Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

 

Huitième trait

"Citron mécanique", un dessin d’Ivan Gros.
"Citron mécanique", un dessin d’Ivan Gros. (Copyright : Ivan Gros)

« Le champ même du fait musical, tel qu’il est reconnu et découpé par la pratique sociale, ne recouvre jamais exactement ce que nous entendons par musique. La musique est donc partout, mais elle n’occupe jamais le même lieu. Rien n’est plus dangereux que l’ethnocentrisme. »

Jean Molino, Le Singe musicien, Sémiologie et anthropologie de la musique, Actes sud, 2009, p. 75.

C’est à Huo hezi (火合子), « la Boite d’allumettes », un atelier de gravure dans le quartier de Shi-lin (士林) à Taipei que j’ai décidé de proposer à mes étudiants un sujet de documentaire radio sur la scène rock à Taïwan. A mon arrivée dans l’atelier, Xiao Ji (小雞) s’est mis à chantonner, pour me taquiner, « We don’t need no education … ». Il avait mis sur Youtube, Another brick in the wall de Pink Floyd. Le clip présente la figure caricaturale d’un professeur autoritaire au service d’un système totalitaire.
Évidemment, cette provocation était, sans grande malice, dirigée contre moi, enseignant à NCU. Aucune importance, je suis vacciné contre la provoc’ et j’adore Pink Floyd. J’ai en outre de la sympathie pour Xiao Ji (小雞). Je me suis alors demandé d’où lui venait cet esprit frondeur « anti-prof » qui n’est pas si commun à Taïwan. Malais d’origine chinoise, il a immigré il y a quelques années à Taïwan, où il peut librement vivre sa vie d’artiste, fréquenter l’atelier de gravure à ses heures perdues et exercer son métier de musicien. C’est notamment le bassiste du groupe de rock Na wo dong ni de yisi le (那我懂你的意思了). Voilà un interlocuteur de choix ! Il n’en fallait pas moins pour organiser un entretien et proposer à deux étudiants de réaliser ce documentaire radio.
Les travaux de Jean Molino sur la sémiologie de la musique me paraissent un point de départ théorique intéressant pour envisager ce documentaire. Dans les années 70, Molino voyait la musique comme un système symbolique tripartite que l’on peut analyser selon l’angle du créateur (poiétique), de l’auditeur (esthétique) ou de l’œuvre elle-même (neutre). S’écartant des préjugés de l’époque, selon lesquels la musique occidentale se caractérise par sa rationalité et donc sa supériorité sur toutes les autres, il montre au contraire que son histoire s’est construite suivant une succession de ruptures et de transgressions des règles établies, et que sa prétendue « pureté » était en permanence bouleversée par l’expérimentation, la découverte et l’intégration de nouvelles pratiques musicales venues d’horizon divers.
Bref, la dégradation progressive des formes prétendues pures de la musique n’est pas étrangère évidemment à l’esprit du mouvement rock qui, de surenchère en provocation, a repoussé les frontières de l’audible, jusqu’à atteindre une forme absolutiste et « ordurière » dans le punk ou encore le thrash métal – il y a du trash dans le thrash. Un groupe de rock comme Garbage porte encore la trace adoucie de cette esthétique radicale qui écorche les oreilles jusqu’à la jouissance. D’où cette question : est-ce que le mouvement rock, produit de cette longue histoire de la contestation, a un sens à Taïwan ? Même s’il a évidemment une audience internationale et qu’il a été importé jusqu’ici, le rock a-t-il trouvé pour autant un public ?
J’ai bien l’impression que sa réception ne va pas de soi et qu’il y a une forte réticence au mode de transgression que propose le rock « hardcore » à Taïwan… Pour prendre un exemple trivial, le fait que, depuis les années 80 et jusqu’à très récemment, les camions-poubelles annoncent leur arrivée en diffusant à tue-tête la « Lettre à Élise », est symptomatique. Il ne faut entendre aucune intention révolutionnaire dans l’association entre Beethoven et les bennes à ordures. Dans un contexte européen, cette bizarrerie aurait été probablement perçue comme une provocation. Ici, cette mélodie est tout simplement agréable à l’oreille et ne représente en rien une rupture avec l’ordre établi. C’est un klaxon amusant pour avertir les citoyens qu’il faut se débarrasser de ses ordures. Nulle « Orange mécanique » dans ces camions jaune citron !
Tiens, j’entends la « lettre à Élise »,
Il est l’heure.
Courons sortir les poubelles.
Les chanteurs ou groupes de rock tels que me les ont donnés à entendre les étudiants de NCU sont des figures « soft » du mouvement, influencés plus par la folk américaine que par les excès du mouvement rock. Je me souviens par exemple du succès phénoménal qu’avait rencontré en 2008, notamment auprès d’eux, Lú Guǎng Zhòng (盧廣仲), alias Crowd Lu. Les paroles de ses chansons — je pense en particulier à Beautiful Morning ! Zǎo ān, Chén zhīměi ! 早安,晨之美! — mettaient en scène sur le mode autobiographique et humoristique, la probité, la santé, la gentillesse du chanteur… Rien de tel que se lever tôt, prendre un bon petit déjeuner… Il incarnait l’antithèse de la rock star qui brûle son génie à la flamme des scandales et finit sa vie tonitruante par une brutale overdose.
Je pense aussi à Song Dong-yě (宋冬野), icône de la chanson folk rock chinoise, qui rencontre un grand succès à Taiwan avec les titres « Dong Xiaojie » (Mademoiselle Dong – « 董小姐 ») en 2012 et « Banma » (Le Zèbre – « 斑馬,斑馬 ») en 2013. Ce style est révélateur d’une certaine aptitude à la « contestation douce », liée peut-être à cet art du compromis qu’analysait Alain de Sacy (Taïwan, l’art de la Paix, Vuibert, 2006) et qui s’est distingué récemment lors du « Mouvement tournesol ». L’imaginaire de la contestation s’est incarnée à Taïwan dans d’autres formes musicales que le rock. Sans minimiser la portée politique du genre, il faut admettre qu’il raconte ici autre chose. C’est en tout cas l’hypothèse de travail que j’ai proposée à Jin Yu-jie 金煜婕 (alias Angélique) et Liu Shu-mi 劉書宓 (alias Régine) pour traiter leur documentaire. Nous verrons ce qu’il va en sortir… En guise d’entrée en matière, voici leur premier haïku :
À la tombée de la nuit
Deux étudiants au campus
Chanter en jouant de la guitare

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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