait

dessin Le dormeur de Xin Sheng Nan Lu
Le dormeur de Xin Sheng Nan Lu (新生南路). (Crédit : Ivan Gros)

[Ph. S. a manqué d’obtenir de Zhao un « document » qui était la liste pure et nue de toutes les « briques » utiles à un traducteur : le document sémiotique absolu]

[Rien de l’incident, du pli, rien du haïku. La nuance ? Fade ? Pas de nuance ?]

[Depuis huit jours, je ne suis pas en épanouissement d’écriture, en jouissance d’écriture. Sec, stérile]

Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine [1974], Paris, Christian Bourgeois, 2009, p. 91-92.

À la lecture de cette série, une amie m’a demandé s’il était vraiment pertinent d’évoquer à tout bout de champ les haïkus, poèmes issus de la tradition japonaise, pour décrire le monde chinois.
Dans un certain sens, certes, elle n’a pas tort. C’est un peu comme citer Shakespeare en visitant Paris.
Pourtant ma démarche n’est pas complètement incongrue.
Alors, avant de clore cette série, je vais m’expliquer sur cette bizarrerie.

J’ai choisi – parce que les circonstances du centenaire s’y prêtaient – de suivre la pensée de Roland Barthes et les principes de la sémiologie pour construire un cours de « littérature appliquée au journalisme ». Or, pour ce penseur, le haïku est bien plus qu’un poème zen. C’est un concept qu’il ne cesse de raffiner.
Dans l’Empire des signes, il définit le haïku comme une nuance infinitésimale de signification, une « suspension du sens », un « trait » sémantique dépouillé de tout symbolisme ou de toute logique, selon lui, propre à la pensée occidentale.

Dans ses Carnets du voyage en Chine, une publication posthume qui relate son voyage en 1974 avec le groupe Tel Quel, il oppose notamment le concept de haïku à celui de « brique ».
Les briques, seraient des séquences de discours figées, des morceaux d’idéologies.
On apprend dans le Système de la mode, que ce terme provient de la théorie de l’information de Mandelbrot et qu’il désigne des « morceaux de calculs codés à l’avance, et que l’on utilise comme des briques dans la construction de tout code ».

Barthes utilise également le concept de « routine » pour désigner le même phénomène de martellement discursif.
Son voyage en Chine est parsemé par la présence ennuyeuse et répétée de ces « briques », comme celles qui concernent la campagne contre Lin Biao et Confucius, résumée par la formule pilin, pikong (批林,批孔).
Quoi que dise le sinologue Simon Leys de ces carnets, ils témoignent de la méfiance du sémiologue à l’égard de la chape idéologique qui verrouille le régime chinois.
Même s’il ne s’agit pas des briques en loess de la muraille de Chine, les briques que répertorie Barthes dans ses carnets ne sont pas moins cloisonnantes.

Deux Orients se dessinent ainsi sous sa plume.

Son voyage en Chine, ennuyeux et fade, est ponctué par la présence des briques, son voyage au Japon, stimulant et fulgurant, par celle des haïkus.

Il ne faudrait pas croire que la brique est une exclusivité des régimes autoritaires.
Nous sommes traversés par des dictons, proverbes, devises et autres slogans qui nous assomment par leur martellement continu auquel on résiste comme on peut.

Une journée avec un marteau piqueur
Le monde me sort par les yeux
Je me réconcilie le soir au yue qin.
Pour lutter contre ce pilonnage intensif, chacun adopte la stratégie qui lui convient : ironie, humour, indifférence, méditation, haïku…

Un exemple : alors que je lisais la phrase suivante extraite de mon vieux manuel 因爲全國人民都希望民主,政府不得不放棄共產主義, qu’on peut rendre par : « si le peuple attend la démocratie, le gouvernement ne peut qu’abandonner le communisme », ma prof de chinois éclate soudain de rire.
Elle m’explique que le manuel sur lequel je travaille a été publié dans les années 90 et qu’il n’a pas été actualisé depuis.
C’est une mine de briques qui témoignent de l’idéologie propre à la République de Chine (ROC).

A mon échelle, l’enjeu est bénin évidemment mais à l’échelle de Taïwan, de tels énoncés ne sont pas anodins.
C’est pourquoi, l’été dernier un mouvement de protestations a été déclenché par des lycéens pour dénoncer la réforme des manuels scolaires et la dérive idéologique dite « grande Chine » favorisant une vision sino-centrée de l’histoire de Taïwan.

Il faut croire que la jeune génération est particulièrement sensible aux slogans et à l’usage des briques.

La campagne pour la présidentielle à Taïwan était riche en slogans.
Ce qui est frappant n’est pas tellement la présence des briques inévitables mais plutôt la capacité des partis politiques à bâtir de nouvelles formules, à renouveler leurs slogans, à construire une vision commune.
Tandis que le KMT se distinguait surtout par la ringardise de ses mots d’ordre, le DPP a su convaincre par l’usage de slogans adaptés à son électorat constitué notamment par la jeune génération.
Et cette capacité de création n’est pas sans rapport avec la victoire éclatante, samedi dernier, de Tsai Ing-wen (蔡英文), la candidate du DPP.

« 點亮台灣 » ou « light up Taïwan » était le slogan principal du parti indépendantiste et faisait référence – semble-t-il – à la politique de « la boîte noire », c’est-à-dire à l’opacité des décisions relatives à la mise en place de l’Economic Cooperation Framework Agreement (ECFA) qui avaient déclenché le mouvement dit des Tournesol en 2014.
Plusieurs autres slogans rappelaient sans surprise une volonté de distinguer l’identité taïwanaise de celle de la Chine. Lors des meetings en amont des élections, on pouvait lire par exemple sur les banderoles de sympathisants du DPP, « Taïwan est Taïwan, non la Chine » (台灣是台灣不是中國), ou encore « changer Taïwan » (翻轉台灣).

Le désir de renouveau identifié à la nouvelle génération est évidemment incarné par le NPP (New Power Party) dont le slogan « puissance d’une génération » (時代力量) est explicite.
Dans le genre novateur, la candidate aux législatives sous la bannière du DPP, Lee Yen-jong (李晏榕) a distribué des préservatifs avec le slogan « Lee has the moves » (« 有一套 ») ou des serviettes hygiéniques avec le slogan « We have padding chemistry » (« 好來墊 »).

D’un côté des slogans de pointe, de l’autre des formules émoussées et douteuses. Éric Chu (朱立倫), le candidat du KMT, a beau adopter un slogan unioniste — « one Taiwan »(一個台灣)— pour exprimer sa volonté d’unifier le pays et de réduire les disparités entre le nord et le sud, il rappelle immanquablement l’expression « une seule Chine »(一個中國) du président chinois Xi Jinping (習近平) selon laquelle les « deux côtés du détroit appartiennent à la Chine » (兩岸同屬一個中).
De sorte que son discours est interprété comme une dégradation du “consensus de 1992” résumé par la formulation « une seule Chine, deux interprétations » (一個中國,各自表述).
Si on ajoute l’accusation de plagiat parce que le style calligraphique de son slogan est le même que celui de Tsai, la maladresse est à son comble. Pas surprenant qu’il soit tourné en dérision.
Ainsi cet internaute qui s’amuse à travestir un autre slogan éculé d’Éric Chu (朱立倫) : « One Taiwan : Taiwan is Strength » (台灣就是力量) par « One Grandma : Grandma is Strength » (阿嬤就是力量 — 阿嬤 signifiant « grand-mère » en taïwanais) en référence à la ferveur d’une grand-mère croisée à Tamsui.

La sensibilité aux briques, la liberté d’y adhérer ou de les déconstruire par l’usage du second degré est le propre sans doute d’un régime démocratique…
Sina Weibo interdit l’usage du second degré, impose des slogans officiels (récemment la jeune chanteuse taïwanaise Chou Tzu-yu (周子瑜) vivant en Corée du sud, sommée de faire des excuses publiques pour avoir brandi le drapeau taïwanais sur une vidéo mise en ligne), une langue de bois qui supprime des références gênantes (le nom de Tsai Ing-wen biffé après sa victoire aux élections), etc.

Mais avec le temps, l’usage du second degré touche aussi à ses limites.

La prolifération de l’ironie banalise la faculté critique et paralyse la création : « La manie du « second degré » ne suffit pas toujours à protéger l’intellectuel de la banalité » écrit Ruth Amossy (Les Idées reçues, sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991, p. 91) à propos de Roland Barthes qui avait fini par défendre le troisième degré par un simple retour à la dénotation.
La vertu du premier degré, c’est l’usage des briques de Lego par Ai Weiwei (艾未未) pour représenter des dissidents chinois, c’est aussi les carreaux de céramique de l’artiste Invader, représentant des pixels géants qui envahissent l’espace urbain, c’est encore peut-être les traits de crayons des Urban sketchers, association en plein essor à Taïwan qui renouvelle le regard qu’on porte sur la ville et qui sera, je l’espère, l’objet d’un prochain documentaire radiophonique.

Autant de traits anti-briques en faveur de la libre pensée.

           

Post Scriptum

Antoine Richard me demandait quelle était la voix charmante qui doublait et traduisait en chinois les haïkus radiophoniques qui illustrent cette série, je profite donc de ce « onzième et dernier trait » pour lui répondre et pour remercier 金煜婕 (Alias Angélique) pour son travail remarquable.

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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