Société
Témoin - Dali, Bohême embourgeoisée

 

Un New-Yorkais de cœur à Lijiang

Le centre-ville de Lijiang en soirée
Le centre-ville de Lijiang en soirée. (Crédit : Guiziou Franck / Hemis.fr / AFP)
« Salut man. Tu es là depuis quand ? ». Il me voit hésiter, se corrige aussitôt : « Enfin là, en Chine, quoi ». Il parle un anglais ponctué de fautes, mais avec un accent digne de la 125ème rue. Comment a-t-il appris à parler ainsi ? Tout seul comme un grand, sans bouger de chez lui. « Eh ouais, mec, mon passeport est vierge ». Il a sans doute appris devant la télé, toujours un bon moyen de pénétrer une langue.
Notre rencontre intervient à l’épicerie du coin. Il est vingt-trois heures et je cherche une aiguille à coudre. Le patron, la quarantaine enfumée, a daigné lever les yeux de son jeu vidéo et, miracle, se met à la recherche du précieux objet. Il fouille dans une vieille rotonde de fil à coudre. Rien. Il déchire l’emballage d’une autre boîte, neuve, avant de la reposer déballée. Visiblement, le souvenir d’une aiguille qui traîne lui est revenu. Des étagères derrière le comptoir, il tire un fil au bout duquel est pendue une aiguille. Il me la tend sans un mot, ni l’un ni l’autre n’avons l’idée d’envisager un paiement. Du coup j’achète des cigarettes hors de prix, trois euros cinquante…
Retour au New-yorkais de cœur. Grand et large, il porte short et t-shirt amples, bottes noires délacées et casquette vissée sur la tête. Sur sa face luisante, des lunettes à grosse monture noire. Il a la trentaine avenante et sûre d’elle, on sent le parfum de réussite qui lui flotte autour. Il travaille comme courtier en bourse à Pékin.
« Oh, mon vieux, là-bas l’air est dégueulasse, on est bien mieux ici. »
Travailler sur les marchés chinois à l’été 2015 ne doit pas être de tout repos ; pourtant, il traite avec une désinvolture peu commune la perte de quarante pour cent qu’il affiche sur son portefeuille. « Mon patron m’a appelé pour me dire que j’entrais en zone rouge, me dit-il en rigolant. Je suis sauvé pour quelques jours, le gouvernement a interdit les ventes à certains gros porteurs. Mais c’est pour quelques jours seulement. »
Il fait montre d’une insolente insouciance. Elle est sans doute renforcée par la morale de l’histoire qu’il me raconte. En 1997, à la rétrocession de Hong Kong à la Chine, George Soros a spéculé sur la baisse du dollar de l’île. Les autorités locales ont promptement répondu en déversant « des montagnes de fric » sur les marchés. « Soros est reparti bredouille. Mais cette fois, c’est autre chose », me dit-il d’un ton égal.
Tout lui semble égal. L’humanité, m’explique-t-il, est telle que décrite dans les films : un virus qui dévore son hôte, avant de passer au suivant. Je me demande si, en fait, il n’a pas tout simplement envie de se faire virer !
Ici, au pied de l’Himalaya, il a investi dans une micro-brasserie avec des copains. Je l’imagine, comme tant d’autres nouveaux venus dans cette province, fatigué de la ville et prêt à mener une vie plus simple. « Mais en fait, ici, je n’aime pas trop ». Son « ici », c’est Lijiang, première destination touristique du Yunnan et généralement décriée comme trop commerciale, par opposition à Dali la bohême. « Oui, je préfère Dali ». Tiens, j’avais raison, c’est un hippie qui s’ignore, enfin… presque : « Ben oui tu vois, là-bas on peut tout payer par porte-monnaie électronique, directement sur le téléphone portable ! ».

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A propos de l'auteur
Daniel Audéoud est né en 1974 à Roanne (Loire). Les études, puis une amorce de carrière l’ont mené en Angleterre, aux Etats-unis, en Suisse et en Allemagne. En 2006, diplôme d’analyste financier tout juste décroché, il quitte son poste pour un tour du monde. Un mois plus tard, il tombe amoureux d’une fée à Dali, dans la province du Yunnan en Chine. C’est là qu’ils vivent maintenant avec leurs deux enfants. Aujourd’hui, Daniel s’inspire de la démarche anthropologique pour tenter de rendre compte des mutations dont il est témoin au quotidien.
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