Economie
Reportage

Agriculture en Inde : l’émergence des femmes entrepreneurs

De gauche à droite : V. Saroja, M. Thamarai et C. Jeyanthi. Thamarai et Jeyanthi sillonnent les campagnes de leur district de Dindugul dans le Tamil Nadu à la pointe sud de l’Inde, pour convaincre les fermes de passer au biologique. V. Saroja fut l’une des premières exploitantes à se laisser convaincre. (Copyright : Audrey Dugairajan)
Les femmes entrepreneurs agricoles ou « agripreneurs » sont-elles l’avenir de l’agriculture en Inde ? Profitant d’un marché potentiel énorme et dont la productivité reste encore faible, elles sont de plus en plus nombreuses à transformer une activité à la ferme peu rentable, et délaissée par leurs maris obligés de partir travailler en ville. Comment transformer cette activité ? Soit en investissant dans une nouvelle exploitation agricole moderne, soit en passant à l’agriculture biologique.
C’est l’aventure de deux femmes qu’Audrey Dugairajan a rencontrées dans le Tamil Nadu, au sud de l’Inde. Deux drôles de dames au service de l’agriculture biologique et qui arpentent depuis quelques mois les villages du district de Dindugul. Au sein de leur communauté, elles sont les premières « agripreneurs », et elles connaissent déjà un fort succès.
« Agripreneur » ? Le mot sonne étrangement pour Thamarai, 35 ans. Et pourtant depuis deux mois, elle arbore fièrement sa nouvelle fonction dans le village de Thalaipatti (60 kilomètres de Dindugul). Thamarai et Jeyanthi sont à l’avant-garde au Tamil Nadu : elles portent l’engagement d’une agriculture durable de village en village. « C’est la première fois que nous entendions le mot agripreneurs, commente Thamarai. Aujourd’hui, nous sommes heureuses d’avoir ce statut et une solide renommée dans cette communauté [essentiellement composée de Dalits ou Intouchables, NDLR]. Nous nous sentons fortes. »

Contexte

La mission de Thamarai et Jeyanthi était loin d’être gagnée vu les conditions locales. L’Inde du Sud, soumise à la pollution et à la déforestation, connaît une désertification des rivières et cours d’eau saisonniers. Or, ces cours d’eau sont principalement alimentés lors des moussons. A cela, il faut ajouter l’utilisation à outrance de pesticides, de fertilisants qui ont asséché les terres, et entraîné de nombreux coûts pour les petites exploitations agricoles.

Autre défi pour les agripreneurs : la capacité d’investir. Ces dernières années, le phénomène des femmes entrepreneurs prend de l’ampleur dans les campagnes indiennes, grâce au potentiel d’un marché énorme avec une forte marge de progression en termes de productivité. Mais pour lancer une startup agricole, il faut de l’argent pour gérer un système opérationnel complexe, de la préparation de la terre au stockage des produits puis à la logistique. Le gouvernement indien a mis en place des mesures d’aide ; notamment des incubateurs financés par exemple, par la National Bank for Agriculture and Rural Development (NABARD) et le Département de Science et Technologie du gouvernement fédéral. Mais le chemin reste encore long.

Encourager les femmes

SAAL (Sustainable Agro-Alliance Limited), une entreprise sociale basée à Madurai vient en aide aux petites fermes en les sensibilisant à l’environnement, et en les aidant à gérer les ressources en eau :
« La plupart des exploitants que nous rencontrons relaient dans les intermédiaires, explique Jeyabala Murugan,le directeur de SAAL. A tout cela, il faut rajouter les défis que pose le réchauffement climatique en matière d’insectes nuisibles, de manque d’eau, de manque de pluie, etc. Le second problème, c’est l’argent. Les prêts qui ont été faits pour acheter des graines, des pesticides ou des fertilisants. Nous proposons à ces petites et moyennes exploitations de se convertir au biologique. Nous leur apprenons à gérer les ressources en eau, à fabriquer du compost et autres. Toutes ces techniques s’étaient peu à peu perdues avec l’agriculture conventionnelle. De cette manière, nous leur garantissons de 300 à 500 roupies par jour. »
L’entreprise solidaire souhaite également encourager les femmes à travailler dans l’agriculture. « Les femmes ici au Tamil Nadu, ont un grand pouvoir de décision, souligne Jeyabala Murugan de SAAL. Dans les fermes aujourd’hui, à cause de tous ces problèmes, ce sont elles qui prennent en main les exploitations, tandis que les hommes vont travailler à l’extérieur. Ce sont donc elles qu’il faut convaincre en premier. »

Quand l’agriculture devient une histoire de femmes

Il y a quatre mois, SAAL organisait avec l’association SPADE (Sustainable People Association for Development and Environment) une réunion à Dindugul pour tenter de convaincre les agricultrices de se convertir au biologique. « Les femmes pensent que ces travaux sont trop pénibles pour elles, confie Jeyabala Murugan. Nous devons leur expliquer que le changement vers une agriculture biologique peut leur simplifier la tâche. » C’est ainsi que Thamarai et Jeyanthi ont rejoint le projet.
C. Jeyanthi, l’une des premières femmes agripreneurs dans son district de Dindugul dans le Tamil Nadu, à la pointe sud de l’Inde. (Copyright : Audrey Dugairajan)
« Lorsque j’ai entendu dire que SAAL recherchait des personnes pour convaincre les fermes de se convertir au biologique, se souvient Jeyanthi, j’ai tout de suite saisi ma chance. J’ai ainsi débuté une formation pour obtenir le statut d’entrepreneur. »
Lorsque Jeyanthi termine à 25 ans ses études secondaires, sa famille organise son mariage. C’est alors qu’elle change radicalement de vie en partant s’installer en ville avec son époux Chandrasekar. Malgré de bons revenus, le couple est incapable de faire face aux dépenses : « Lorsque nous avons pris conscience que nous n’étions pas capables d’économiser plus d’argent en ville, nous sommes revenus vivre dans notre village, pour faire ce que nous faisions déjà : cultiver nos terres. »
Malgré tout, les revenus sont toujours insuffisants pour ce couple et leurs deux enfants. A 45 ans, Chandrasekar est donc forcé de travailler en tant qu’ouvrier dans les entreprises de la région. « C’est ainsi que j’ai rencontré SAAL, qui m’a parlé de ce projet, raconte Jeyanthi. La plateforme cherchait alors des femmes qui puissent convaincre les habitants des villages de se convertir au biologique, l’idée était de les aider dans cette mutation. Au début, ma propre famille n’était pas prête à l’accepter, mais grâce à l’ONG SPADE, ils ont fini par comprendre. Ma belle-mère a été la première à m’encourager, puis la famille entière s’est convertie au biologique. La peur de changer est dans l’esprit des gens : ils ont peur à cause du manque de connaissances et de l’instabilité financière. Maintenant, je suis fière de pouvoir encourager les autres femmes à devenir entrepreneurs. »
Contrairement à Jeyanthi, la famille de Thamarai ne s’est pas opposée à l’idée que la jeune femme, mère de trois enfants, puisse travailler à l’extérieur. « J’étais déjà membre d’une association de soutien aux femmes du village, donc mon mari [Mariapran, 36 ans] n’a pas eu de difficulté à l’accepter. »

Comment convaincre sur le biologique

« Nous pensons que le biologique est très important, souligne Thamarai, parce que ce sont les femmes qui poursuivent désormais le travail dans les fermes. Elles sont les témoins des effets négatifs des produits chimiques sur les récoltes, alors que le biologique consomme moins d’eau, de fertilisants et de pesticides. Il y a donc moins de coûts, ce qui parle aux femmes car elles connaissent toutes les dépenses du foyer. »
"Les femmes sont les témoins des effets négatifs sur les réoltes", souligne M. Thamarai, l’une des premières femmes agripreneurs dans son district de Dindugul dans le Tamil Nadu, à la pointe sud de l’Inde. (Copyright : Audrey Dugairajan)
Sur les 586 millions de femmes que compte l’Inde, on estime que 68,5% d’entre elles travaillent dans les fermes, notamment dans les cultures. V. Saroja, était l’une des premières à convertir son exploitation au biologique et à obtenir des profits, grâce à Thamarai et Jeyanthi. « Nous sommes très heureux des résultats ! Nous allons poursuivre en biologique sur cinq hectares », annonce fièrement son mari, S. Veerapan, en montrant le champ de pommes de terre. Les fertilisants utilisés ici sont naturels selon la méthode « panchakavya », précise-t-il en ramenant un bidon rempli d’un mélange d’urine et d’excréments de vache, de lait, d’eau, de sucre, de noix de coco et de peaux de bananes.
Thamarai sait désormais comment convaincre les femmes agriculteurs : « Il est plus facile de les persuader en leur disant : « Tu vas essayer de passer au biologique sur cette toute petite parcelle et tu vas voir ce qui te donne le plus de profits ». Alors elles nous répondent juste : « d’accord on va essayer ».
Pour convaincre les hommes en revanche, c’est plus compliqué : « C’est très difficile de convaincre les agriculteurs. Au début, ils ne nous écoutent même pas. Mais lorsqu’ils voient les résultats obtenus en biologique, ils viennent d’eux-mêmes vers nous, et nous demandent de les aider. »
Les deux femmes ont déjà « converti » plus de 50 exploitations, « de bien meilleurs résultats que leurs alter ego masculins », déclare A. Gopal, coordinateur SAAL à Dindigul.
S. Veerapan, 67 ans, et sa femme V. Saroja, 62 ans, à l’entrée de leur ferme : ils se sont laissés convaincre de passer au biologique. (Copyright : Audrey Dugairajan)

Des humiliations, mais le succès au rendez-vous

Avant de devenir agripreneurs, les deux dames travaillaient déjà dans les fermes. Un avantage certain, mais pas suffisant pour venir à bout des préjugés de la société patriarcale indienne.
Suivons Thamarai et Jeyanthi dans leur mission sur le terrain. Impossible pour elles d’attendre les bus qui dans cette partie reculée du Tamil Nadu ne passent que très rarement. Elles doivent parcourir les villages à pied. En saris, la tenue traditionnelle, elles se mettent chaque jour en marche, mais doivent parfois subir les moqueries des hommes et des femmes qu’elles rencontrent : « On nous regarde parfois comme si nous étions des clowns, raconte Jeyanthi. Ils ironisent parce que nous sommes des femmes, et à plusieurs reprises, nous nous sommes senties humiliées. »
En dépit de ces dérapages verbaux, les deux femmes ne se sentent pas pour autant en danger : « Nous sommes toutes deux originaires de cette région, poursuit Jeyanthi. Nous savons que si une personne extérieure rentre dans le village, les gens nous le feront savoir. »
La vie communautaire est très forte dans ces petits villages où tout le monde se connaît, et où le meilleur moyen de communication reste le bouche à oreille. « Nous pensons qu’il y a un fort potentiel pour ces femmes agripreneurs, explique Jeyabala Murugan de la plateforme SAAL. En se rendant de villages en villages, en discutant avec les gens, en les éduquant à une autre agriculture, nous ne dérangeons pas leurs rôles dans la communauté. »
Si le succès se poursuit, d’autres femmes viendront grossir les rangs des entrepreneurs agricoles. « Nous avançons étape par étape, mais nous pensons déjà à reproduire l’expérience. Cela permettra aux femmes de soutenir les revenus de la famille », conclut Jeyabala Murugan. Dans ces zones rurales, ces nouvelles entrepreneuses ne font pas seulement changer l’agriculture, elles sont l’un des vecteurs du changement social auprès des nouvelles générations de femmes.
Par Audrey Durgairajan à Madurai (Tamil Nadu)

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Audrey Durgairajan est journaliste indépendante en Inde, et collabore avec différents médias Français (Ouest-France, Rue 89) et Indiens (Indes Magazine). Lorsqu’elle n’est pas en reportage, elle forme les étudiantes de License Journalisme et Communication de Madurai (Tamil Nadu).