Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

 

Sixième trait

"Mosquée de Taipei tricolore", un dessin d’Ivan Gros. (Crédit : Ivan Gros)

« Je fais des « phrases » avec le plus aimant de moi-même. Je me dis alors que le message que je veux faire parvenir à cet ami, et qui est ma compassion même, pourrait en somme se réduire à un simple mot : Condoléances. Cependant, la fin même de la communication s’y oppose, car ce serait là un message froid, et par conséquent inversé, puisque ce que je veux communiquer, c’est la chaleur même de ma compassion. »

Roland Barthes, Essais critiques, décembre 1961, p. 11-12.

Le mot condoléances est d’autant plus impropre à transmettre la compassion qu’un massacre n’est pas un décès… Cet exergue pourrait faire croire qu’il y a du Barthes pour toutes les circonstances de la vie, même les plus tragiques. Or je serais bien sûr incapable de dire comment il aurait réagi face à l’horreur de l’actualité… L’usage des symboles nationaux (drapeau, Marseillaise, etc.) ne l’aurait probablement pas laissé indifférent. Il aurait simplement trouvé une autre formule pour exprimer sa solidarité et n’aurait certainement pas grimé son portrait aux couleurs de la patrie.

Comme beaucoup de Français, malgré la nécessité de faire corps contre l’agression, j’ai aussi une grande réticence à m’identifier aux manifestations patriotiques. Elle est liée entre autres à de vieilles et sourdes rancunes transmises par des générations qui ont connu les guerres et ont été contraints de se sacrifier au nom de la Patrie.
Il me semble d’ailleurs que l’identification compassionnelle – tel le « Nous sommes tous Américains » de Colombani au lendemain du 11 septembre – n’a de sens que si on n’est pas Américain justement. D’où ce dessin tricolore qui illustre mon propos et qui – je l’espère – ne sera pas trop mal interprété. Ce n’est pas une caricature mais un geste de rapprochement compassionnel – et non pas confessionnel – un geste pacifique, qui mise plus sur le salam que sur le djihad contenu dans l’Islam.
Ce n’est pas anodin si la grande mosquée de Taipei donne sur dàān sēnlín gōngyuán (大安森林公園), parc de paix (ān, 安) au cœur de la cité. L’architecture de la mosquée est à la fois monumentale et discrète, caractéristique du minimalisme de l’art islamique. Sur le fronton, on lit simplement qīngzhēnsì (清真寺), « mosquée ». Les traits parcimonieux de la calligraphie chinoise sont encadrés par les arabesques de la calligraphie arabe. Taïwan n’est pas un pays laïc mais d’une grande tolérance religieuse – en apparence du moins.
L’Imam de la mosquée de Taipei n’est pas disponible cette semaine. Je reviendrai. Je profite malgré tout de la présence d’un jeune Taïwanais qui anime le Magazine de l’Association des Musulmans chinois pour poser quelques questions. La mosquée a été construite dans les années 1950 pour accueillir les musulmans fuyant la Chine continentale. Et comme Taïwan depuis a obtenu le soutien de plusieurs pays du Golfe, il faut bien qu’elle soit terre d’accueil…
*Le rassemblement a finalement été annulé par mesure de sécurité, NDLR.
En substance, j’apprends qu’il existe six mosquées à Taïwan (Taipei : 2, Taoyuan : 1, Taizhong : 1, Tainan : 1, Kaoshiung : 1) – Taoyuan compte une seconde mosquée mais elle n’est pas encore officiellement reconnue ; qu’il y a 50 000 musulmans à Taïwan, nombre auquel il faut ajouter les travailleurs indonésiens de passage, soit 200 000 musulmans selon mon interlocuteur (selon les recensements officiels, l’île compte 93 000 indonésiens : le chiffre de notre interlocuteur parait donc exagéré). Que pense-t-il du rassemblement initialement prévu à la mosquée de Paris ce vendredi 20 novembre*, jour de la grande prière, pour protester contre les attentats qui ont frappé les Parisiens il y a exactement une semaine ? Il est touché… Il rappelle que l’Islam enseigne le respect et qu’il condamne le terrorisme, que les religions sont nombreuses et qu’il n’y a qu’une humanité. Telle est la teneur de notre discussion…
Je lui demande alors de réagir au dessin tricolore de la mosquée que je viens de faire… Il fait une grimace à laquelle je m’attendais un peu. La plupart des traditions islamiques ont beaucoup de méfiance à l’égard des représentations figuratives – le sens de l’abstraction minimaliste qui caractérise cette mosquée n’est pas étranger à cette esthétique. Et évidemment, plus les représentations touchent au sacré, plus grand est le rejet. Mais ce n’est pas cela qui explique sa réserve. Elle a une cause bien plus simple. Paris est loin. Et il ne voit pas pourquoi plaquer les couleurs de la France sur la mosquée et ne pas l’avoir fait pour l’Espagne, la Tunisie, la Turquie, la Syrie et caetera… sa compassion s’arrête donc là et mon angélisme aussi.
Il n’empêche… Je me laisse gagner par la solennité de l’appel à la prière. L’absence de signe ostentatoire est propice à la recherche de la paix intérieure. Si j’étais croyant, j’aimerais certainement prier dans ce lieu. C’est ici que je ferais ma minute de silence… J’ai un peu moins de réticence à l’égard de la minute de silence qu’avec les autres rituels patriotiques. Malheureusement, la « minute de silence » à la radio fait surtout « silence radio ». L’absence de sons risque de signifier « panne technique ». Rien à faire, le médium n’est pas adapté… Alors même si je sais bien que le geste est dérisoire, je murmure ce Haiku en guise de minute de silence.
Une minute de silence.
Recueillement laïc
Dans la Grande Mosquée de Taipei.

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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