Culture
Reportage

Les figurines protectrices des foyers japonais

Statuette de koma-inu au temple bouddhiste Kuramadera à Kyoto
Statue de koma-inu au temple bouddhiste Kuramadera à Kyoto, au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Des singes ficelés suspendus, un couple de monstres de pierre, des statuettes d’hommes barbus maniant une épée… Ces éléments décoratifs, installés sur les toits ou à l’entrée de certaines maisons japonaises, jouent un autre rôle en assurant la protection des foyers.

Des singes ficelés contre les sorts

Dans les quartiers des temples bouddhistes Kôjindô à Nara et Kongô à Kyôto, les visiteurs peuvent admirer des figurines à forme de singes, dont les membres sont liés avec de la ficelle. Les adeptes des films roses (pinku eiga) en vogue dans les années 1960 et 70 pourraient être tentés de faire un rapprochement avec les jeunes femmes suspendues tête en bas par sadisme. Mais si ces animaux sont ainsi attachés et pendent à l’entrée de certaines habitations, c’est pour d’autres raisons. Certains indiquent que les pattes sont liées afin de contenir leurs désirs. D’autres considèrent, plus simplement, qu’ils représentent ainsi la position adoptée par les singes quand ils grimpent dans les arbres.
Singes ficelés multicolores dans le temple Yasaka Kôshidô à Kyôto au Japon.
Singes ficelés multicolores dans le temple Yasaka Kôshindô à Kyôto au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Ces poupées ne servent pas seulement d’ornement. « C’est bien une amulette qui protège des mauvais sorts ? », demande la jeune Yu dans le film Shara (Naomi Kawase, 2003). Par l’homonymie des mots saru (« singe ») et saru (« s’éloigner »), les habitants y voient en effet des chasseurs de mauvais esprits, qui reçoivent le malheur et les maladies à la place des êtres humains, auxquels ils ressemblent en dépit de leur nature sauvage. Selon une croyance populaire venue de Chine qui a évolué sous l’influence du taoïsme, la nuit de kôshin, une fois tous les soixante jours, les trois insectes (sanshi) qui vivent dans le corps des êtres humains sortent et rejoignent un dieu pour l’avertir des mauvais actes de leur hôte. Le dieu envoie alors des démons en guise de punition. Ces derniers n’appréciant guère les singes, les figurines permettent de protéger l’accès aux maisons devant lesquelles ils sont accrochés.

Le nombre de poupées dépend en général du nombre de personnes vivant sous le même toit. La plus grosse, pouvant atteindre une quinzaine de centimètres, est située en haut et représente le père ; la seconde la mère et les suivantes les enfants. Selon l’usage, lorsqu’un membre de la famille sort le matin, il touche la figurine à qui il est associé pour être protégé durant sa journée. Mais certains habitants, craignant que les cambrioleurs ne repèrent la taille de leur foyer, les accrochent à l’intérieur.

Auparavant limitée aux quartiers cités plus haut, la présence de ces poupées est à présent plus large. Les singes ficelés sont vendus dans de nombreuses boutiques. Les acheteurs pourront les suspendre dans leur entrée, en guise de décoration ou de protection contre l’intrusion de démons, pour ceux qui ne souhaitent pas passer une nuit blanche tous les deux mois.

Les shîsâ : mi-chiens mi-lions

Shîsâ à l’entrée d’une maison à Nara au Japon.
Shîsâ à l’entrée d’une maison à Nara au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Dans l’île d’Okinawa, au sud du Japon, les toits de certaines maisons sont décorés d’un ou deux monstres de pierre (shîsâ), mi-chiens mi-lions. Ils ont probablement la même origine, chinoise, que les couples de koma-inu. Autrefois en bois et placés à l’intérieur des maisons, ces derniers sont aujourd’hui de pierre et ornent les allées d’accès aux sanctuaires shintoïstes. La gueule de l’un de ces gardiens est ouverte tandis que celle de l’autre est fermée, en signe d’harmonie.

À l’origine, les shîsâ étaient l’emblème de l’autorité et du prestige, mais servaient également de protection ou de décoration dans les temples et les maisons des nobles. C’est depuis l’ère Meiji (1868-1912), une fois l’interdiction d’installer des tuiles sur les maisons des roturiers, que la pratique s’est démocratisée.

Pour une protection générale de la maison, il convient d’orienter ces statuettes vers la rue. Les habitants les installent aussi vers le Nord-Est pour préserver leur habitation des dégâts causés par les rafales de vent, ou vers le Sud pour se mettre à l’abri des incendies. Mais les shîsâ sont surtout des éléments de décoration et sont d’autant plus beaux placés sur des tuiles rouges, avec un ciel bleu en arrière-plan. Il est aujourd’hui courant de les rencontrer dans les autres îles du Japon, en Kansai par exemple (la région autour d’Ôsaka), où le mâle et la femelle sont souvent placés à l’entrée des maisons, à l’instar des koma-inu entourant les portiques shintoïstes. « J’ai reçu ce couple de shîsâ en cadeau il y a plus de vingt ans, confie une habitante d’un quartier de Nara. Depuis, quelques voisins en ont aussi placés de chaque côté de leur portail. »

Koma-inu devant un portique shintoïste sur l’île de Miyajima au Japon.
Koma-inu devant un portique shintoïste sur l’île de Miyajima au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger).

Shôki-san : Croire aux barbus

Dans le quartier de Gion-higashi, à Kyôto, de nombreux touristes espèrent photographier une geisha en parcourant Hanami-kôji, littéralement « ruelle de la contemplation des fleurs ». Voilà un nom qui tomberait à pique durant la période de floraison des abricotiers ou des cerisiers. En réalité, ces fleurs désignent les artistes, appelés ici geiko, ou maiko s’il s’agit d’apprentis. Il arrive qu’elles apparaissent furtivement, sur le chemin qui les mène chez leur maîtresse de danse, à leur cours de musique ou à une maison de rendez-vous.

Mais ce quartier renferme d’autres curiosités, qui passent souvent inaperçues. Il suffit pourtant de lever les yeux vers les avant-toits des belles maisons aux antiques façades pour découvrir les statuettes. Faites en tuile gris argenté, elles représentent des hommes barbus appelés Shôki-san (« Monsieur Shôki »). Mais leur taille est un trompe-l’œil : une épée le plus souvent à la main droite, ces guerriers d’origine chinoise ne sont pas que là pour décorer. Censés protéger les maisons des esprits malveillants, ils sont aussi efficaces contre les incendies et les maladies. « On en compte environ 3 000 dans la ville de Kyôto », estime Masaki Ozawa, auteur de Let’s Find Out Shoki-san!!.

Shôki-san sur les auvents de maisons urbaines à Kyôto au Japon.
Shôki-san sur l'auvent de maisons urbaines à Kyôto au Japon. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Les liens culturels importants avec le continent asiatique ont laissé un héritage de coutumes et de croyances au Japon. Après le bouddhisme et le système d’écriture, les éléments principaux de la civilisation chinoise sont introduits dans l’Archipel à partir du VIIe siècle. La tradition liée à ces êtres protecteurs a ainsi été importée pendant la période Heian (794-1185).

Selon la légende, suite au suicide de Zhong Kui (Shôki en japonais) après son échec à l’examen impérial, le fondateur de la dynastie Tang lui offrit de belles funérailles en hommage. Pour exprimer sa reconnaissance, Shôki se manifesta des années plus tard dans le rêve du sixième empereur chinois, alors mal en point, et chassa les démons qui l’assaillaient. Le souverain se réveilla guéri, puis fit dessiner le personnage qui lui était apparu. Depuis ce jour, ce dessin est censé protéger les foyers dans lesquels il est accroché. « Ce n’est qu’une légende, qui s’est toutefois propagée jusqu’au Japon sous l’influence du taoïsme », explique Masaki Ozawa. Les statuettes de terre cuite ont quant à elles probablement surgi au début du XIXe siècle, en prenant place sur les auvents des habitations.

Geishas et pourfendeurs de démons cohabitent parfaitement ici et ont quelques points communs. D’abord, tous deux voient leur nombre diminuer, la coutume devenant selon certains peu à peu obsolète. Ensuite, ils ne se cantonnent pas uniquement à Kyôto : si l’on croise encore des geishas dans d’autres régions, telle Tôkyô ou Gifu, il est également possible de découvrir de belles statuettes dans d’autres préfectures, comme Ôsaka, Nara ou Shiga. Histoire de donner quelques pistes aux chercheurs de trésors et autres chasseurs d’images.

Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).