Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

 

Pénultième trait

"Chorégraphie à l'abri du Théâtre National 國家戲劇院", un dessin d'Ivan Gros.
"Chorégraphie à l'abri du Théâtre National 國家戲劇院", un dessin d'Ivan Gros. (Copyright : Ivan Gros)

« Les idées reçues, c’est le prêt-à-porter de l’esprit »

Ruth AMOSSY, Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991

Je vais peut-être lancer une variante de Airbnb pour comédiens et gens du spectacle. Une formule spéciale intermittence : une chambre contre une place de théâtre. J’ai eu récemment quatre places pour Lucrèce Borgia en échange de l’hébergement du régisseur son, ce qui a permis à mes étudiants d’assister pour la deuxième fois de l’année à une représentation théâtrale. Pas mal pour des jeunes Taïwanais qui n’avaient jamais mis les pieds au théâtre. Le hasard a voulu que ce soit deux pièces de Hugo. Le 25 décembre au soir, après la représentation au Théâtre National de Taipei (國家戲劇院), j’en ai donc profité pour leur proposer d’interroger David Bobée sur sa mise en scène.

C’est le succès de la pièce qui explique son passage à Taipei. La pièce a été jouée plus de 150 fois. Le Théâtre National n’a en effet pas lésiné sur le budget : 35 000 euros simplement pour faire venir les décors. C’est une grosse production : des chanteurs, des danseurs, des acrobates, des musiciens, gravitant autour d’une grande star, Béatrice Dalle. Ça ne pouvait être que spectaculaire ! Enchaînement parfait des événements, la soirée de Noël promettait d’être réjouissante aussi pour les étudiants. À mon grand étonnement, deux d’entre eux ont déclaré forfait et sont rentrés chez eux, outrés. Pourquoi la pièce leur a donc à ce point déplu qu’ils boudent une rencontre avec le metteur en scène ?

Objectivement, il y avait quelques partis pris douteux. Engager des gens du cirque plutôt que des comédiens, c’est miser sur la sensation esthétique au détriment du vertige textuel… En somme, ces comédiens-voltigeurs avaient des corps d’athlètes avec des voix de freluquets. Ils déclamaient dans cette grande salle comme de la volaille effarouchée. Je maltraite un peu la mise en scène pour le plaisir de faire « Masque et la plume » car dans l’ensemble, j’étais plutôt comblé par les slides de la guitare saturée à la Radiohead… À la faveur d’un vibrato tonitruant, je composais d’ailleurs ce haïku décadent :

Béatrice Dalle monstrueuse en Lucrèce Borgia,ça va déménager !
Si seulement ce couple derrière pouvait la mettre en veilleuse…
Même si c’était la première fois que la grande comédienne jouait dans une pièce de théâtre, elle était parfaite pour incarner le personnage sulfureux imaginé par Victor Hugo. La star a beau être capricieuse, c’est une bosseuse. Elle n’a pas eu pourtant tellement les faveurs du public. C’est à Taïwan une illustre inconnue. À en croire les étudiants, seuls les jeux d’eau et de lumière méritaient leur attention. Il est évident que le sujet même de la pièce, l’amour incestueux et le machiavélisme venimeux au sommet de l’Etat, les a mis mal à l’aise. Leur naïveté de spectateurs n’a pas supporté, semble-t-il, les effets d’anachronisme.

S’ils n’ont pas compris l’effort d’actualisation du répertoire, ce n’est pas seulement à cause de la « gratte » montée sur échafaudage, c’est que les comédiens embauchés par David Bobée étaient – comme il le dit lui-même – « issus de l’immigration ». Ce n’est pas tellement surprenant qu’il y ait un malentendu avec le public taïwanais. L’histoire de Taïwan ne partage pas l’histoire coloniale de la France et les signes ne sont pas interprétés selon la même grille de lecture.

Le metteur en scène a voulu une adaptation contemporaine et des comédiens qui reflètent et mettent en valeur la disparité de la société française… Le comédien qui incarnait Rustighelo, l’homme de main du Duc de Ferrare, ne comprenait pas pourquoi le public riait à chaque fois qu’il entrait en scène et s’exclamait en coulisse : « Mais, ils sont racistes, ma parole ! » Ce qui est lu, là, comme une tentative engagée de revalorisation sociale dans la veine de Peter Brook, est considéré, ici, comme un anachronisme comique. Ainsi mes étudiants n’étaient pas les seuls à être déstabilisés, car les spectateurs qui prenaient la mise en scène au premier degré, riaient où les comédiens s’y attendaient le moins. Rien de grave dans tout cela et le public n’a pas été avare finalement d’applaudissements.

L’expérience est intéressante mais il est sûr que l’adaptation du Dernier jour d’un condamné à Taipei en octobre dernier avait plus de chance de répondre aux intentions du metteur en scène en s’inscrivant dans un débat de société : la peine de mort en l’occurrence. Il ne suffit pas de saturer sa guitare pour être iconoclaste… La provocation n’a de sens que si on partage le même système de signes. Sans effort de transposition alors pas d’intercompréhension.

Un autre exemple me vient à l’esprit. En observant les corps surentraînés des comédiens, torses nus, herculéens, on pourrait croire qu’ils correspondent, trait pour trait, à des gravures de mode. Ces chorégraphies des breakers transposées dans l’Italie de la Renaissance utilisent les mêmes codes qui ont servi de modèles aux enchaînements hip-hop des « collégiens » qui bordent le Théâtre National, et s’exercent dans les campus ainsi que dans tous les lieux déserts susceptibles de se transformer en salle de danse. C’est un phénomène de mode international comme on dit, aggravé par le fait que les pratiques de groupe sont en effet une grande passion à Taïwan. Le courant devrait passer et pourtant, il ne passe pas. Si les jeunes Taïwanais admirent et prennent pour modèle les canons masculins des magazines de mode spécialisés, en revanche le modèle du blédard de banlieue ne correspond en rien à leur esthétique. Cela explique en partie pourquoi mes étudiants n’ont pas été particulièrement sensibles à la French touch de David Bobée…

Justement, deux d’entre eux préparent un documentaire sur le système de la mode taïwanais… Suivant la même méthode que j’ai décrite précédemment, il s’agit pour eux de partir d’un préjugé et de démontrer, autant que faire se peut, son ineptie. En l’occurrence, le mythe du « petit dragon » qui doit son essor à sa capacité de copier rapidement, dans le secteur textile en particulier, les grandes marques, a fait long feu. Il colle durablement à la peau des Taïwanais qui ont la réputation d’imiter et d’être incapables de créer. Ce préjugé est renforcé par l’idée que l’éducation chinoise repose sur l’apprentissage par la reproduction d’un modèle préétabli. Les écoliers seraient comme des couturières qui suivent le patron qu’un vieux maître a dessiné pour elles.

Or Taïwan a beaucoup changé. La haute-couture par exemple existe dans l’île ! Ce documentaire sur la mode est donc l’occasion de relativiser ce préjugé en rencontrant d’authentiques stylistes et créateurs de mode qui sont la preuve vivante de la richesse et de la créativité taïwanaises. À commencer par Sophie Hong (洪麗芬) qui fait régulièrement parler d’elle sur la scène parisienne. Ses créations montrent que la mode taïwanaise n’est pas un calque de la mode européenne. Sans tourner le dos à la tradition, ses vêtements sont le produit d’une philosophie très personnelle qui s’inscrit dans le temps. La soie Hong xiang yun sha (湘雲紗), internationalement connue, est conçue à partir de matériaux naturels et fait appel à des procédés qui remontent à la dynastie Qin. Son style reste inclassable car il ne s’agit pas, pour elle, de fabriquer des « vêtements asiatiques » mais de proposer des créations cosmopolites tournées vers l’avenir ! Voici le portrait sonore qu’en ont fait 熊心沂 (alias Elisabeth) et 何俊宏 (alias David) :


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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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