Economie
Témoin – mon école d’art à Pékin

La légalité relative

Les tampons, sans quoi rien n’arrive en Chine pour les entreprises. (Crédit : DR)
Les tampons, sans quoi rien n’arrive en Chine pour les entreprises. (Crédit : Julien Creff)
Je suis allée hier à l’ambassade pour faire réviser mon dossier de demande de bourses scolaires pour mes filles (scolarisées à l’école française). La personne en charge de mon dossier a donc parcouru les différentes pages et a sorti un papier :
« Alors ça, ce sont les taxes officielles que je paye, enfin c’est ma comptable qui s’en occupe, enfin… attendez… Cela fait longtemps que vous êtes en Chine ? … Je vais vous expliquer… »
Comment expliquer ?
Je ne comprends pas grand-chose et le pire c’est qu’à une micro-échelle comme la mienne, je ne suis même pas sûre d’avoir quelque pouvoir que ce soit sur ma situation.
Je m’explique.
Je commence par un petit lexique pour que ce texte soit un peu fluide et clair :
WOFE (Wholly Foreign Owned Enterprise) : une entreprise dont les capitaux sont étrangers et qui appartient donc en totalité à un étranger (non chinois)

Business Licence : un permis d’exercer tel type d’activité dans tel secteur géographique

« Guanxi » : mot chinois très important qui pourrait être traduit par « réseau » en français (familial, amical ou professionnel). Quelqu’un qui a du « guanxi » trouve en général des solutions à toutes sortes de problèmes.

J’ai ouvert Atelier dans un appartement en Septembre 2012 et commencé à recevoir des élèves sans structure administrative. J’avais, quelques mois auparavant, trouvé un agent, qui m’avait été conseillé par d’autres amis entrepreneurs à Pékin, pour monter la partie administrative de Atelier et déclarer notre activité. Ces agents s’occupent de toutes les démarches administratives, qui seraient impossibles à faire soi-même, ils ont dans l’ensemble du « guanxi » dans l’administration, c’est-à-dire qu’ils ont un ami, quelqu’un de leur famille ou un partenaire de business qui accepte une corruption discrète et à petite échelle.
Il existe des agences pour toutes les démarches administratives ici et l’expérience démontre que ça ne sert à rien de vouloir faire les démarches soi-même : le processus est organisé pour maintenir ces agents de liaison entre le demandeur et l’administration.
Nous avons, avec ma partenaire de l’époque, décidé de monter une WOFE (voir lexique). Le montage a pris un an et nous avons fini par donner des bons d’achat Carrefour à un officier de l’Etat qui bloquait le processus à cause d’une faute de frappe. Avant de choisir cette agence spécialisée dans l’ouverture de WOFE, nous avons fait appel à une agence chinoise un peu moins chère, spécialisée dans le montage d’entreprises chinoises. Mais celle-ci n’a jamais réussi à faire les démarches nécessaires à la déclaration de notre WOFE, sans doute pas le bon « guanxi » : elle a fini par abandonner. Pas découragées, nous sommes revenues vers l’agence spécialisée dans les créations de compagnies étrangères et ses conseillères à l’anglais souvent médiocre.
Il a tout d’abord fallu décider d’une business licence, laquelle s’obtient en fonction du capital de départ de l’entreprise et d’autres paramètres que je ne connais pas. La dénomination « éducation » est extrêmement difficile à obtenir : il faut un gros capital de départ et sans aucun doute un guanxi très bien placé. Nous avions un capital de départ de 150 000 yuans (environ 12 500 euros à l’époque) mais pas les relations nécessaires pour obtenir plus. Nous avons donc hérité de la dénomination de « consultants en culture » à Pékin.
Douze mois après le début de nos démarches, le feu vert était enfin donné. Je pouvais transférer le capital de départ en euros sur le compte officiel de mon entreprise à Pékin à une date précise, à une heure précise et sans se tromper sur le taux de change de ce moment M. Le premier essai échoue : le nom de famille attaché à mon compte bancaire n’était pas exactement le même que celui figurant sur mon passeport.
Sur mon passeport je m’appelle : Marianne Daquet ép. Thoreau, nom qui ne correspond à rien, et qui pourtant est le seul reconnu par les autorités administratives et bancaires chinoises ! Il a donc fallu des dizaines de mails, de coup de fils la nuit, à cause du décalage horaire, de papiers certifiés pour parvenir enfin à faire accepter le transfert de mon compte français vers mon compte chinois. Dans la foulée, nous avons reçu les licences, tampons officiels et autorisations. Atelier, consultant en culture, entreprise pékinoise, venait de voir le jour après un an d’activité.
Je ne suis même pas sûre d’avoir ouvert le champagne. J’ai compris que l’administration officielle de mon entreprise m’échapperait toujours, chose que je n’ai toujours pas réussi à accepter vraiment.
A l’ouverture de Atelier, il a très vite fallu comptabiliser l’argent qui sortait et celui qui rentrait, et un tableau à deux colonnes a fait l’affaire pendant quelques mois. Je n’étais de toute façon pas capable d’en faire davantage. Avec l’ouverture officielle de Atelier, l’embauche d’un comptable certifié est devenu une obligation. Une lueur d’espoir bureaucratique m’est apparue : quelqu’un allait enfin pouvoir mettre le nez dans notre comptabilité, nous conseiller et m’expliquer un peu les relations avec les bureaux des taxes, des assurances et autres joies administratives.
Quelle ne fut pas ma déception quand je compris que la comptable nous prendrait 1000 yuans par mois (près de 90 euros), ne m’adresserait jamais vraiment la parole, créerait des comptes de toutes pièces avec nos reçus pour arriver à déclarer une somme crédible mais qui réduise nos taxes au maximum et qu’elle ne se soucierait jamais ni de comptabilité réelle, ni de la santé financière de notre entreprise, ni de légalité.
Lors de notre première rencontre, nous lui avons dit : « Nous voulons tout faire dans les règles ». Elle a ri, puis nous a demandé de la laisser faire. Je n’ai plus jamais compris ce qu’il se passait. Je jongle donc entre une comptabilité réelle cachée et une comptabilité officielle obscure, moi qui suis diplômée des Beaux-Arts… Régulièrement, mon assistante va faire des papiers, déclarer des choses, tamponner des formulaires et tout ce petit mécanisme fonctionne en une sorte de légalité relative. Autrement dit, tout cela n’est pas légal, mais c’est sur ces bases mouvantes que cela fonctionne. Pas le choix.
Je me sens complètement impuissante et dépossédée d’une entreprise dont je ne comprends ni le statut, ni le fonctionnement officiel. Quand j’ai ouvert la deuxième branche, je me suis dit que cette fois, je ne me laisserais pas faire. Mais le même glissement a eu lieu : je ne connais pas la comptable et je ne suis pas sûre de qui figure sur les papiers officiels. Quant au choix de la business licence, j’ai exigé que nous soyons « consultants » au minimum en éducation : on m’a répondu qu’il n’y avait plus de business licence pour l’éducation à Shunyi (quartier de Pékin dans lequel j’ai ouvert une autre branche de mon école d’art), qu’on me donnerait autre chose et que je n’aurai pas le choix de toute façon. Je ne sais même pas ce qui a été choisi.
Je vis assez mal cette désappropriation de mon entreprise, j’essaie de ne pas y penser trop souvent. Les agents me répondent toujours qu’on changera les statuts, la business licence ou je ne sais quoi, si ça devenait nécessaire (vente, investisseurs ou développement) : la légalité relative… Je me dis parfois que si Atelier gagnait assez d’argent, je pourrais payer quelqu’un pour refaire les démarches depuis le début. Et puis en écrivant cette phrase, je me dis qu’après plus de neuf ans passés en Chine, c’est fou que je puisse avoir encore autant d’illusions.

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A propos de l'auteur
Marianne est arrivée en Chine il y a neuf ans, un peu par hasard à la suite de la rencontre au mariage d'amis d'un Français établi à Pékin depuis plusieurs années. Venue pour des vacances et un flirt, elle s'installe dans la capitale chinoise, y développe son activité d'artiste et commence à donner des cours d'arts pour gagner sa vie. En 2012, elle fonde en collaboration avec une autre Française, une école d'art nommée Atelier. Installée dans un appartement d’un quartier assez central, on y enseigne l'art aux enfants, adolescents et adultes de toutes nationalités. Marianne s'est lancée début 2015 dans une nouvelle aventure en ouvrant une deuxième branche d'Atelier à Shunyi, dans la périphérie pékinoise.
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