Culture
Témoin – un sémiologue à Taïpei

Troisième trait

Dan Bing. (Crédit : Ivan Gros)
Dan Bing. (Crédit : Ivan Gros)

« Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière »
Roland BARTHES, L’Empire des signes, p.115

Je commande un dan bing (蛋餅) au bacon et un dou jiang (豆將) comme chaque matin avant de prendre la navette pour l’université Zhongyang Daxue (中央大學), située à une bonne heure de route dans le comté de Tao Yuan (桃園). En attendant ma commande, je dessine Madame dan bing (蛋餅) et doucement chasse les brumes de la nuit qui obscurcissent ma pensée.
Restaurant du matin,
Les dan bing(蛋餅) sont à la friture,
L’estomac est encore ensommeillé.
Parmi les courants intellectuels qui bouillonnent dans les années 60 à Paris, il en est un particulièrement contagieux. Grâce aux principes de la sémiologie selon lequel notre monde est composé de signes, le critique littéraire peut exercer son jugement partout. Il n’est plus confiné à l’étude des textes. Il sort de l’université et occupe le pavé. L’explication de texte devient une affaire politique. Tout l’autorise à s’exprimer. C’est un projet extrêmement ambitieux. Une entreprise sans pareille qui dépasse même la domination qu’ont exercé les études de lettres au temps des humanités. Une révolution copernicienne qui a entraîné avec elle toute une génération prompte à s’identifier à l’avant-garde et à ce projet de « nouvelle critique ». Dans ces années-là, le métalangage est à ce point à la mode et sujet à polémique que la vieille Sorbonne se scinde en deux.

50 ans plus tard, que reste-t-il de ce mouvement intellectuel ? Les sciences humaines ont épuisé le paradigme linguistique. La nouvelle critique a terriblement vieilli et peine à produire des analyses convaincantes. Plus d’ambition critique. Plus de dépassement politique. Entraîné par le naufrage idéologique de 89, le projet scientifique sous-jacent s’est soldé par un fiasco sans que personne n’en tire aucun bilan. Pourquoi ça n’a pas marché ? Pourquoi (presque) plus personne ne se prétend sémiologue ? Que s’est-il donc passé ?

A Taipei, le dan bing se prend dans les zao can (早餐), littéralement « restaurants du matin », c’est le café croissant au comptoir à Paris, le pancake au sirop d’érable à L. A., ou le bean, bacon and egg à Londres… Il y a sans doute de la « sinité » dans le concept du zao can, il y a surtout de la « taïwanitude »… C’est un ensemble complètement composite qui reflète l’histoire de Taïwan, la plancha sur laquelle dorent les galettes, importée par le Japon, serait un reliquat lointain du commerce avec l’Espagne… L’uniforme de la « collégienne » (lycéenne) qui vient se restaurer là quotidiennement est un héritage du modèle éducatif anglo-saxon… Autant d’éléments simples d’un vaste système alimentaire – produit d’un syncrétisme culturel plus général… Autant d’unités signifiantes dont la lecture provoque un sentiment d’étrangeté et de plaisir mêlés, lié à la lecture, c’est-à-dire au déchiffrement délectable des signes. Ainsi je revêts momentanément la panoplie du « petit Barthes » pour transmettre aux étudiants l’histoire de cette aventure intellectuelle dont le mystère de la disparition m’échappe en partie…

La démarche du sémiologue est d’un abord naturel : décomposer en éléments simples, en « unités distinctives », c’est faire le geste d’un enfant qui montre du doigt ou celui d’un dessinateur qui croque d’après nature : « Haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit… » EDS, p. 115. Ce que je fais du reste en dessinant Madame dan bing derrière sa plancha. Mais ce sentiment d’étrangeté qui motive le découpage, lui, est beaucoup moins innocent. Car c’est lui qui m’a guidé et m’a « signalé » ce qui est digne d’intérêt pour moi qui suis de « culture parisienne », qui sait par contraste la différence entre le « café croissant » et le dan bing dou jiang ( 蛋餅豆將).

Quand il écrit ce petit bijou qu’est l’Empire des signes aux termes de deux voyages au Japon, Barthes applique, semble-t-il le même principe. Tout repose sur le découpage du réel par « l’épreuve de la commutation » (ici, le蛋餅 là, le croissant). Il n’a aucun mal à épurer les signes puisque tout fait contraste par rapport à sa propre culture. Tout est si facile au Japon, le réel lui donne raison en permanence… Tandis que moi et mes étudiants taïwanais, ça ne va pas être la même paire de manches car ceux-là raisonnent sans l’avantage de la distance culturelle. Étranger à Taïwan, je suis seul à pouvoir avoir cette démarche… et encore, voilà quelques années que je vis à Taïwan et ce sentiment d’étrangeté pour qu’il ne s’émousse pas trop, je suis obligé de le cultiver, ce qui ne va pas sans une certaine perversité.

Première expérience de confrontation d’un système à un autre à l’occasion de la représentation du Dernier jour d’un condamné adapté sur la scène de Taïpei par Chen Yi-wen, samedi 10 octobre. Taiwan pratique encore la peine de mort. Mes étudiants sont-ils seulement favorables à son abolition ?

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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