Economie
Expert – L'Inde, marché extrême

 

Lumiplan : la ténacité d'une PME en Inde

Les nouveaux bus du dépôt de Vijayanagar à Mysore en Inde, le 25 septembre 2013.
Les nouveaux bus du dépôt de Vijayanagar à Mysore en Inde, le 25 septembre 2013. (Crédit : M.A. Sriram / The Hindu)
Lumiplan est une PME nantaise fondée en 1972 sur l‘idée simple de fournir des panneaux d’information aux estivants de la Baule. Lumiplan s’est ainsi développée d’abord dans les stations balnéaires, puis les stations de sport d’hiver, et petit à petit s’est diversifiée dans des outils de communication et d’information pour les villes et les transports en commun. La société réalise aujourd’hui un chiffre d’affaire de 30 millions d’euros et emploie 150 personnes. L’aventure internationale a commencé aux USA grâce aux stations de sport d’hiver, et Lumiplan a ouvert en 2008 un bureau à Singapour pour s’attaquer à l’Asie. Qu’en est-il de l’Inde ? Michel Testard a demandé à David Moszkowicz, Directeur de Lumiplan en Inde de nous raconter l’expérience de la société au pays des Maharajas.

Pérégrination indienne

David Moszkowicz, directeur de Lumiplan en Inde. (Crédit : DR)
Michel Testard : Pourquoi l’Inde, un pays a priori très difficile pour une PME de la taille de Lumiplan ?
David Moszkowicz : Lumiplan avait décidé de commencer sa croissance sur la zone Asie-Pacifique en se focalisant sur l’Asie du Sud-Est. Nous avons pensé que le marché indien, à très fort potentiel, nous permettait aussi de monter une structure de R&D offshore. Pour ma part, j’étais déjà à Bangalore, en contact avec les autorités indiennes du développement urbain (pour une filiale d’EGIS), car Bangalore c’est aussi la capitale de l’IT en Inde. Avec Lumiplan, nous avons décidé de prendre le risque de monter une filiale indienne avec un double objectif : réduire nos coûts de R&D tout en explorant le marché local.
Comment êtes-vous arrivé en Inde ? Comment vous-êtes vous développé ?
Lumiplan a ouvert un bureau à Singapour en 2008 pour couvrir l’Asie du Sud. Pour ma part, j’avais déjà travaillé auparavant trois ans pour une autre société à Bangalore, je connaissais l’Inde et Lumiplan m’a donc proposé de prendre en charge son développement sur place. J’ai donc ouvert un bureau à Bangalore début 2009.
Comment démarrer ? Il y avait des projets d’information voyageurs pour les bus – une activité énorme en Inde (plus de 20 000 nouveaux bus sont mis en service tous les deux ou trois ans) car c’est le moyen de transport de la grande majorité de la population. Ces projets d’information voyageurs faisaient partie d’un vaste programme de modernisation des bus, financé par un programme national intitulé JnNURM – il y avait donc d’importants financements. Nous avons aussi immédiatement constitué une petite équipe de développement logiciel pour assister notre R&D en France et adapter nos produits à l’Inde.
Nous avons tenté de participer à quelques appels d’offre pour réaliser que les prix locaux étaient très bas, qu’il y avait de nombreux petits fournisseurs Indiens proposant du bric et du broc et qu’au fond, l’information voyageur, le suivi GPS en Inde, étaient considérés comme une ‘commodité’ sans valeur… Il nous a donc fallu réfléchir à autre chose, une activité à plus forte valeur ajoutée.
Nous nous sommes tournés vers la planification des horaires et des opérations de bus. Nous avons découvert que les transporteurs indiens faisaient encore leur planification d’horaires à la main. Or, il se trouve que Lumiplan a développé en France un logiciel assez sophistiqué qui permet de gérer et optimiser ces horaires et les ressources, permettant de réaliser des économies sur les coûts d’exploitation.
Notre challenge : comment démontrer cela à des autorités peu au fait de ce type de solution et pas du tout prêtes à payer pour voir ? Nous avons eu la chance de trouver une autorité de transport KSRTC (Karnataka State Road Transport Corporation, plus de 8000 véhicules) qui soit d’accord pour lancer un projet pilote gratuit à Mysore, et nous avons obtenu le soutien du gouvernement français pour le financement via la procédure FASEP. Les accords nécessaires de part et d’autre, la procédure d’instruction du dossier ont pris du temps – 2010 et 2011, pas moins de deux ans ! – et nous avons pu enfin réaliser notre pilote en 2012.
Mysore est une ville d’un million d’habitants et KSRTC y exploite 500 bus. Notre pilote a porté sur 50 bus et trois lignes, et nous avons vraiment pu démontrer la valeur ajoutée de notre logiciel avec deux résultats concrets : d’une part, un taux de remplissage et des revenus supérieurs ; d’autre part, des coûts d’exploitation inférieurs de 15%. Fin 2012, nous avons fait une grande présentation des résultats devant les autorités de Mysore et d’autres Etats invités. L’accueil a été très positif et vraiment encourageant pour nous.
Nous pensions signer très vite un vrai contrat avec le KSRTC. Il y a bien eu un appel d’offre, mais la procédure a été ralentie, reprise plusieurs fois, à nouveau reportée ; il y avait toujours un problème, des directeurs qui changeaient souvent ; bref, le projet n’a toujours pas abouti après plus d’un an d’efforts… Lot de consolation, nous avons pu réaliser en 2014-15 pour le KSRTC une mission de conseil financée par la Banque mondiale.
Finalement, nous avons réussi à percer de deux manières sur ce marché. La première victoire a été d’équiper la ville de Bangalore, qui exploite 6 500 bus, une des grandes métropoles indiennes. C’est une référence vraiment clé pour nous. La deuxième réussite est toute récente : nous avons obtenu – via un appel d’offre national très serré – d’être référencés auprès de l’Association nationale ASRTU des transporteurs publics de bus, qui regroupe 65 opérateurs et un parc de 150 000 bus. Ces opérateurs peuvent maintenant nous passer des commandes directes, sans appel d’offre. Deux sociétés seulement ont été sélectionnées, notre concurrent canadien qui est plutôt beaucoup plus cher que nous, et Lumiplan. Nous avons maintenant devant nous un vrai marché de niche – de l’ordre de 50 millions d’euros avec 65 autorités de transport de bus – et avec en principe un accès beaucoup plus facile.

Business Model

Comment caractériser votre modèle économique dans l’environnement Indien ?
Nous ne sommes pas vraiment dans le haut de gamme comme notre concurrent canadien. Nous sommes plutôt sur le créneau du milieu de gamme, avec l’avantage d’une innovation orientée pays en voie de développement à des prix très compétitifs. Nos concurrents indiens n’ont pas de solution acceptable à ce jour.
Allez-vous jusqu’à réimporter en Europe des produits fabriqués en Inde ?
Des produits, non, du software, oui, avec notre activité logicielle à Bangalore. Nous avons même été plus loin : le marché indien nous a poussé à développer par exemple un module d’analyse de la demande et une cartographie des lignes sur Google Map, que nous déployons maintenant avec succès en France et dans d’autres pays en développement.
Comment envisagez-vous l’évolution de votre modèle économique à l’avenir ?
Nous allons d’abord nous concentrer sur cette niche d’exploitation des bus puis revenir sur l’information voyageurs avec des solutions qui répondent mieux aux besoins des usagers indiens – à savoir mettre l’accent sur les horaires, la connectivité, la sécurité – tout en « éduquant » progressivement les autorités locales gérant le transport. Nous souhaitons aussi nous développer dans le ferroviaire, notamment les gares, les trains et les métros. Enfin, tôt ou tard, il nous faudra produire notre hardware, nos panneaux, en Inde.

Les enseignements du voyage

Qu’avez vous appris en Inde ?
Tout d’abord la patience et une ténacité de tous les instants. La patience est aussi financière – on ne gagne pas d’argent pendant un long moment. Pour tenir avant d’avoir de vrais résultats, il faut une direction générale en France qui vous suit, qui vous comprend et vous soutient.
Il nous a fallu apprendre à localiser le marketing et le commercial et aller bien plus loin en faisant un gros travail d’influence et de formation des autorités dans le temps. J’ai recruté un développeur d’affaire indien bien connecté et très professionnel, ce qui n’est pas facile à trouver. Et il nous a fallu démontrer la pertinence de nos offres, faire des projets pilotes : c’est un travail considérable.
Avec cette nécessité de faire la démonstration de nos compétences vient également la nécessité de créer une image, une crédibilité en Inde qui est un pays très sensible à la « marque ». Nous sommes une PME, notre nom était totalement inconnu en Inde quand nous avons commencé. De ce point de vue, l’appui de l’Ambassade de France et le projet pilote financé sur un FASEP ont été décisifs pour nous. Sans cet appui, nous aurions sans doute jeté l’éponge.
Avec tout cela, il a fallu déployer des trésors de flexibilité, nous adapter en permanence aux changements et décalages incessants, sans jamais lâcher, ni tomber dans l’énervement ou se poser en donneur de leçons.
Qu’est ce qui a été le plus dur ?
Le plus dur pour moi a été de persévérer, de tenir en toute circonstances, d’aller aux rendez-vous après la claque de la veille, d’aller et revenir encore, d’expliquer encore et encore, de justifier chaque détail, de répondre à la cinquantième objection, d’être convoqué à la vingtième réunion « finale » en sachant qu’il y en aura encore d’autres. Il m’est souvent arrivé de penser : « Je ne sais pas si nous serons encore là dans deux mois » !
Un autre gros problème, c’est le manque de transparence, les problèmes de gouvernance. On est souvent exposé à des mauvaises pratiques qu’il faut refuser tout net. Il faut accepter que les retards et annulations d’appels d’offre soient le plus souvent le résultat de ces mouvements souterrains et être patients jusqu’à ce que le jeu devienne plus objectif et transparent. Petit à petit, c’est ce qui arrive en Inde actuellement.
Qu’est-ce qui pour vous n’est pas encore résolu ?
Il nous faut maintenant passer de la phase d’exploration et d’investissement qui a duré six ans à celle du développement. Et stabiliser une structure profitable en Inde.
Tout cela semble vraiment très dur. Est ce que le jeu en vaut la chandelle ?
Oui, Je pense que le jeu en vaut la peine pour une PME qui souhaite adresser un marché de niche à forte valeur ajoutée. Nous sommes en passe de réussir ce pari sur les systèmes de planification de transport public, et avons des objectifs ambitieux sur des marchés plus larges de télématique. Nous pouvons améliorer à terme les résultats du groupe de manière notable via l’expérience indienne car une forte croissance à l’international tire aussi notre activité export globalement. Cela étant, c’est une aventure incertaine et risquée pour une entreprise de notre taille et qui ne se trouve pas dans le sillage de grands groupes français pour entrer sur le marché local.
Et vous, comment avez-vous tenu le coup personnellement ?
J’ai pu tenir parce que notre projet d’entreprise avance et me fait progresser personnellement. Sur le plan familial, nous aimons vraiment l’Inde et sa culture, nous avons une vie sociale active et riche. Je joue par exemple du saxophone dans un style fusion avec des musiciens indiens professionnels, c’est une expérience incroyable et unique ! On ne peut pas vraiment tenir en Inde si on n’aime pas les Indiens et leur culture extraordinairement riche. Mais malgré tout, je suis parfois un peu sur les genoux !

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A propos de l'auteur
Ancien consultant international, diplômé de l'École des Ponts et Chaussées et de l'INSEAD, spécialiste de l'Inde, Michel Testard est aujourd'hui peintre et essayiste. Il expose à New Delhi auprès de la galerie Nvya. Le suivre sur Instagram et voir son site. Son mail : [email protected].
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