Société
Analyse

Japon : des écoliers en souffrance

Ecoliers dans un établissement de Kyoto au Japon, le 31 octobre 2011. (Crédit : BOB DEWEL / ONLY WORLD / ONLY FRANCE / AFP)
Une émission de télévision pour en finir avec les violences scolaires au Japon, c’est l’objet de « Mettre les brimades K-O ! » Le programme est diffusé sur la chaîne publique NHK. Son animatrice ne pouvait être mieux choisie pour incarner cet engagement. Membre du groupe de J-Pop AKB48, Minami Takahashi sait de quoi elle parle, puisqu’elle a elle-même souffert de persécutions au primaire. Moqueries, brutalité… Ces épreuves sont le quotidien de certains élèves, rendant leur vie parfois difficile.
Les chiffres le prouvent, la persécution scolaire n’a pas reculé l’an dernier. Selon la nouvelle enquête sur les brimades à l’école publiée le 27 octobre dernier par le ministère japonais de l’Éducation, 188 057 cas ont été signalés durant l’année scolaire 2014-2015, soit une augmentation de 1,2% en un an. Le phénomène touche plus de la moitié des établissements, et principalement les écoliers du primaire (65%), suivis par les collégiens (28%).

Contexte

L’école au Japon est un lieu où les enfants passent la quasi-totalité de leur vie sociale. En plus de suivre les enseignements, ils y apprennent ensemble le sens des responsabilités et y pratiquent des activités parascolaires dans des clubs sportifs et culturels. Mais le système scolaire nippon, qui s’appuie sur la révision de 2006 de la loi de base de l’Education (1947), conduit encore à des événements malheureux, comme les brimades. D’après un récent rapport de l’Institut national de recherche sur l’Education, 87 % des écoliers et collégiens auraient été plus ou moins concernés par des persécutions non violentes, en tant que victimes ou persécuteurs. Suite au suicide d’un élève en 2011, les autorités ont décidé de réagir. Le 28 juin 2013, une loi a été promulguée, afin de mettre en avant toutes les mesures permettant de prévenir ces persécutions en milieu scolaire.

Un milieu scolaire qui nie les différences

Le professeur Toyoaki Ogawa est formel : « C’est la différence avec les autres qui déclenche les brimades. (…) Le Japon était autrefois une société de pouvoir, une société verticale en quelque sorte, surveillée par les professeurs, précise celui qui est aussi psychiatre à l’université de Nagoya. De nos jours, ce pouvoir n’existe plus. A la place, chacun se surveille pour ne pas être différent ». Dès lors, un élève original, qui se fait remarquer, devient une cible potentielle. Si les deux sexes sont concernés, le phénomène est encore prégnant chez les filles, davantage soucieuses de leur image et de la conformité à des modèles imposés.
Une situation familiale difficile peut aussi être à la source de brimades. « Quand des enfants n’ont pas de bonnes relations avec leurs parents, ils tentent de reconstituer une famille à l’école, explique Toyoaki Ogawa. Ils essaient de flatter les autres. Mais une telle attitude peut être à l’origine de persécutions, puisqu’elle provoque des impulsions sadiques. »

Cercle vicieux

Le cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda évoque ce sujet douloureux dans une scène de Nobody Knows (2004). Akira, l’aîné des quatre enfants délaissés par leur mère, rencontre Saki au moment où elle découvre une stèle funéraire de papier à son nom, dressée dans un garage à vélos par ses camarades de collège. Au pied de cette « pierre tombale », ses chaussons d’école, volés dans son casier, contiennent des fleurs mortuaires. A ces pressions psychologiques s’ajoutent d’autres formes de persécutions.
« Cela dépend de l’âge, indique Atsushi Sakuma, maître de conférences au centre d’enseignement pédagogique de l’université d’Osaka Kyôiku. On peut par exemple dire du mal de quelqu’un, le toucher puis lui dire : ‘Ca y est, à cause de toi, j’ai attrapé un microbe !’. On peut aussi feindre l’indifférence, taguer ou casser les effets personnels de l’autre, lui retirer son pantalon en public, employer la violence. » Il existe également tout un tas de contraintes et de manipulations entre élèves. « Certains commandent à d’autres d’aller voler dans un magasin, ajoute Atsushi Sakuma. D’autres pratiquent le racket ; d’autres encore diffusent des calomnies sur les réseaux sociaux ; certains en arrivent parfois au meurtre. »
Les conséquences de ces violences sont multiples. La plupart des victimes souffrent en silence en continuant de venir à l’école. « Très souvent, c’est passager, note Toyoaki Ogawa. Mais les types prédisposés au syndrome d’Asperger sont harcelés sans arrêt, car ils ne saisissent pas l’environnement. » Certains enfants ne vont plus à l’école, voire restent cloîtrés dans leur chambre dans un stade psychologique dit hikikomori, avec ces adolescents qui se coupent du reste de la société.
Certaines victimes vont même jusqu’à commettre l’irréparable, comme ce jeune garçon de 12 ans qui s’est jeté sous une rame de métro le 1er novembre dernier à Nagoya. « Je ne pouvais plus le supporter, donc je me suis suicidé », a-t-il écrit dans une lettre retrouvée plus tard, comme l’a rapporté le conseil municipal d’éducation. Mais en 2014, seuls 2,2 % des suicides d’élèves ont été motivés par des brimades, d’après le ministère de l’Éducation. L’absentéisme et les tentatives de suicide sont plutôt provoqués par des relations parentales ou un environnement familial particuliers. « Les brimades scolaires ne sont que le point de départ », analyse Toyoaki Ogawa.

Le « gros bêta » d’Osaka est une insulte à Tokyo

Les enseignants perçoivent ces actes de persécution, même si une partie d’entre eux passe inaperçue. Certains sont communiqués directement via les messages dans les journaux de classe, les résultats d’enquêtes anonymes ou les entretiens avec les parents. Des signes peuvent éveiller les soupçons : les mots des élèves brimés ou des attitudes lors des déjeuners communs. « Mais il y a aussi ce qui se passe sur les réseaux sociaux, précise Atsushi Sakuma. Là il est plus difficile de détecter ces violences, c’est un problème récent et très important. »
Géographiquement, c’est le département de Kyoto qui est de loin le plus touché, avec 85,4 cas de persécution pour 1 000 élèves – loin devant Tokyo (7 pour 1 000) ou Osaka (5,4 pour 1 000). Mais compte tenu de la difficulté à établir des critères, une comparaison à partir de ces chiffres n’aurait aucune pertinence. Les critères retenus diffèrent selon les départements. Les déséquilibres peuvent aussi s’expliquer par des différences culturelles. « Une expression telle que « Gros bêta ! », qui appartient à la vie de tous les jours à Osaka, est considérée comme extrêmement humiliante à Tokyo », explique Atsushi Sakuma. Ce qui est considéré comme une expression blessante dans une région ne l’est pas forcément dans une autre. Par ailleurs, le nombre de critères peut varier d’un département à un autre.
Vers une résolution du problème ?
« Quand un élève fait allusion au suicide, comme la protection de la vie est la priorité, on en rend compte immédiatement : on consulte la famille et des mesures de protection sont prises en urgence », indique Atsushi Sakuma. D’autres procédures existent, telles que la vérification des faits par l’audition des personnes concernées, de près ou de loin, aux réunions de classe, la consultation des éducateurs spécialisés et des conseillers d’éducation. Les deux principes de bases étant la protection des victimes et la recherche des causes de la violence.
Le taux de résolution des situations de brimades est élevé puisqu’il a atteint une moyenne de 88,7 % en 2014, contre 88,1 % l’année précédente. Mais l’efficacité de la loi de juin 2013 sur la promotion des mesures de prévention contre les brimades, semble encore limitée. L’été dernier, un élève s’est donné la mort sans que l’équipe enseignante, au courant de son mal-être, n’ait réagit à temps.

Des mangas contre les persécutions à l’école

Les actions de sensibilisation dépassent le cadre de l’école. Elles passent par des émissions TV comme Ijime wo nokkuauto (« Mettre les brimades K-O ! ») mais aussi par des bandes dessinées. La mangaka Kaoru Igarashi a par exemple fait du harcèlement scolaire des jeunes filles le thème de sa série intitulée Ijime (« brimades »). Publiés depuis 2005 dans des revues incluant des mangas prisés par les jeunes, ses dessins sont en bonne place pour toucher et faire réagir les élèves du primaire et les collégiennes. Il reste qu’un sondage du quotidien Asahi Shimbun réalisé en 2015 révèle que la grande majorité (71,3 %) des interrogés pensent qu’il est impossible ou difficile de faire disparaître le phénomène.
Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).