Société
Entretien

«Les ouvrières nord-coréennes lui ont arraché un morceau de viande!»

Le long de la rivière Tumen, à la frontière entre la Chine et la Corée du Nord. (Copyright : Stéphane Lagarde)
Le long de la rivière Tumen, à la frontière entre la Chine et la Corée du Nord. (Copyright : Stéphane Lagarde)
1300 km de « frontière grise » comme l’appellent les médias chinois. Yalou et Tumen, qui séparent la Chine de la Corée du Nord, sont loin d’être de longs fleuves tranquilles. La région frontalière entre les deux pays fait l’objet de tous les trafics. A commencer par le trafic humain, avec le passage de Nord-Coréens via les mafias des deux rives et les associations protestantes sud-coréennes. Pour tenter de substituer une « immigration » légale à ces passages clandestins, depuis 2012 les autorités chinoises délivrent des visas aux Nord-Coréens employés dans les usines du nord-est de la Chine et notamment dans la préfecture autonome coréenne de Yanbian. Une « transparence » qui reste toute relative. La zone industrielle de Tumen et ses allées tondues de près sont en apparence tout ce qu’il y a de plus paisible. C’est pourtant en souhaitant rencontrer des ouvrières venues de l’autre côté de la frontière que la photographe Sim Chi-yin s’est faite agresser.
La photographe sud-coréenne Sim Chi-yin. (Crédit : DR)
La photographe singapourienne Sim Chi-yin. (Crédit : DR)

Entretien

La photographe et documentariste Sim Chi-yin est basée à Pékin et membre de l’agence photo VII. Exposées dans les galeries de New York, Paris et Londres, ses images et notamment son travail sur les chercheurs d’or chinois, lui ont valu d’être finaliste du prix W. Eugène Smith Grant de la Photo Humaniste en 2013. Elle a également été récompensée par la fondation Magnum pour la « Photographie et les Droits de l’Homme » en 2010. Ses reportages en Chine ont fait l’objet de nombreuses publications et notamment dans le Time, le New York Times, The New Yorker, National Geographic, Newsweek, Vogue USA, Financial Times Week-end Magazine, Stern et le Monde.

C’est alors qu’elle accompagnait notre ami Brice Pedroletti, le correspondant du journal le Monde en Chine, que les faits évoqués ci-dessous sont survenus.

Vous avez quitté l’hôpital de Hong Kong pour rentrer à Pékin, ça va mieux ?
J’ai été opérée, donc cela reste douloureux. Les médecins m’ont dit qu’il fallait huit semaines pour récupérer. Il y a eu une rupture du ligament du pouce, quand ils ont tiré sur la bandoulière de mon appareil photo. Les chirurgiens ont dû rattacher le ligament à l’os. Cela devait durer huit semaines et ensuite je devais faire de la rééducation pour retrouver l’usage de ma main. Mais finalement au bout de neuf semaines, mon pouce reste douloureux.
Qu’est-ce qui vous a motivée à faire ce reportage ?
Au départ, Brice voulait faire un sujet sur les Nord-Coréens et les Russes à la frontière. On voulait surtout illustrer la présence de Nord-Coréens en Chine. Ce matin-là, je m’étais levée très tôt et je suis partie faire une promenade pour profiter de la bonne lumière. Mon chauffeur de taxi m’a alors parlé d’une zone économique spéciale. Un quartier où se trouvent des usines qui emploient à la fois des Chinois et des Nord-Coréens. Il s’agit de travailleurs qui ont passé la frontière tout à fait officiellement, à l’invitation de la Chine et des entreprises d’Etat chinoises présentes dans la zone. Le chauffeur m’a demandé si nous voulions y aller y jeter un coup d’œil ; lui-même y avait été plusieurs fois. Les choses sont arrivées très vite, dès que nous sommes entrés dans la zone économique, en fait.
L’agression a eu lieu le 31 mai dernier à Tumen ?

Oui, j’étais là depuis la veille et j’avais déjà fait pas mal de photos le long de la frontière. Je me suis dis que la zone économique pouvait être un angle intéressant. Je ne suis pas du type agressif vous savez. Je ne suis pas non plus le genre de photographe qui se promène avec des objectifs démesurés et qui mitraille son sujet comme on tire à l’arme automatique. Je mesure un mètre cinquante et je travaille avec un Sony A7RII, donc c’est vraiment profil bas. J’ai juste pris un zoom avec moi pour photographier l’autre côté de la frontière, mais je ne l’ai pas sorti devant les usines.

J’ai pour habitude de faire confiance aux chauffeurs avec qui je travaille. Ce sont des locaux, je parle chinois avec eux. A chaque fois, je leur demande :
« Est-ce que c’est ok, est-ce que je peux photographier ici ? »
Et eux me répondent oui ou non en fonction de la situation. J’avais déjà procédé ainsi la veille. On s’est arrêté notamment pour photographier des soldats en uniformes en Corée du Nord. A chaque fois, le chauffeur m’a dit :
« Ici, ça va ! »
Et quand ça ne va plus, il le dit aussi bien sûr. Dimanche, j’étais donc avec ce chauffeur, et on s’est arrêté à un observatoire pour les touristes, qui donne sur la ville de Namyang en Corée du Nord. Puis nous sommes passés prendre Brice à l’hôtel. On lui a parlé de la zone économique, lui aussi voulait y aller.
On a roulé une petite vingtaine de minutes avant d’arriver sur place. On était assez impressionné : c’est vraiment une nouvelle zone économique avec des abords entretenus et des usines alignées le long des allées. Puis, au bout de trois minutes, on a vu sur le côté droit de la voiture une rue avec beaucoup d’ouvriers. Moi, j’ai vu tout de suite qu’il s’agissait d’ouvrières. Le chauffeur était à 150 % sûr que c’était des Nord-Coréennes. Il a fait demi-tour et s’est arrêté à la hauteur du groupe. J’étais assise sur le siège passager à côté de lui. J’ai appuyé instinctivement à deux reprises sur le déclencheur. Juste deux fois et là j’ai vu des paires de mains jaillir vers la fenêtre de la voiture. Elles ont attrapé mon appareil photo, elles l’ont tiré à l’extérieur et ne voulaient plus le lâcher. J’étais était alors totalement entouré par ces femmes. Il y en avait six ou sept et elles occupaient toute la fenêtre de la voiture.
Ces femmes parlaient en chinois ou en coréen ?

Elles parlaient toutes en coréen, enfin elles vociféraient surtout. C’était totalement hystérique comme situation. Elles criaient et en même temps elles tiraient à plusieurs sur la bandoulière de mon appareil photo. Je leur dis de s’arrêter en chinois, je leur fait le signe stop avec ma main gauche, mais elles ont continué à tirer de toutes leurs forces. « Arrêtez, arrêtez » leur ai-je répété en chinois, « je peux vous montrer les photos et les effacer ! » Mais elles ont continué encore et encore… Ça fait quinze ans que je fais ce métier en Chine, je n’ai jamais vu une telle frénésie pour des photos ! Ce sont des choses qui arrivent ici, mais généralement on parvient à négocier. Souvent la police arrive et on discute. On efface les photos qu’ils souhaitent voir supprimer et on garde l’appareil photo.

Le long de la rivière Tumen côté chinois, à la frontière avec la Corée du Nord. (Copyright : Stéphane Lagarde)
Le long de la rivière Tumen côté chinois, à la frontière avec la Corée du Nord. (Copyright : Stéphane Lagarde)

La police chinoise est-elle intervenue ?

Pas tout de suite, ce qui est surprenant d’ailleurs car il y a un poste de police dans la zone économique. Dans le groupe, une des filles parlait le mandarin. Elle était tout aussi vociférante que les autres, mais elle parlait le chinois. Tout le monde était paralysé dans la voiture, Brice et son assistante, le chauffeur à l’avant. Je ne sais toujours pas pourquoi, je me suis accrochée comme ça à l’appareil. C’est sûrement une question d’instinct, toujours est-il qu’à un moment, j’ai ressenti une intense douleur. Mon pouce était très enflé et j’ai vu mon sang couler. D’après le médecin, la blessure n’est pas venue du fait que je me sois accrochée à l’appareil, elle est liée au fait que la lanière se soit enroulée plusieurs fois autour de mon pouce, ce qui a fini par rompre le ligament.

Pourquoi une telle frénésie ? Avez-vous fini par obtenir des explications ?

Quand je suis descendue de la voiture, la pression est retombée. C’est là que j’ai compris que ces femmes ne m’en voulaient pas personnellement. Elles en avaient uniquement et de manière obsessionnelle après l’appareil photo. Et quand Brice a tenté de récupérer l’appareil, nous avions de nouveau devant nous des ouvrières timides et très filles. En même temps, ces dernières n’avaient rien à nous reprocher. On n’avait strictement rien fait d’illégal. On était juste venu voir la zone industrielle, on ne savait ni qui étaient ces femmes, ni pour qu’elle entreprise elles travaillaient.

Encore une fois, elles ne cherchaient pas à nous nuire personnellement, elles voulaient récupérer les photos. Elles ont demandé à voir le sac de Brice, elles ont ouvert les portes arrières et elles ont cherché à sortir l’assistante du Monde du véhicule pour vérifier dans son sac. Ce n’est que plus tard, quand j’ai parlé aux policiers à l’hôpital, que ces derniers nous ont dit que nous n’étions pas les seuls à avoir été attaqués comme ça. Un autre homme s’était rendu sur la zone un mois avant nous. Il a pris une photo avec son téléphone portable, elles lui ont mordu la main jusqu’au sang. « Elles lui ont arraché un morceau de viande », nous ont-ils affirmé.
Que sont devenues vos photos ?

Un homme nord-coréen qui était avec les ouvrières a gardé l’appareil jusqu’à l’arrivée de la police chinoise. Encore une fois, les policiers étaient très très embarrassés. D’abord parce que l’incident avait eu lieu dans leur secteur, deuxièmement parce que des étrangers étaient impliqués, et troisièmement parce qu’une photographe accréditée pour le New York Times avaient été blessée. Ils ont donc négocié avec le Nord-Coréen qui avait mon matériel. Ils nous ont aussi fait comprendre que si nous déposions plainte, cela pourrait tourner à l’incident diplomatique. Il aurait fallu dans ce cas en faire part aux autorités nord-coréennes et ça, c’était vraiment « mafan ». Ils ont répétés plusieurs fois le mot « mafan » qui en Chinois pourrait ici se traduire par « très emmerdant ». Il nous aurait fallu en effet rester au moins deux ou trois jours de plus à Tumen pour déposer plainte. Et comme souvent en Chine quand un problème concerne des étrangers, à la fin nous n’avions guère d’autre choix que de signer un papier prônant la réconciliation entre les parties. Quatre ouvrières ont reconnu qu’elles avaient tiré sur la bandoulière de mon appareil photo, mais quand j’ai demandé qui était leur patron, qui dirigeait cette usine de vêtements, je n’ai pas eu de réponse. Nous cherchions surtout à comprendre ce qui était arrivé, l’objectif étant d’éviter que ce genre d’incidents ne se reproduisent.

Et vos photos ?

La police a effacé vingt-cinq images et j’ai pu en conserver quatre seulement. Mais le problème c’est surtout que je perds mon été entier à cause de cet incident. Je devais me rendre au Sénégal pour tourner un documentaire notamment, j’ai dû laisser tomber tous mes projets. En repensant à ce qui s’est passé, je me dis que les Nord-Coréennes sont totalement paranoïaques avec les photos. Je me dis aussi que les personnes qui dirigent l’entreprise et la zone industrielle devraient mettre un panneau plus grand avertissant les photographes. Il devrait y avoir une meilleure organisation de la zone : tout est arrivé en quelques minutes. Il faudrait dire qu’il s’agit d’une zone restreinte dans ce cas, mais ce n’est pas une zone interdite et c’est dangereux. Le poste de police se trouve à côté des dortoirs de ces milliers d’ouvrières nord-coréennes et elle ne fait rien pour empêcher que cela arrive. Car tout à l’air très tranquille en réalité.

Nous avons passé des heures à négocier avec les policiers et on pouvait voir par les fenêtres des Nord-Coréennes qui se promenaient dans tout le complexe. Certaines jouaient au volley-ball, d’autres se lavaient les cheveux, discutaient ou faisaient des « selfies ». D’un côté, on est avec des filles frétillantes, pimpantes et tout ce qu’il y a de plus normales. De l’autre, ce sont des bêtes féroces dès que vous sortez un appareil photo. Bon je dis ça, mais je sais que cela reste un incident isolé, et je n’ai pas plus d’avis définitif sur les Nord-Coréens ou sur les gens de Tumen aujourd’hui qu’hier. Je me suis rendue à deux reprises en Corée du Nord et j’ai étudié l’histoire du communisme. Donc malgré ce que je viens de vous raconter, je conserve une certaine empathie pour ces femmes, d’où elles viennent, ce qu’elles ont vécu.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.