Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

 

Septième trait

"Pompiste" (jiayou chukou, 加油出口), un dessin d’Ivan Gros.
"Pompiste" (jiayou chukou, 加油出口), un dessin d’Ivan Gros. (Crédit : Ivan Gros)

« La matière est ici pourvue d’états-valeurs. »
Roland Barthes, Mythologies.

加油! Jia you ! 加油! Jia you !
De quelle manifestation les clameurs de cette foule sont-elles le signe ? C’est une rencontre sportive aux abords d’un campus. Un animateur encourage de jeunes étudiants qui participent à une course de relais pour cette compétition annuelle qui occupe chaque automne la plupart des écoles, des plus grandes aux plus petites, des universités aux maternelles : la traditionnelle Yundong Hui (運動會). 加油! Jia you ! 加油! Jia you ! Cela aurait très bien pu aussi être un meeting politique — les présidentielles approchent — ou bien une campagne promotionnelle pour le lancement d’un nouveau produit, ou que sais-je encore ? Il y a pour moi un avantage immédiat : je suis dispensé de faire cours. J’en profiterais bien pour me livrer à mes occupations favorites, tantôt rat des villes, tantôt rat de campus, mais toujours rat de bibliothèque. Encore faudrait-il que je puisse me concentrer. La clameur sportive est obsédante… Que signifie donc ce cri qui ponctue chacune des activités sportives de la journée ?
加油! Jia you ! 加油! Jia you !
jia, c’est « ajouter ». 油 you, c’est « huile » ou bien « carburant ». Donc, littéralement : « Mets de l’essence ! », qu’on pourrait traduire simplement par : « Allez, courage ! » La traduction est juste et pourtant rate l’essentiel. Car elle est sémantiquement chargée. Ce n’est pas une expression anodine à Taïwan. C’est un mot d’ordre national. 台灣加油!Taiwan jia you ! Quand le soir du 31 décembre 2009, lors du feu d’artifice, se dissipent les dernières fumerolles qui nappent la Tour 101 devant un million de citadins agglutinés à ses pieds, ce sont ces quatre caractères qui se détachent furtivement dans la nuit, comme un cheng yu (成語) contemporain (proverbe chinois en quatre caractères), gravé dans les mémoires pour l’éternité. L’expression exprime un geste de soutien du gouvernement après le passage du typhon Morakot, particulièrement meurtrier.
加油! Jia you ! 加油! Jia you !
*Moins de trente euros.
Que disent les politiciens à l’estrade quand ils haranguent la foule ? 加油! Jia you ! Que dit le public quand il encourage les marathoniens ? 加油! Jia you ! Il faudrait d’ailleurs mettre le nez dans cette recrudescence de la pratique du marathon à Taïwan. Même si la course à pied est une pratique qui connaît un regain d’intérêt à l’échelle internationale, l’esprit de corps qui caractérise le pays rend le phénomène particulièrement étonnant. Pas un mois sans que ne se coure un marathon. À 1 000 dollars taïwanais* l’inscription en moyenne et au regard du nombre de concurrents, je ne suis pas fort en calcul mais je parierais qu’on se fait des millions sur le dos des participants… Cela pourrait être une belle métaphore sportive de la forme d’exploitation du culte de l’effort des Taïwanais, non ? Mais ne mettons pas d’huile sur ce feu…
加油! Jia you ! 加油! Jia you !
L’histoire de ce slogan patriotique rappelle l’essor économique des années 80 et le mythe d’un corps social industrieux constitué de centaines de petites entreprises familiales capables d’un effort commun prodigieux. Le 加油! Jia you ! n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’expression 辛苦了xin ku le, « éprouver des difficultés », « souffrir », « endurer », qui illustre la culture du travail, le culte de l’effort, le goût pour l’abnégation. L’endurance à Taïwan est une valeur socialement encouragée. L’étude de Françoise Mengin, Fragments d’une guerre inachevée (Paris, Karthala, 2013), a montré comment le miracle économique, produit de cet effort national, avait été récupéré par le discours d’État qui s’en était attribué le mérite, tandis que les huiles du Kuomintang, aux rênes du pouvoir, parasitaient et cloisonnaient le pays tout entier. Elle met d’ailleurs en garde dans ce sens contre l’imagerie kitsch des « quatre dragons ».
*Cf. Timothy BROOK, Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, traduit par Odile Demange, Payot, 2012.
Précisons ce point. Il se trouve que curieusement, cette mythologie mièvre a été forgée surtout par la presse étrangère « occidentale » et les « China watchers ». La figure du dragon à cinq griffes qui était réservée autrefois à l’Empereur* est encore emprunte de sacré. Et si dans la presse francophone, la Chine, Taïwan et les pays asiatiques en général sont associés bêtement au dragon, la presse taïwanaise (et chinoise) se garde bien, elle, d’introduire cette figure dans son bestiaire politique… Elle en fait un usage très parcimonieux.
Un cas d’exception : il est arrivé que l’ancien président Lee Teng-hui (李登輝) soit associé à cette figure tutélaire parce qu’il jouit d’une popularité exceptionnelle et qu’il a contribué à promouvoir l’idéologie dite « Grande Chine » qui a prévalu dans les années 80 – idéologie résumée par le slogan nationaliste « 龍的傳人 » long de chuan-ren (« descendants du dragon »). Mais il ne faut pas s’y tromper : si le terme dragon contient un trait de sinité internationalement compris, il a également conservé une connotation « impériale » et par conséquent franchement « non démocratique ». C’est ce trait qui est probablement activé dans la presse étrangère – certains contributeurs d’Asialyst n’échappent d’ailleurs pas au préjugé – pour discrètement souligner le caractère autoritaire de la Chine.
加油! Jia you ! 加油! Jia you !
Il faut prendre garde. Toute injonction sociale est contagieuse. Y résister, c’est se marginaliser. Pour ma part, c’est simple, depuis que je vis à Taïwan, je me suis converti malgré moi en bête de somme. Comme je le disais, 油 you, signifie soit « carburant » soit « huile », si bien qu’on pourrait traduire également l’expression littéralement par « Mets de l’huile ! » Un peu de lubrifiant pour éviter que ne se grippe cette mécanique sociale, ne ferait pas de mal au système taïwanais. Ça soulagerait les rhumatismes du corps social. Mais cette culture du loisir et de la désinvolture, cette esthétique de la glisse, ce mythe de la coolitude, appartiennent à une autre histoire.

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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