Société
Reportage

Le calvaire des domestiques indiens au Koweït

File d’attente à un salon de l’emploi dans une d’Hyderabad en Inde, le 19 mai 2012. (Crédit : AFP PHOTO / Noah SEELAM)
750 000 Indiens vivent au Koweït. Parmi eux, plus du tiers sont des travailleurs domestiques. Des chiffres sans doute plus importants vu l’immigration clandestine. Dans l’impossibilité de protéger tous ses ressortissants, le gouvernement de Narendra Modi a entamé des négociations avec l’émirat. Il s’agissait de contraindre les employeurs locaux à bloquer 2 500 dollars sur un compte bancaire de l’ambassade indienne à Koweït City, afin d’assurer les frais de rapatriement urgent en cas de problèmes pour l’employé indien. Mais le Koweït a refusé et les négociations ont échoué.

Sur demande de l’Inde, le gouvernement koweïtien a donc arrêté le 5 novembre dernier de donner des visas aux Indiens désireux de venir dans l’émirat en tant que travailleurs domestiques. Pourtant ils sont encore nombreux à vouloir émigrer illégalement pour travailler, au final, dans des conditions de tensions et de violences perpétuelles.

Rajiv n’a que 18 ans lorsqu’il arrive au Koweït. Nous sommes en 2008 et comme des milliers avant lui, il a le coeur rempli d’espoir et un seul objectif : assurer un avenir meilleur pour sa famille restée en Inde. « Je pensais qu’à l’étranger ce serait un peu comme dans les films, qu’il y aurait le confort, la liberté. » La réalité sera pourtant tout autre. Sitôt arrivé dans l’émirat, le jeune homme ne passe qu’une nuit dans la maison censée l’accueillir, avant d’être conduit dans le désert pour être berger.
« J’ai tenu six mois dans ces conditions extrêmes, raconte Rajiv. Et puis à un moment, je me suis plaint. On m’a alors immédiatement conduit au poste de police. Finalement, une agence locale de recrutement a pu me trouver un emploi de chauffeur dans une autre maison, comme ce qui était convenu au départ. » Sa famille n’en saura rien. Comme de nombreux autres employés de maison étrangers, Rajiv a choisi de venir travailler au Koweït afin de solder ses dettes. Le jeune homme a aujourd’hui 25 ans et la perspective d’une accalmie financière est encore loin.

Contexte

Les cas d’abus sur les employés de maison indiens dans les monarchies du Golfe sont largement rapportés dans la presse indienne. A l’image de Katshuri Murinatinam, une dame de 55 ans qui a vécu un enfer en Arabie Saoudite. Durant ses trois mois au service d’un employeur de Riyadh, elle n’a reçu ni salaire ni nourriture. Son passeport lui a été confisqué. Elle a subi injures et violences physiques. Finalement, elle a pu s’échapper et être rapatriée en Inde où elle est seule à élever deux enfants et 5 petits-enfants, mais son employeur saoudien n’a pas été poursuivi.

Malgré les articles des journaux, les familles ne découragent pas l’émigration. Elles sont souvent trop heureuses de recevoir une aide financière cruciale, et portent la fierté de voir un membre de la famille vivre à l’étranger. Ainsi, le flux de travailleurs indiens vers les pays du Golf n’a cessé d’augmenter. Les agences en ont fait leur choux gras, et les tarifs pour s’engager à l’étranger ont grimpé en flèche. Aujourd’hui, les travailleurs migrants doivent débourser 90 000 roupies (près de 1 300 euros). Pour sa part, Rajiv a pu négocier de payer « seulement » 65 000 roupies (soit plus de 920 euros).

L’employé vendu

Ranjith Kumar a passé 15 ans entre le Koweït et le Sri Lanka, à la tête d’une agence de recrutement. « En 2009, explique-t-il, le gouvernement indien a réalisé une campagne de sensibilisation. Depuis cette mesure, les candidats au poste d’employés de maison dans les pays du Golfe doivent avoir au minimum 35 ans. De plus, les postulants sont exonérés de payer le visa et le billet d’avion, qui doit être inclus dans la somme payée aux agences. »
Le problème, aux yeux de Ranjith Kumar, c’est la relation financière qui unit l’employeur à l’employé : « Certains candidats acceptés et envoyés au Koweït, constituent un stock pour l’agence : l’employé est littéralement vendu aux employeurs, et en 2009, ces employeurs ont dû dépenser plus, donc les violences ont augmenté. »

Ville de Granada dans le district de Al-Asimah au Koweït. Chaque maison possède au minimum 4 voitures. (Crédit : DR)

En hiver, les employés doivent nettoyer les dattiers dans les jardins des résidences. (Crédit : DR)

Dès le matin, le travail commence pour les chauffeurs qui doivent nettoyer les voitures. (Crédit : DR)

Le tuyau d’arrosage dont se sert cet employé fait également office de point d’eau pour les chauffeurs. (Crédit : DR)

Une chambre où cohabitent 3 employés. (Crédit : DR)

Les sanitaires attachés à la chambre. (Crédit : DR)

 
 
Les conditions de vie et de travail de trois employés de maison indiens au Koweït, dans la ville de Granada. Une série de photos prises le 1er décembre 2015 par Rajiv (son nom a été changé).

L’absence de droits

En 2007, Sanjay, 25 ans, quitte sa famille et un emploi dans les champs de thé, pour s’envoler plein d’espoir, lui aussi, vers le Koweït. Comme Rajiv, c’est le premier voyage à l’étranger pour ce jeune homme issu d’un milieu peu éduqué. Mais là encore, le retour à la réalité va être difficile :
« Nous sommes sans cesse frappés… Si certains employeurs ne nous battent pas, alors cela peut venir de l’extérieur et nous ne pouvons rien faire, nous n’avons aucun droit… Nous sommes constamment stressés. Il nous faut implorer nos employeurs pour retourner voir nos familles en Inde. Nous sommes supposés pouvoir changer de maisons après deux ans, mais nos passeports restent très souvent entre les mains de l’employeur. »
Sanjay a remarqué un jeune homme qui venait d’arriver dans une maison près de la sienne. Il est battu sans cesse : « Son employeur l’a menacé de porter plainte s’il s’échappait, c’est légal ici. Nous ne pouvons rien faire, et cela donne l’impression d’être considéré comme des sous-citoyens. L’ambassade n’intervient pas, ou seulement en cas de très graves blessures, ou de mort. Nous devrions être gardés à l’ambassade, le temps d’être rapatriés. Même pour le corps de personnes décédées d’ailleurs, il faut attendre trois à quatre mois avant qu’il ne soit renvoyé aux familles en Inde. »
Le Koweit compte prés de 660 000 travailleurs domestiques étrangers, néanmoins, aucune loi ne les protège. Selon l’organisation koweïtienne Social Work Society, l’employeur est en droit de poursuivre l’employé de maison qui tenterait de s’échapper, même s’il est victime d’agressions physiques. « Le droit a été rédigé pour protéger les Koweïtiens, déplore Rajiv. Donc si nous avons le moindre problème, nous ne pouvons rien faire. Si nous résistons, on nous entraîne au poste de police, et notre employeur déposera plainte pour vol ou harcèlement sur l’une des femmes de la maison. Si nous nous échappons, on nous poursuit aussi. Le but est que nous restions au Koweït. »

Le lobby des agences de recrutement

Pour Social Work Society, seule une pression sur le gouvernement koweïtien pour faire changer la loi, en documentant toutes les plaintes qui ont été déposées, et en luttant contre le lobbying des agences de recrutement, pourrait permettre réduire ces violences. Mais toucher au fond du problème reste un sujet qui fâche au Koweït. « Le système des sponsors (kafeel) en est la principale raison, explique Ranjith Kumar. Certaines familles n’hésitent pas à multiplier les demandes de travailleurs domestiques étrangers pour obtenir l’argent des visas. » La recette rapporte aux sponsors, l’obtention d’un visa étant gratuite, il ne lui faudra débourser que 4 dinars (12 euros) pour le timbre, alors que pour renouveler son visa, l’employé doit quant à lui payer au minimum 100 dinars (300 euros).
Voila sans doute pourquoi le Koweït, contrairement aux autres pays du Golfe, a refusé la proposition du gouvernement Modi visant à réclamer un dépôt de 2 500 dollars pour chaque employé de maison. Cette mesure visant à protéger les femmes, devaient leur permettre en cas de problème de pouvoir se prémunir des abus, et de couvrir leur billet retour.
Il s’agit pourtant de mesures cruciales selon Rajiv et Sanjay : « En tant qu’hommes, nous devons déjà faire face aux violences et nous pouvons donc imaginer ce que ces femmes vivent. Elles ne peuvent pas communiquer avec nous puisque nous sommes des hommes, elles sont donc plus isolées. Et puis il y a la barrière linguistique : nous parlons Tamil ; si un autre employé parle Hindi, nous ne sommes pas capables de nous comprendre. Tout cela s’ajoute au stress et aux violences ».
Ranjith Kumar a vu de nombreuses femmes venir à son bureau, l’implorant de ne pas les renvoyer en Inde : « Elles ont de nombreuses dettes et veulent les solder avant de revenir. Parmi les femmes qui sont entrées au Koweït en tant qu’employées de maison, la grande majorité a été victime d’abus pouvant aller de la privation de nourriture aux abus sexuels. »

Le rôle de l’ambassade

Modèle de contrat réalisé par l’ambassade indienne au Koweït pour protéger les conditions de travail de ses ressortissants dans l’émirat.
Modèle de contrat réalisé par l’ambassade indienne au Koweït pour protéger les conditions de travail de ses ressortissants dans l’émirat. (Crédit : DR)
L’Inde a donc demandé au Koweït de cesser d’accorder des visas aux employés de maison, arguant qu’il lui était impossible de surveiller et de contrôler l’ensemble des employés indiens illégaux au Koweït. Pourtant, ces employés représentent une importante manne économique pour l’Inde, en termes de conversion de devises comme de taxes.
A la différence de l’Inde, les Philippines ont pu négocier avec le Koweït pour obtenir des garanties pour leurs employés. L’ambassade philippine n’hésite pas, en cas de problème, à appeler les employeurs pour leur demander des explications, et a le pouvoir de déposer plainte à la police. Si après plusieurs avertissements, l’employeur ne répond pas, l’ambassade renvoie le travailleur dans son pays. Ces mesures ont été mises en place récemment dans le but d’harmoniser les conditions de travail des Philippines dans leur pays et à l’étranger. Au contraire en Inde, la législation en matière de travail est moins contraignante pour l’employeur.
Une étude de Human Rights Watch montre qu’en 2009, 10 000 plaintes ont été déposées aux ambassades du Sri Lanka, de l’Indonésie, des Philippines et de l’Ethiopie. Mais pour l’Inde, la situation est beaucoup plus complexe à cause du manque de cohésion entre travailleurs indiens en raison notamment de la barrière linguistique, du manque d’éducation (la plupart des travailleurs domestiques n’ont aucun diplôme), de la multiplication des visas privés c’est-à-dire payés par le sponsor, ou encore de la corruption.
Quant à l’interdiction des visas à la demande du gouvernement indien, Sanjay et Rajiv ne se font guère d’illusion sur son efficacité : « Il y aura toujours des travailleurs qui tenteront de venir par d’autres moyens, donc plus de corruption. Il faudrait que l’Inde par son ambassade règle la question de manière diplomatique. »
Audrey Durgairajan à Madurai (Tamil Nadu, Inde)

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A propos de l'auteur
Audrey Durgairajan est journaliste indépendante en Inde, et collabore avec différents médias Français (Ouest-France, Rue 89) et Indiens (Indes Magazine). Lorsqu’elle n’est pas en reportage, elle forme les étudiantes de License Journalisme et Communication de Madurai (Tamil Nadu).