Société
Témoin - Dali, Bohême embourgeoisée

 

En Chine, la voie qu’on croit être la voie n’est pas la voie

Dans un snack de Dali en Chine.
Dans un snack de Dali en Chine. (Crédit :Daniel Audéoud).
Petit Dragon a vingt-cinq ans, je la connais depuis vingt-quatre heures. Hier soir elle était en terrasse, bravant le vent d’hiver sous les étoiles alors que nous transpirions sur des rythmes drum’n’bass, dansant pour fêter la naissance du premier disque de notre ami aux platines. Cachée sous de trop grandes lunettes et une capuche militaire, elle gardait l’œil sur les débordements éthyliques de sa petite amie, Jojo. Sa réserve, sa façon toute maternelle de veiller sur Jojo m’ont intrigué. Je lui ai proposé un entretien, elle m’a donné rendez-vous pour cet après-midi, au snack que tient sa compagne : « A l’heure où tu voudras, j’y suis tout le temps. »
D’une main, elle me fait de la place sur un tabouret, alors que de l’autre, elle active le feu que Jojo n’a pu se résoudre à démarrer, même après deux aspirines (que je lui ai enviées). « Tu viens du Hunan (sud-est du pays), c’est ça ? » « Oui, enfin pas exactement, m’explique-t-elle en riant. C’est là que j’ai grandi, mais je suis née dans le Shandong (Nord-Est), et j’ai passé mon enfance dans le QingHai (Nord-Ouest). Mon lieu d’origine, c’est le Jiangsu (Sud-Est), mais je n’y suis jamais allée. » Ses grands-parents des deux côtés ont été envoyés au Qinghai dans les années soixante, pour participer à l’effort de développement voulu par le gouvernement d’alors. Ses parents se sont connus là-bas, et ont divorcé peu de temps après sa naissance. À cinq ans, elle suit sa mère dans le Hunan, province d’origine de Mao Zedong.
Elle grandit dans un HLM de banlieue, fréquente l’école du village voisin. « Tous les gosses se connaissaient, j’étais la seule étrangère. Au début, ils m’en ont fait baver ! » Pour échapper aux mesquineries de ses petits camarades, elle se réfugie dans les études. Elle obtient de bonnes notes, mais pas assez pour décrocher une place dans la filière qui l’intéresse, la philosophie. « Je cherchais un sens à la vie, la philosophie me semblait toute indiquée. Parce que, entre nous, l’éducation nationale chinoise manque vraiment d’intérêt : on t’enseigne comment avoir de bonnes notes, mais on ne te dit rien de ce qu’est la vie, de ce que signifie être humain. » Sa maman, fonctionnaire dans un centre de rééducation par le travail, ne l’aide pas non plus : « Tout ce qu’elle voulait, c’était que je fasse de bonnes études, trouve un travail et me marie. Elle me faisait bien comprendre qu’elle se sacrifiait pour moi dans un boulot qu’elle n’aimait pas, et elle attendait que je fasse de même. Mais une vie comme ça, je n’en voulais pas, moi ! »
Recalée en philo, elle opte finalement pour la médecine chinoise : on y enseigne aussi le taoïsme, l’art du yin et du yang, des cinq éléments. Elle pense trouver là des réponses, mais en vain. De plus en plus confuse, elle se tourne vers la littérature New Age, le bouddhisme, le taoïsme. Elle n’en termine pas moins ses études de médecine désemparée, perdue. Elle essaye de travailler dans une clinique, mais « travailler pour survivre ? Je n’en voyais vraiment pas l’intérêt ». Trois mois plus tard, elle plaque son travail et jette tous ses livres : « J’ai décidé de vivre au jour le jour, c’était la seule manière de ne pas tomber folle. » Elle travaille dans une ferme, puis part en retraite avec un ermite taoïste.
Rien ne lui convient, et c’est finalement à Dali qu’elle revient. Elle y était déjà venue en fugue avec sa petite amie de l’époque. Le père de cette dernière les avait rattrapées, avait rapatrié d’urgence sa fille avant de l’enfermer. Aujourd’hui mariée, elle est enceinte, suivant la voie que son père voulait pour elle. Plutôt que de nous laisser aller à méditer le sort de cette amie perdue, j’insiste : « Mais pourquoi Dali ? » « Parce qu’ici, il y a plein de gens étranges, qui sortent de la norme. Les rapports y sont plus vrais qu’en ville » « Et alors, tu es heureuse ? » « Oui, aujourd’hui, je suis heureuse tous les jours. Mais Dali devient de plus en plus mercantile. Je ne sais pas trop où ça va aller. J’évite d’y penser, ça ne sert à rien. Pour l’instant, on a encore de la place, mais c’est sûr que les ressources s’épuisent avec tous ces gens qui viennent pour gagner de l’argent. Bah, le jour où ce sera insupportable, on avisera. »
Comme beaucoup d’autres, Petit Dragon a trouvé à Dali un refuge. Parmi ses semblables, des gens hors normes, elle vit au jour le jour, trouvant dans le quotidien les réponses que la philosophie et l’enseignement religieux ne lui ont jamais apporté. Et au vrai, il semble bien que la réponse qu’elle a trouvée soit tout simplement de ne plus se poser de questions.

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A propos de l'auteur
Daniel Audéoud est né en 1974 à Roanne (Loire). Les études, puis une amorce de carrière l’ont mené en Angleterre, aux Etats-unis, en Suisse et en Allemagne. En 2006, diplôme d’analyste financier tout juste décroché, il quitte son poste pour un tour du monde. Un mois plus tard, il tombe amoureux d’une fée à Dali, dans la province du Yunnan en Chine. C’est là qu’ils vivent maintenant avec leurs deux enfants. Aujourd’hui, Daniel s’inspire de la démarche anthropologique pour tenter de rendre compte des mutations dont il est témoin au quotidien.
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