Culture
Billet d’humeur

Années France-Corée : le document oublié

Le Jikji, ou “Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes”, fut publié en 1377 en Corée durant la dynastie Koryo. C’est le premier livre au monde imprimé à l’aide de caractères mobiles en métal. (Crédit : Wikimedia Commons)
Le Jikji, ou “Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes”, fut publié en 1377 en Corée durant la dynastie Koryo. C’est le premier livre au monde imprimé à l’aide de caractères mobiles en métal. (Crédit : Wikimedia Commons)
Le sujet pourrait servir de trame à un roman d’Umberto Eco. C’est l’histoire d’un document oublié dans les archives de la Bibliothèque Nationale de France. Le texte serait même, nous dit-on, aux origines de l’imprimerie moderne. La Bible imprimée de Gutenberg en 1452, comme le ressassent les manuels scolaires en Occident ? Non, le « Jikji », comme l’appellent les Coréens, ou l’Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes imprimée par Choe Yun-ui en 1377. Un document important pour l’histoire de la Corée et pour l’Histoire tout court, mais dont on ne trouve aucune trace dans le très riche programme des années croisées France-Corée 2015-2016.
C’est fou comme les journalistes peuvent devenir pénibles quand on leur ferme la porte au nez. Tout commence par un coup de fil énervé d’un producteur coréen un dimanche de pluie à Paris : « Bonsoir, nous avons demandé une autorisation de tournage à la Bibliothèque Nationale de France. On vient de nous dire que le tournage était impossible. Est-ce que les médias français peuvent nous aider ? » Aider ? Encore faut-il comprendre de quoi il s’agit ! Nous avons rendez-vous dans un hôtel du XIIème arrondissement de la capitale française. La preneuse de son, le cameraman, la présentatrice et le producteur font le pied de grue dans le lobby. Cheveux étonnement frisés pour un Coréen, Kevin Chang est le patron de la société de documentaires Aura Pictures. L’heure est grave. Il voit dans ce refus une quasi affaire d’Etat.

Invention de l’imprimerie

Nos confrères coréens entendent montrer à l’écran l’histoire du Jikji, le fameux premier livre imprimé sous le royaume de Koryo, en Corée, à l’aide de caractères mobiles métalliques. La précision à son importance, car on sait aujourd’hui que les Chinois ne se sont pas seulement contentés d’inventer la poudre à canon et la boussole. Ils sont aussi à l’origine du papier, des billets de banque et de la première forme d’imprimerie. Dès 1040 en effet, dans l’ancienne capitale impériale de la dynastie des Song du Nord dans le centre-est de la Chine, Bi Sheng s’emploie à reproduire des écrits à partir de caractères mobiles en terre cuite. Pour les prémisses de l’imprimerie industrielle en revanche, les Coréens étaient sur le coup bien avant Gutenberg. Les caractères mobiles en métal remonteraient ainsi à 1234 en Corée, et le plus ancien exemplaire encore visible de livre imprimé à partir de cette technique serait le fameux deuxième tome du Jikji datant de 1377 et conservé aujourd’hui au sein du département des Manuscrits orientaux de la BNF à Paris. Et le premier volume alors ? Mystère et boule de com ! Certains aventuriers de l’arche perdue veulent croire au Graal et racontent à qui veut l’entendre que le document se trouve quelque part sur les rayonnages de la Bibliothèque Nationale de Pyongyang. Mais pour la plupart des spécialistes, le tome 1 des précieux écrits a depuis longtemps été perdu en Corée.

Bibliothécaire « espionne »

Dans leur travail documentaire, nos confrères coréens se sont rendus en Allemagne au Musée Gutenberg. Après Paris, ils comptent aussi faire un tour du côté d Avignon, de Londres, de Venise et surtout de Rome. « Même le Vatican nous ouvre ses portes, s’enflamme Kevin Chang, alors qu’il s’agit de la ‘bibliothèque secrète’ du Vatican. Mais la Bibliothèque Nationale de France refuse de nous laisser filmer le livre. » S’agit-il d’un problème d’argent ? Comme de nombreuses institutions, la BNF demande aux équipes de télévision de participer aux frais entraînés par ce genre de tournage.

Le livre en question fait partie du programme « mémoire du monde » de l’UNESCO. Il appartient surtout au fond ancien de la bibliothèque. Autrement dit, impossible de le manipuler sans la présence d’un conservateur. L’intervention de ce dernier et la préparation du tournage sont facturés 220 euros de l’heure. Le producteur nous interrompt : « Ce n’est pas un problème d’argent, nous étions disposés à payer ! C’est un problème politique ! Quand Madame Park a redécouvert le livre dans les réserves de la bibliothèque à la fin des années 1960, ils l’ont accusé d’espionnage. » Décédée en 2011, Park Byung-sun a effectivement travaillé à la BNF sur le fond oriental et a contribué dans les années 60 à la redécouverte du Jikji, révélé une première fois au public en 1901 par Maurice Courant dans sa célèbre Bibliographie coréenne. En 1972, la Bibliothèque Nationale de France lui consacrera une exposition, et depuis plus rien !

Patate chaude diplomatique

La BNF a visiblement hésité à nous répondre. « Ce n’est pas mon service, mais les conservateurs qui ont bloqué la demande de tournage, nous explique la responsable de la communication au téléphone. Ils ont considéré que le scénario qui leur était proposé ne répondait pas à des critères scientifiques. Le manuscrit est très fragile, aussi leur a-t-on proposé une version numérisée de très bonne qualité. »

Des autorisations à la gueule du scénario, des conservateurs seuls maîtres à bord et probablement très (trop?) sollicités par les demandes de tournage venues de Corée… « Ce sont les règles de la BNF et nous ne pouvons pas interférer », nous expliquera plus tard d’une voix hésitante le service de presse du Centre Culturel Coréen à Paris. Il est vrai que le sujet est sensible. Le centre est responsable de la programmation de ces années croisées avec les Instituts Français. « On réfléchit à ‘faire quelque chose’ autour du Jikji l’année prochaine, à l’occasion de l’année de la France en Corée, poursuit notre interlocutrice. Ce n’est pas sûr, pour l’instant, on ne sait pas. »

« Aucune promotion n’est organisée autour du Jikji… la BNF ne fait pas son travail de vulgarisation auprès du public », se lamente encore Kevin Chang. Les 38 pages du livre attribuées au moine bouddhiste Seon Baegun restent en effet une patate chaude entre Paris et Séoul, alors que certains en Corée militent pour le retour de l’imprimé au pays. Difficile dans ces conditions de mettre le sujet sur la table alors qu’on célèbre le 130ème anniversaire des relations diplomatiques entre la Corée et la France.

Stéphane Lagarde
A découvrir sur ce lien, le Jikji entièrement numérisé par la Bibliothèque Nationale de France (BNF Gallica).

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.
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