Société
Analyse

Ces Japonais dévorés par la haine anti-coréenne

Manisfestation d’activistes de l’extrême-droite japonaise criant des slogans anti-coréens à Tokyo le 15 août 2006. (Crédit : AFP PHOTO/YOSHIKAZU TSUNO)
Les haines nippo-coréennes ne datent pas d’hier. En Corée, les horreurs de l’invasion japonaise durant la guerre Imjin (1592-1598) ont marqué les livres d’histoire. Les soldats impériaux ont ramené chez eux des dizaines de milliers d’oreilles de Coréens en guise de trophées, ils ont aussi enlevé les meilleurs artisans de la péninsule (céramistes, papetiers, tisserands) pour qu’ils transmettent leurs savoirs ancestraux dans l’Archipel.
La période de la colonisation (1910-1945) a, elle aussi, engendré son lot d’horreurs, dont les « femmes de réconfort » – ces dizaines de milliers de Coréennes, Chinoises et Philippines contraintes à la prostitution pour satisfaire les besoins de l’armée impériale. Côté Japonais, la haine du voisin coréen se nourrit de l’enlèvement de ressortissants nippons par la Corée du Nord dans les années 1970, ainsi que de la présence d’une minorité coréenne au Japon, et des revendications de Tokyo sur l’île de Dokdo/Takeshima.
« Les Coréens, rentrez chez vous ! » « On va tirer sur les cafards ! » Voilà le genre de messages inscrits sur les pancartes de manifestants japonais ces derniers temps, et présents sur Internet depuis la fin des années 1990. Au Japon, les lois actuelles n’interdisent pas de tenir des propos discriminants envers des groupes indéterminés. Un projet de loi sur l’interdiction des discours de haine a été proposé au Parlement en août 2015, avant d’être reporté faute d’accord sur la liberté d’expression.

Contexte

Les minorités au Japon, victimes de préjudices sociaux, continuent de faire l’objet de mépris, souvent non dissimulé. D’après un rapport de l’Agence centrale nippone de police, environ 120 manifestations de haine ont été recensées dans l’Archipel en 2014. Parmi les organisateurs figurent en premier lieu la Zaitokukai (« Association des citoyens qui n’acceptent pas les privilèges des résidents coréens »), mais aussi d’autres groupes de citoyens « de droite ». Face à eux, des opposants organisent des contre-manifestations.

En septembre 2014, un sondage de la NHK a révélé que des discours discriminatoires ont été entendus dans au moins quinze des quarante-sept départements que compte l’Archipel. Si 94 % des sondés considéraient alors ces discours comme un problème, et 41 % souhaitaient la mise en place de règlements sur la question, le Japon accuse encore un retard en la matière.

Pas encore de loi contre les appels à la haine

En octobre 2013, la Zaitokukai a été condamnée par le tribunal de première instance de Kyoto à payer plus de 12 millions de yens (environ 880 000 euros) pour avoir prononcé un discours de haine envers une école coréenne. Quoique le groupe ait fait appel, la Cour suprême a jugé en décembre 2014 que son action relevait d’une discrimination raciale. Une petite révolution.

Pourtant, s’il semble possible d’engager des poursuites pour diffamation ou insulte envers un individu ou un groupe en particulier, comme cette école coréenne, les auteurs de discours adressés à un groupe d’individus non déterminés (« les Coréens », par exemple) restent impunis. En 2014, l’ONU a appelé le Japon à prendre des mesures contre les discours haineux. Les parlementaires ont alors entamé des discussions pendant l’été 2015. Le vote du « projet de loi pour la promotion des mesures visant à supprimer la différence entre les races », déposé entre autres par le Parti démocrate du Japon, a toutefois été reporté sine die le 28 août dernier.

La liberté d’expression a bon dos

Si les partis politiques admettent qu’il est nécessaire de résoudre la question des discours de haine, ils n’ont pu se mettre d’accord. Pour certains, le projet menacerait la liberté d’expression garantie par la Constitution, selon une source citée par le quotidien Asahi Shimbun. « Au Japon, nous avons adhéré à la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, mais le gouvernement a saboté sa réalisation », indique Nobuaki Teraki, professeur émérite de l’université Momoyama-gakuin et spécialiste des questions de discrimination au Japon.

Cette même liberté semble pourtant en avoir pris un coup depuis l’entrée en vigueur, le 10 décembre 2014, de la loi sur les secrets d’État, soutenue par le parti de Shinzo Abe. « Certaines informations auront du mal à être diffusées », s’inquiétait alors le professeur Jun Ôguro, spécialiste des médias à l’université Dôshisha de Kyoto. Toute personne, fonctionnaire comme journaliste, publiant des documents considérés comme confidentiels risquent en effet jusqu’à dix ans de prison.

Une coréanophobie enracinée dans le temps

« Les discours haineux au Japon sont surtout dirigés contre les résidents sud et nord-coréens », indique Nobuaki Teraki. Quelque 500 000 Coréens résident aujourd’hui dans l’Archipel, principalement à Osaka puis Tokyo. La discrimination s’explique, notamment, par certaines affaires non résolues : les enlèvements de ressortissants japonais par les agents de Pyongyang dans les années 1970-1980 ; les activités nucléaires et les tirs de missiles balistiques par la Corée du Nord ; le conflit territorial avec la Corée du Sud, autour des îles Takeshima/Dokdo ; les femmes coréennes dites « de réconfort ». « Ces problèmes expliquent la grande tendance actuelle du révisionnisme et de la xénophobie au Japon », analyse le professeur Teraki.

L’hostilité et le mépris des minorités discriminées ne datent pas d’hier. Les Coréens, après l’annexion de leur pays par le Japon en 1910, ont été nombreux à partir pour l’Archipel, où ils ont vécu difficilement. Lors du tremblement de terre de 1923 à Tokyo, où plus de 85 % des 105 000 victimes furent brûlées, une autre horreur s’était ajoutée au désastre naturel. En même temps que les flammes, se propageait une rumeur selon laquelle Coréens, mais aussi Chinois, étaient à l’origine d’incendies et avaient empoisonné les puits. Plus de 6 000 d’entre eux auraient été assassinés lors de cette chasse aux sorcières, en même temps que des militants socialistes d’ailleurs, les forces de l’ordre participant également au massacre.

Rejet des êtres « souillés »

« Les discours de haine visent aussi, à un même degré, les personnes descendant des anciens habitants des hameaux », ajoute Nobuaki Teraki. C’est ainsi que le mot eta (« être souillé ») fut prononcé par un membre de la Zaitokukai, devant le musée Suiheisha à Nara en janvier 2011. Il faut remonter à l’époque médiévale et à la formation des communautés villageoises pour y voir plus clair. Car, il existe aussi un racisme des Japonais envers les Japonais.

« Les teinturiers, forgerons et peaussiers possédaient un savoir-faire dans le domaine de la chimie, mais les profanes les considéraient comme des gens manipulant des objets impurs », explique l’historien Kenji Nakao dans son livre Une autre Histoire du Japon (Kaihô Shuppansha, 2007), illustré par Shigeo Nishimura. Suite aux invasions japonaises de la Corée au XVIème siècle, de nombreux artisans enlevés par les soldats de l’armée impériale sont également arrivés dans l’Archipel. « Des artistes populaires et des artisans, alors nouvellement installés, ont été mis à l’écart. Certains d’entre eux ont même été considérés comme des êtres souillés. »

Manifestation anti-raciste à Tokyo le 8 février 2015. (Crédit : David Mareuil / Anadolu Agency David Mareuil / Anadolu Agency)
Manifestation anti-raciste à Tokyo le 8 février 2015. (Crédit : David Mareuil / Anadolu Agency David Mareuil / Anadolu Agency)

La multiplication des mouvements sociaux a fini par conduire à l’abolition du système de ségrégation sociale – tout comme le terme eta (souillé) – par le décret d’émancipation du 12 octobre 1871. Pourtant, de nos jours encore, les habitants des dôwa-chiku (quartiers où l’amélioration de la vie quotidienne est empêchée pour des raisons historiques et sociales), dont les ancêtres vivaient dans les hameaux (buraku), continuent de faire l’objet de discriminations.

Vers un avenir apaisé ?

Un sondage réalisé par The Genron NPO et East Asia Institute a confirmé en mai 2015 la tension qui existe entre les deux pays : 52,4 % des Japonais et 72,5 % des Sud-Coréens ont encore une opinion défavorable de leur voisin. La majorité des deux populations a par ailleurs une vision pessimiste de l’avenir, pensant que les relations nippo-coréennes resteront mauvaises. Au-delà de la résolution des problèmes historiques et territoriaux, l’adoption du projet de loi contre les discriminations permettrait une prise de conscience de la société japonaise. Mais la démarche ne s’arrête pas là et d’autres pistes sont évoquées.

En 2000 a été adoptée une loi sur la promotion de l’éducation aux droits de l’homme et de la sensibilisation aux droits humains. « Or le gouvernement n’est pas très motivé pour mettre en œuvre et étendre cette loi, estime Nobuaki Teraki. Il est surtout nécessaire, dans le cadre de l’enseignement obligatoire, d’apprendre aux élèves la longue histoire d’amitié entre la Corée et le Japon, l’invasion de la péninsule par le gouvernement Toyotomi, la colonisation à l’époque moderne et la situation des résidents coréens depuis la guerre. » Un petit pas devrait être fait en ce sens dès la rentrée 2016, avec certains nouveaux manuels pour collégiens qui évoqueront pour la première fois les discours de haine.

Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).