Economie
Entretien

Cambodge : "L’avenir est aux startups à impact social"

L’équipe de l’agence digital de communication et marketing Endorphine Concept à Phnom Penh, au Cambodge. (Crédit : DR)
L’équipe de l’agence digital de communication et marketing Endorphine Concept à Phnom Penh, au Cambodge. (Crédit : DR)
Les startups sont des entreprises qui ont un fort potentiel de croissance et qui affichent une capacité à reproduire leur modèle sur d’autres marché. En 2013, le site Tech in Asia dessinait un tableau de l’univers startups au Cambodge, en saluant leur essor et leur dynamisme. Cette année, ce même site d’information se désolait de voir que très peu des modèles cités dans le passé s’étaient transformés en succès rentables. Qu’en est-il dans les faits ? Ce petit pays de 15 millions d’habitants peut-il développer son innovation et réussir à concurrencer ses voisins de l’ASEAN ? Adrienne Ravez, cofondatrice du site Geeks in Cambodia, répond à nos questions.

Entretien

Adrienne Ravez s’est installée au Cambodge en 2012. Psychologue interculturelle, elle s’est spécialisée dans le montage et la gestion de projets. Basée à Phnom Penh, elle crée avec son partenaire Endorphine Concept, une agence digitale de communication et marketing ainsi que Geeks in Cambodia. Très vite ce blog, simple projet personnel, s’oriente vers une voie plus professionnelle afin de combler la demande d’une communauté « tech » sur place. Edité en anglais et khmer, le site compte aujourd’hui entre 6 000 et 10 000 visiteurs uniques/mois et une rédaction de 4 journalistes (3 rédacteurs anglais et 1 khmer). Adrienne co-dirige aujourd’hui l’agence digitale Endorphine Concept et elle est cofondatrice de Geeks in Cambodia.

Adrienne Ravez, co-directrice de l’agence digitale Endorphine Concept et cofondatrice du site Geek in Cambodia. (Crédit : DR)
Pouvez-vous nous décrire la situation des startups au Cambodge ?
Si on compare le pays à la Thaïlande, au Vietnam, à ses voisins dits émergents, le Cambodge a beaucoup de défis à relever. Concernant l’univers des startups et des entrepreneurs dans les nouvelles technologies, la situation est prometteuse mais aussi très complexe. Les défis à relever sont du fait de l’histoire, de ce que le Cambodge a pu vivre au niveau économique et politique. Ce qui fait que le pays a pris du temps pour se redresser. Donc créer un écosystème et un état d’esprit entrepreneurial prend plus de temps.

D’autres défis sont de l’ordre de l’adéquation entre ce que véhiculent certains investisseurs, certains incubateurs et les représentations que les entrepreneurs locaux peuvent avoir. Un exemple : nous avons des événements comme les « Startups Week-ends » : beaucoup de jeunes assistent à ces compétitions et viennent présenter des projets mais n’ont pas forcément envie d’être des entrepreneurs. Certains investisseurs et incubateurs s’attendent à ce qu’ils sautent sur l’occasion pour obtenir du seed funding et vont pousser ces jeunes alors qu’ils n’ont pas forcément les épaules et la volonté de créer leur entreprise. En se faisant courtiser par des investisseurs, ces jeunes voient la valeur financière mais ne sont pas toujours conscients de tout l’écosystème qui s’inscrit dans un projet d’entreprenariat. Du coup, si aujourd’hui vous me demandez de donner des exemples de success stories de startups au Cambodge qui se sont répliquées sur d’autres marchés il y en a très peu.

Pensez-vous que cela soit causé par un manque de formation adéquate des jeunes ?

Je ne pense pas. Il s’agit plutôt d’une façon d’envisager le travail et le monde de l’entreprise différemment. Je crois qu’il revient aux investisseurs et aux incubateurs de s’adapter à cette façon d’appréhender le monde du travail. C’est justement ce qu’on essaie de faire à Geeks in Cambodia : pouvoir véhiculer les représentations de l’entrepreneuriat à toutes les parties pour qu’on puisse créer des ponts de communication qui soient plus simples. On a beaucoup de ressources au Cambodge mais elles ne font pas forcément sens pour les jeunes. On essaie donc de traduire les ressources qui sont disponibles et ce qu’elles impliquent.

Pouvez-vous quand même nous citer les startups les plus connues, innovantes et qui ont rencontré le succès dans le pays ?

Oui, même si elles ont besoin de mûrir. Vrecommend a gagné le Startup Weekend Phnom Penh de 2013. Cette application mobile permet de donner en temps réel des feedbacks sur des endroits : plus on poste de feedbacks, plus on reçoit des bons d’achat à réclamer dans les lieux commentés. Il s’agit d’une sorte d’Instagram qui provoque de la fidélité. Bookmebus, quant à elle, est une toute récente création, permettant d’acheter des tickets de bus en ligne. Mais nous pouvons citer également : Arc Hub, spécialisés dans l’impression 3D, Osja Studio (qui a remporté de nombreux prix pour ses jeux mobiles), Instedd (même s’il s’agit plutôt d’un laboratoire d’innovation) et Roserb, une place de marché en ligne de produits cosmétiques. Parmi les startups crées par des expatriés, Project Alba joue les intermédiaires entre les petits producteurs – de légumes principalement – et les acheteurs.

La réalité des startups se concentre-t-elle à Phnom Penh ?

A Phnom Penh et Siem Reap majoritairement. Mais dans d’autres villes de province, il existe aussi des projets qui s’apparentent à des entreprises sociales. Il y a un très fort impact de la culture ONG puisque le Cambodge est quand même le deuxième pays au monde avec le plus grand nombre d’ONG et beaucoup de jeunes ont pour but de créer leur propre organisme non lucratif. Ainsi l’état d’esprit entrepreneurial est singulier au Cambodge.

Souvent, les jeunes vont penser à l’impact social et environnemental de leur projet – ce qui est une très bonne chose – mais ils ne vont pas toujours penser à la rentabilité. Du coup, je pense que le modèle d’une entreprise sociale qui intègre la rentabilité à une problématique d’impact est un système qui a énormément d’avenir au Cambodge. Plus qu’un système de startup « classique », comme on peut le voir en Occident.

Considérez-vous la jeunesse cambodgienne – le Cambodge a un population parmi les plus jeunes de la région ASEAN – comme son principal atout et potentiel ?

Effectivement, je considère que la jeunesse constitue un très fort potentiel. Et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, tous les jeunes Cambodgiens que je rencontre, sans vouloir pour autant généraliser, sont avides de connaissances, d’apprendre : ils vivent l’éducation comme une chance. Aux événements qui sont organisés, il y a toujours énormément de gens qui participent. Ensuite, on parle quand même d’un pays qui a sauté une étape. Par exemple, en France, nous avons eu le walkman, puis les téléphones portables basiques. Ici, beaucoup de jeunes n’ont jamais touché un « vieux » PC, ils ont démarré avec des tablettes, des smartphones. C’est donc une population qui est connaisseuse de la technologie.

En terme de comportements d’achat, les marketplaces font des bons scores en ce qui concerne les appareils technologiques. Au niveau des carrières professionnelles, récemment le portail Everjobs a publié une étude relatant que l’ensemble des métiers relatifs à l’IT et aux nouvelles technologies constituait la première source de recherches. Je trouve que cela est symptomatique d’un pays qui est très porté vers l’innovation.

Si vous deviez dresser un « identikit » ou portrait-type des startuppers cambodgiens, quel serait-il ?

Il est difficile de donner un portrait général car les startups cambodgiennes que je connais ont un profil très varié. Il n’y a pas énormément de startups nouvelles technologies et nombreuses sont les entreprises sociales. Côté formation, certaines personnes ont étudié à l’étranger, d’autres au Cambodge même si l’éducation ici fait face à un manque de ressources. L’éducation et la formation ne font pas tout.

Ce qui va faire un entrepreneur au Cambodge c’est vraiment l’envie et le fait d’aller chercher l’information – être dans l’interaction pour comprendre ce qu’est un projet d’entrepreneuriat – et avoir une vision de long terme. C’est-à-dire se demander quel impact mon action d’aujourd’hui aura dans quelques années. La vision à long terme n’est pas culturellement quelque chose de très étendu au Cambodge. Beaucoup de personnes appréhendent les situations via une vision à court terme. Ceci fait partie des challenges liés à l’écosystème de l’entrepreneuriat dans le pays.

Diriez-vous que les moyens qui sont nécessaires au développement de l’innovation se sont démocratisés au Cambodge (comme l’accès à Internet et d’autres outils techniques) ?

Effectivement au niveau internet, les connections au Cambodge sont très bonnes. On a la fibre optique. Et il existe un réel projet d’étendre toute cette connectivité aux provinces également. Au niveau 3G et 4G, nous sommes sur des connections qualitatives et très peu chères. Mon abonnement, par exemple, me coûte 4,50 dollars par mois et j’ai l’équivalent de 70 dollars de datas. La fibre optique, par contre, reste assez chère. En 3G, nous sommes sur un accès très qualitatif et avec une volonté de pouvoir donner un accès à Internet à un maximum de personnes.

Un opérateur mobile qui s’appelle Smart a récemment bénéficié du partenariat avec Free Basics by Facebook qui permet de donner un accès web mobile gratuit sur certaines plate-formes. Le Cambodge s’inscrit totalement dans une démocratisation de l’accès internet. Principalement par mobile : nous sommes à plus de 98% des souscriptions web qui se font par smartphones et tablettes, et 47% du traffic Internet est réalisé via mobile.

Dans un pays de (seulement) 15 millions d’habitants, les startups doivent pouvoir se développer vers des marchés voisins. Quels sont donc les principaux marchés-cibles ?

Tout à fait, le propre des startups est de pouvoir répliquer leurs modèles sur d’autres marchés. Et dans le cas du Cambodge c’est important qu’elles anticipent en priorité de pouvoir répliquer leurs modèles sur d’autres marchés asiatiques. Les principaux marchés-cibles sont le Vietnam, la Malaisie, Singapour, mais également la Birmanie, pays émergent à forte croissance. Mais il est difficile de donner des tendances pour les pays de l’ASEAN qui soient vraies pour l’ensemble des activités.

En ce qui concerne les nouvelles technologies, par exemple, le Vietnam est très avancé, donc vraiment très innovant et il y a une forte compétition. Par contre, je pense que le Cambodge pourrait faire la différence sur son innovation au niveau de l’impact social et environnemental car il possède ce type de conscience. Du coup, ce modèle hybride entre l’entreprise qui fait du profit et celle avec un impact social est à mon sens le point fort du Cambodge par rapport à tous ses voisins de l’ASEAN.

Un récent article de Tech in Asia dressait pourtant un portrait assez mitigé du panorama des startups dans le pays. En soulignant que, malgré un enthousiasme visible (en remarquant l’essor et le dynamisme depuis 2013), ces sociétés ont du mal à trouver un modèle économique rentable et afficher une croissance conséquente. Partagez-vous ce constat ?

Je partage ce constat mais je pense qu’il s’agit vraiment d’une phase de transition. Je crois que si les incubateurs et les investisseurs d’une part arrivent à comprendre que nous sommes dans un modèle communautariste qui ne fonctionne pas comme une Silicon Valley et d’autre part, adaptent les ressources et les discours, nous pourrions voir émerger des modèles très innovants et complètement différents de la startup classique. Depuis 2012, le marché est en train de mûrir : énormément d’acteurs locaux se révèlent aussi. L’effervescence a commencé avant 2012 et nous sommes maintenant en plein dedans.

Des rendez-vous à ne pas manquer ?

Parmi les événements annuels, on a le Barcamp qui est l’un des plus gros événements technologiques du Cambodge et qui cette année a rassemblé 3 800 personnes à Phnom Penh. Mais aussi, les Startups Weekends, à Phnom Penh et à Siem Reap. Et aussi le festival des Sciences et des Technologies, et la première édition du festival Innotech en 2016.

D’ailleurs, le Barcamp Phnom Penh a eu lieu les 24 et 25 octobre. Pouvez-vous nous dire les tendances qui en ressortent ?

Ce qui m’a marqué, c’est à quel point les jeunes étaient volontaires pour s’inscrire dans des débats et des systèmes pour changer le monde. Même quand c’est très « tech » et que ça parle de WordPress et Javascript, nous avons toujours des jeunes qui expriment comment mettre à profit leurs idées pour avoir un meilleur Cambodge, un pays amélioré, pour avoir un impact sur l’environnement. La tendance est là et c’est ce qui fait du Cambodge un pays innovant à mon sens.

Pouvez-vous nous citer enfin les prochaines « affaires à suivre » pour l’univers des startups ?

Nous entrons dans une phase qui sera extrêmement intéressante puisque nous remarquons que les incubateurs apportent énormément de choses à l’écosystème startups et les jeunes ont une envie de développer un état d’esprit d’entrepreneur. Chez Geeks in Cambodia, nous sommes en train de travailler sur une nouvelle version du site integrant une plate-forme interactive pour apporter encore plus de ressources et de dynamisme. Oui, il y a quelque chose qui bouge au Cambodge et j’en reviens encore une fois à cette problématique d’impact. Les jeunes aujourd’hui veulent avoir un impact, ils ne veulent pas juste monter une entreprise et faire de l’argent, ils veulent que leur projet ait du sens et qu’il soit bénéfique pour leur pays. On verra émerger énormément de projets dans ce sens.

Un développement qui viendra dans les prochaines années ?

Il faudra un peu de temps pour avoir des « success stories » à proprement parler. Nous sommes au stade de l’idée et du potentiel. Il faut leur laisser le temps de se développer. Je dirai d’ici 5 ans.

Propos recueillis par Veronica Maiella

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A propos de l'auteur
Veronica Maiella est journaliste. D’abord spécialisée dans les sujets culture et voyage, elle travaille pour le groupe Condé Nast italien (Vanity Fair, Style) ainsi que pour le groupe RCS (Corriere della Sera). Elle porte un intérêt tout particulier à l’Asie orientale. Elle a effectué de nombreux séjours en Asie du Sud-Est (Thaïlande, Laos, Birmanie, Cambodge et Malaisie).