«Les ouvrières nord-coréennes lui ont arraché un morceau de viande!»
Entretien
La photographe et documentariste Sim Chi-yin est basée à Pékin et membre de l’agence photo VII. Exposées dans les galeries de New York, Paris et Londres, ses images et notamment son travail sur les chercheurs d’or chinois, lui ont valu d’être finaliste du prix W. Eugène Smith Grant de la Photo Humaniste en 2013. Elle a également été récompensée par la fondation Magnum pour la « Photographie et les Droits de l’Homme » en 2010. Ses reportages en Chine ont fait l’objet de nombreuses publications et notamment dans le Time, le New York Times, The New Yorker, National Geographic, Newsweek, Vogue USA, Financial Times Week-end Magazine, Stern et le Monde.
C’est alors qu’elle accompagnait notre ami Brice Pedroletti, le correspondant du journal le Monde en Chine, que les faits évoqués ci-dessous sont survenus.
Oui, j’étais là depuis la veille et j’avais déjà fait pas mal de photos le long de la frontière. Je me suis dis que la zone économique pouvait être un angle intéressant. Je ne suis pas du type agressif vous savez. Je ne suis pas non plus le genre de photographe qui se promène avec des objectifs démesurés et qui mitraille son sujet comme on tire à l’arme automatique. Je mesure un mètre cinquante et je travaille avec un Sony A7RII, donc c’est vraiment profil bas. J’ai juste pris un zoom avec moi pour photographier l’autre côté de la frontière, mais je ne l’ai pas sorti devant les usines.
« Est-ce que c’est ok, est-ce que je peux photographier ici ? »
« Ici, ça va ! »
Elles parlaient toutes en coréen, enfin elles vociféraient surtout. C’était totalement hystérique comme situation. Elles criaient et en même temps elles tiraient à plusieurs sur la bandoulière de mon appareil photo. Je leur dis de s’arrêter en chinois, je leur fait le signe stop avec ma main gauche, mais elles ont continué à tirer de toutes leurs forces. « Arrêtez, arrêtez » leur ai-je répété en chinois, « je peux vous montrer les photos et les effacer ! » Mais elles ont continué encore et encore… Ça fait quinze ans que je fais ce métier en Chine, je n’ai jamais vu une telle frénésie pour des photos ! Ce sont des choses qui arrivent ici, mais généralement on parvient à négocier. Souvent la police arrive et on discute. On efface les photos qu’ils souhaitent voir supprimer et on garde l’appareil photo.
Pas tout de suite, ce qui est surprenant d’ailleurs car il y a un poste de police dans la zone économique. Dans le groupe, une des filles parlait le mandarin. Elle était tout aussi vociférante que les autres, mais elle parlait le chinois. Tout le monde était paralysé dans la voiture, Brice et son assistante, le chauffeur à l’avant. Je ne sais toujours pas pourquoi, je me suis accrochée comme ça à l’appareil. C’est sûrement une question d’instinct, toujours est-il qu’à un moment, j’ai ressenti une intense douleur. Mon pouce était très enflé et j’ai vu mon sang couler. D’après le médecin, la blessure n’est pas venue du fait que je me sois accrochée à l’appareil, elle est liée au fait que la lanière se soit enroulée plusieurs fois autour de mon pouce, ce qui a fini par rompre le ligament.
Quand je suis descendue de la voiture, la pression est retombée. C’est là que j’ai compris que ces femmes ne m’en voulaient pas personnellement. Elles en avaient uniquement et de manière obsessionnelle après l’appareil photo. Et quand Brice a tenté de récupérer l’appareil, nous avions de nouveau devant nous des ouvrières timides et très filles. En même temps, ces dernières n’avaient rien à nous reprocher. On n’avait strictement rien fait d’illégal. On était juste venu voir la zone industrielle, on ne savait ni qui étaient ces femmes, ni pour qu’elle entreprise elles travaillaient.
Un homme nord-coréen qui était avec les ouvrières a gardé l’appareil jusqu’à l’arrivée de la police chinoise. Encore une fois, les policiers étaient très très embarrassés. D’abord parce que l’incident avait eu lieu dans leur secteur, deuxièmement parce que des étrangers étaient impliqués, et troisièmement parce qu’une photographe accréditée pour le New York Times avaient été blessée. Ils ont donc négocié avec le Nord-Coréen qui avait mon matériel. Ils nous ont aussi fait comprendre que si nous déposions plainte, cela pourrait tourner à l’incident diplomatique. Il aurait fallu dans ce cas en faire part aux autorités nord-coréennes et ça, c’était vraiment « mafan ». Ils ont répétés plusieurs fois le mot « mafan » qui en Chinois pourrait ici se traduire par « très emmerdant ». Il nous aurait fallu en effet rester au moins deux ou trois jours de plus à Tumen pour déposer plainte. Et comme souvent en Chine quand un problème concerne des étrangers, à la fin nous n’avions guère d’autre choix que de signer un papier prônant la réconciliation entre les parties. Quatre ouvrières ont reconnu qu’elles avaient tiré sur la bandoulière de mon appareil photo, mais quand j’ai demandé qui était leur patron, qui dirigeait cette usine de vêtements, je n’ai pas eu de réponse. Nous cherchions surtout à comprendre ce qui était arrivé, l’objectif étant d’éviter que ce genre d’incidents ne se reproduisent.
La police a effacé vingt-cinq images et j’ai pu en conserver quatre seulement. Mais le problème c’est surtout que je perds mon été entier à cause de cet incident. Je devais me rendre au Sénégal pour tourner un documentaire notamment, j’ai dû laisser tomber tous mes projets. En repensant à ce qui s’est passé, je me dis que les Nord-Coréennes sont totalement paranoïaques avec les photos. Je me dis aussi que les personnes qui dirigent l’entreprise et la zone industrielle devraient mettre un panneau plus grand avertissant les photographes. Il devrait y avoir une meilleure organisation de la zone : tout est arrivé en quelques minutes. Il faudrait dire qu’il s’agit d’une zone restreinte dans ce cas, mais ce n’est pas une zone interdite et c’est dangereux. Le poste de police se trouve à côté des dortoirs de ces milliers d’ouvrières nord-coréennes et elle ne fait rien pour empêcher que cela arrive. Car tout à l’air très tranquille en réalité.
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