Politique
Reportage

Népal : la nouvelle constitution dans l’oeil des artistes

Les Népalais célèbrent l’adoption d’une nouvelle constitution après des années de débats, à Katmandou le 20 septembre 2015. (Crédit : CITIZENSIDE/BIBEK SHRESTHA / citizenside.com / via AFP)
Les Népalais célèbrent l’adoption d’une nouvelle constitution après des années de débats, à Katmandou le 20 septembre 2015. (Crédit : CITIZENSIDE/BIBEK SHRESTHA / citizenside.com / via AFP)
Sujet épineux et controversé que la nouvelle constitution, tant attendue au Népal ! Plus de huit ans, deux assemblées constituantes et 5 milliards de roupies népalaises (43,5 millions d’euros) investies pour rédiger ce petit livret rose. Un laborieux chantier entrepris au lendemain d’une décennie de guerre civile ayant emporté dans son sillage plus de 15 000 âmes ! Sacré bagage pour ce petit pays enclavé, qui se lit avec complexité, comme un tableau à entrées multiples : castes – religions – groupes ethniques.
Depuis sa publication le 20 septembre, politiques et activistes ne cessent de se quereller au sujet de la nouvelle constitution. La grève générale se poursuit, orchestrée par les partis politiques Madhesis (les habitants de la plaine du Gange) qui paralysent le sud du pays depuis deux mois. Et depuis une quinzaine de jours, l’Inde impose un blocage non officiel aux frontières, empêchant tout approvisionnement. Quant aux victimes du tremblement de terre, elles vivent toujours dans des abris de fortune en dépit des 5 milliards de dollars promis au Népal par la communauté internationale pour sa reconstruction.

Contexte

En soutien aux victimes du séisme du 25 avril, la communauté artistique népalaise se mobilise pour apporter une aide aux artistes en difficultés et pour mener des sessions d’art-thérapie auprès des enfants traumatisés d’avoir vu leurs villages se réduire en poussière. Grâce à ces artistes, beaucoup d’entre eux ont retrouvé le sourire et la force de s’éloigner de leur mère pour aller à l’école, dans les villages ayant pu en reconstruire une. Certains de ces artistes s’expriment ici sur la nouvelle constitution.

Le livret rose, nouvelle constitution népalaise et posé dessus, un livre sur Ragini Upadhyay, rectrice de l’Académie des Beaux-Arts. (Copyright : Ingrid Chiron)
Le livret rose, nouvelle constitution népalaise et posé dessus, un livre sur Ragini Upadhyay, rectrice de l’Académie des Beaux-Arts. (Copyright : Ingrid Chiron)

Droit à la langue et à la culture

Ragini Upadhyay, rectrice de l’Académie des Beaux-Arts, est satisfaite de cette constitution pour laquelle elle a œuvré. Elle a vérifié à chacune des étapes la présence des suggestions faites par les trois académies, Beaux-Arts, Musique et Théâtre, et Littérature. Artiste de renommée internationale, ses œuvres illustrent l’intervention possible de la puissance surnaturelle et mythique pour rétablir l’ordre et l’harmonie dans le scénario socio-politique conflictuel et chaotique du Népal contemporain. Ses lignes de couleurs audacieuses se veulent agressives et directes, insistant sur les sentiments, l’émotion et l’imagination, plutôt que sur la représentation objective.

La lecture de la nouvelle constitution prouve que les efforts de Ragini n’ont pas été vains. L’article 32, sur le droit à la langue et à la culture, confirme à chacun le droit de participer à la vie culturelle de sa communauté, ainsi que le droit à chaque communauté de promouvoir sa langue, son écriture, sa culture, sa civilisation et son patrimoine. Quand on sait que le Népal abrite 123 langues et dialectes, on comprend l’ampleur de la tâche. Quant à l’article 51 sur les politiques d’État, il insiste sur la priorisation et le développement de l’art, de la littérature et de la musique inscrits au patrimoine national. Mis également en avant, le maintien de la diversité culturelle du pays fondé sur l’égalité et la coexistence, par la conservation et le développement des écritures, cultures, littératures, arts, films et patrimoines des différents groupes ethniques, castes et communautés. Les vraies nouveautés arrivent dans les annexes où est donnée aux autorités locales l’autorisation de mettre des lieux à la disposition de l’Art, et aux trois académies de disposer de représentations locales.

Des nouveautés qui rendent S. C. Suman particulièrement enthousiaste. Responsable du département des arts folkloriques de l’Académie des Beaux-Arts, il est réputé pour sa maîtrise exceptionnelle des nuances de l’art Mithila, qu’il a appris enfant auprès de sa grand-mère. Avec des couleurs vives et un fourmillement de détails, l’artiste aborde des sujets de société comme l’identité, la famille et la religion, qu’il peint en mettant en scène le quotidien d’un Népal rural. Grâce à cette nouvelle constitution, il imagine déjà des ateliers de diffusion des arts, organisés entre les universités du pays. Et par le biais de représentants locaux, les académies pourront organiser des échanges, et mettre en place de vraies classes d’art en dehors de Katmandou. Bien sûr, cela prendra du temps à mettre en place, mais « c’est en bonne voie », dit-il.

S. C. Suman, responsable des arts folkloriques à l’Académie des Beaux-Arts du Népal. (Copyright : Ingrid Chiron)

« La cacophonie actuelle résulte du fédéralisme »

Montre-t-on la même satisfaction en dehors des instances officielles ? Pas si sûr.

Sangeeta Thapa se désole des déchirements internes auxquels le Népal fait face. Depuis 27 ans à la tête de la Siddharta Art Gallery, elle joue un rôle majeur sur la scène artistique népalaise. Outre plus de 400 expositions organisées, elle fonde en 2010 avec Celia Washington, artiste britannique, le Kathmandu Contemporary Arts Center qui accueille en résidence des créatifs népalais et du monde entier. En 2009, elle crée le premier festival international d’art du Népal, le KIAF, auquel participent des artistes de 25 pays différents. Pour la deuxième édition, en 2012, pas moins de 31 pays y sont représentés.

Sangeeta estime que « le seul moyen de sortir de cette crise est le dialogue. »

« Il faut une vision pour le Népal, souligne-t-elle. Malheureusement, il manque une figure paternelle fédératrice, comme pouvait l’être le roi ou certains politiciens âgés considérés comme des sages. La cacophonie actuelle est la résultante du fédéralisme tant annoncé, tant attendu, et dans lequel les étrangers ont tellement investi sans pour autant comprendre la réalité et la complexité du pays. À la minute où l’on parle de fédéralisme, les problèmes surgissent. C’est une boîte de Pandore, ouverte pendant le conflit par les maoïstes, et qui est aujourd’hui la cause du mal qui ronge le tissu social népalais. Certes, une constitution est absolument nécessaire, mais pourquoi ne pas prendre exemple sur celle de 1962, rédigée avec l’appui de spécialistes constitutionnels et de juristes ? Sur cette base, il faudrait insister sur la décentralisation qui permettrait peu à peu de réduire les inégalités. Une constitution devrait être une liste résultant des désirs de tout un peuple. »
Sushma Joshi, écrivaine et réalisatrice népalaise. (Copyright : Ingrid Chiron)
Le point de vue est partagé par Sushma Joshi, écrivaine et réalisatrice. Sushma est la première écrivaine népalaise de langue anglaise à avoir été nominée au Festival International de la Nouvelle Franck O’Connor, pour son livre The End of the World, un recueil de nouvelles dépeignant le quotidien d’un Népal entre guerre civile et manque de travail. Ses documentaires furent diffusés sur CNN, et participèrent au Flickerfest International Short Film Festival à Sydney, au Vancouver International South Asian Film Festival et au Festival du Film himalayen de Londres.

Sushma tient la nouvelle constitution pour plus régressive que celle de 1962, qui avait pourtant instauré le système des Panchayats. Ces comités locaux, censés représenter les citoyens, étaient en réalité des comités favorables au roi Mahendra qui conservait ainsi la mainmise sur l’ensemble du pays.

« Le fédéralisme se traduit sur le terrain par un partage des provinces en petites portions forcément conflictuelles. Ce découpage profite aux gens des collines sans répondre aux aspirations des habitants de la plaine. Cette nouvelle constitution paraît bien confuse, désordonnée, éparpillée. Les membres de l’assemblée constituante n’étant en rien des juristes, le résultat tient plus d’une liste de souhaits que d’une constitution applicable. Il faut garder l’espoir d’une constitution plus inclusive, et pour cela il faut poursuivre le dialogue. »

Séisme et constitution inopportune

Nattu Shah se montre plus tempérée. Compositeure et parolière, elle a débuté en 2008 sur YouTube grâce à sa chanson devenue rapidement virale, « Ma dherai maya garchu » (Je l’aime beaucoup). Se sont ensuite enchaînées des vidéos aussi musicales qu’hilarantes, jusqu’à son premier album, très bien accueilli par la critique, l’an passé. Pour Nattu, une constitution peut toujours être amendée.
« Toutes les constitutions comportent des points forts et des points faibles. Plutôt que de faire le décompte de ses faiblesses, il faut s’estimer heureux d’avoir enfin une constitution après 10 ans de guerre civile et toutes ces années de drame politique. La révolte qui agite le Téraï en ce moment ne manque pas de légitimité. Tout le monde sait depuis longtemps que les gouvernements successifs ignorent les questions concernant les Madhesis. Il est impératif d’y répondre et de rétablir ce qui doit l’être. Mais Rome ne s’est pas faite en un jour. Cela prendra encore du temps, mais cela arrivera. »
De l’avis de Nilesh Joshi, bassiste et fondateur du très populaire groupe Cobweb, si une constitution est absolument nécessaire, elle n’arrive pas au bon moment. Nilesh se souvient de ses débuts dans les années 1990, où les jeunes musiciens de rock et de métal n’inspiraient guère respect ni confiance. Au commencement de sa carrière, il se rappelle avoir été boycotté par sa propre communauté, qui estimait que l’atmosphère paisible était mise à mal par sa musique. Après le séisme, le musicien a créé une fondation pour la reconstruction de son pays.
« L’empressement à promulguer cette constitution au bout de 8 ans d’attente ne fait que divertir des problèmes consécutifs au tremblement de terre auxquels le gouvernement se montre incapable de répondre. Rien n’a été fait pour venir en aide aux victimes, ou si peu. Après le séisme, le Premier ministre a mis plus de 8 jours à rentrer d’un voyage officiel en Inde, et plus de 3 semaines à se rendre sur le terrain ! Heureusement, l’armée et la police, en autonomie totale, ont apporté les premiers secours, et des initiatives privées se sont immédiatement mises en place pour distribuer vivres et abris dans les départements sinistrés. Peu importait que l’on possède une Mercedes ou un vélo, tout le monde s’y est mis, main dans la main. Voilà comment devrait fonctionner le Népal : solidaire. »
Nilesh Joshi, bassiste et fondateur du groupe de rock népalais Cobweb. (Copyright : Ingrid Chiron)
Nilesh Joshi, bassiste et fondateur du groupe de rock népalais Cobweb. (Copyright : Ingrid Chiron)
Mais Nilesh ne se fait pas beaucoup d’illusions sur les politiciens qu’il qualifie de mafiosi, et qu’il tient pour responsables des émeutes qui agitent le sud du pays – « des luttes de pouvoir », selon ses mots.
Si cette nouvelle constitution est favorable aux arts, le chaos qu’elle entraîne « n’est pas propice à une création artistique plus intime », déplore Sangeeta Thapa. Pour la galeriste, l’histoire se répète : « Les artistes se retrouvent pris dans l’étau de la politique. Une chose est pourtant certaine, dans quelques jours, et conformément à la constitution, le Népal se dotera d’un nouveau Premier ministre. Ce dernier n’aura d’autre choix que de se pencher sur les demandes des Madhesis et d’y trouver une solution pour apporter au pays la paix et la stabilité dont il a tant besoin pour prospérer. »
Ingrid Chiron à Katmandou
(Copyright : Ingrid Chiron)
(Copyright : Ingrid Chiron)

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Ingrid Chiron est photographe et art curator, basée au Népal depuis 1998. Passionnée d’art, d’images et d’écriture, elle créée des ponts entre les différentes disciplines artistiques sous forme d’expositions et d’événements purement artistiques, ou à caractère social. Elle collabore régulièrement avec la presse népalaise.