Economie
Reportage

Les Philippines à l'autre bout du fil

Centre d’appel à Manille le 31 octobre 2007
Centre d’appel à Manille le 31 octobre 2007 (Crédit : ROMEO GACAD / AFP FILES / AFP)
L’Inde est détrônée. L’archipel des Philippines est devenu le premier pays au monde pour les centres d’appels. Plus d’un million de Philippins travaillent aujourd’hui dans le secteur des externalisations des services d’entreprises (BPO). A tel point que le secteur est désormais l’une des locomotives de la croissance. A Manille, des quartiers entiers se construisent autour de l’économie des centres d’appel. Souvent calés sur les fuseaux horaires des Etats-Unis, les employés souffrent des cadences nocturnes infernales et des maladies qui vont avec : stress, mal de dos, hypertension… Retour de boomerang, les employeurs doivent faire à un turnover extrême. En attendant une législation plus protectrice pour les salariés.
Hormis New York, il existe en Asie une autre métropole qui mériterait peut-être elle aussi le surnom de « ville qui ne dort jamais » : il s’agit de Manille en raison de ses nombreux centres d’appels décentralisés d’entreprises, notamment américaines. Souvent, les opérateurs de ces sites ouverts 24h sur 24 vivent précisément à l’heure de New York ou Los Angeles, c’est-à-dire de nuit la plupart du temps, à cause du décalage horaire. Même leur calendrier des jours fériés est calqué sur celui des Etats-Unis.
Au moment où la turbulente capitale des Philippines s’assoupit un peu, c’est à l’inverse la ruche à l’intérieur des centres d’appels. L’open space bruisse du flot ininterrompu des tapotements sur les claviers d’ordinateurs et des appels. « Une centaine par jour », estiment sans être sûrs certains opérateurs. « Et beaucoup, beaucoup de plaintes ! », clament-ils tous en cœur.

Contexte

Manille est la capitale mondiale des centres d’appels. Plus d’un million de Philippins travaillent dans le secteur des externalisations des services d’entreprises. Plus connu sous le sigle BPO, pour « business process outsourcing », celui-ci regroupe les activités « voice » (centres d’appels) et « non voice » (affacturage et services de facturations externes, comptabilité, marketing, support technique, service après-vente). En matière de centres d’appels, les Philippines ont détrôné il y a plusieurs années un autre pays asiatique anglophone : l’Inde. Principale raison : un accent jugé trop marqué dans le sous-continent, malgré son passé britannique. Les multinationales, en particulier celles originaires des Etats-Unis, préfèrent désormais délocaliser une partie de leurs activités dans l’archipel, ancienne colonie américaine (1898-1946), et dont la culture est jugée plus proche. Prénoms empruntés aux séries américaines, noms à consonance latine, popularité du basketball, des fast-foods et un système éducatif favorisant l’anglais : à l’autre bout du fil, tout cela joue inconsciemment.

Les centres d'appels sont des endroits par définition bruyants. Seule une cloison sépare les postes de travail les uns des autres. En bout de rangée, le chef d'équipe chargé d'écouter les appels et de motiver les troupes
Les centres d'appels sont des endroits par définition bruyants. Seule une cloison sépare les postes de travail les uns des autres. En bout de rangée, le chef d'équipe chargé d'écouter les appels et de motiver les troupes. (Copyright : Marianne Dardard)

Salaire attractif pour les jeunes

« Quand j’ai affaire à un client particulièrement difficile, une fois le téléphone raccroché, ça m’arrive de jurer, mais toujours en tagalog », glisse Louis Siose, opérateur chez le loueur automobile américain Hertz. Pour plaisanter, les Philippins ont coutume de dire qu’ils « saignent du nez » (« nosebleed ») quand ils s’expriment trop longtemps dans la langue de Shakespeare. « Un premier emploi dans un centre d’appels permet de se rassurer sur ses compétences en anglais, en plus de gagner rapidement de l’argent », ajoute Jayzl Nebre, devenu agent après des études linguistiques. Le salaire moyen d’un opérateur s’élève à 600 euros. Dans l’archipel où un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté et plus de 10% de la main-d’oeuvre s’expatrie, ce montant est perçu comme relativement attractif, en particulier auprès de la jeunesse. « Au départ, j’ai intégré un centre d’appels pour financer mes études en management à mi-temps. J’y suis ensuite restée pour économiser suffisamment de quoi m’offrir une voiture et voyager », raconte Alexandra Kim Abanto. La jeune femme a commencé sa carrière il y a sept ans chez Teleperformance. Parmi les premiers à s’installer dans l’archipel, le Français numéro un mondial emploie aujourd’hui 42 000 Philippins dans 16 centres d’appels.
A Manille, ces sites occupent des tours entières. Comme à Eastwood, là où les premiers centres d’appels du pays ont ouvert il y a seize ans. A l’origine de ce projet, le promoteur immobilier Megaworld bâtit aujourd’hui des quartiers entiers composés de centres d’appels, mais aussi d’appartements tout confort, de commerces et bars proposant des happy hours dès 6h du matin. Car les centres d’appels ont donné naissance à une économie parallèle, en plus des traditionnels fast-foods et des karaokés ouverts sans interruption. « La bière à 7h du matin, c’est la sortie entre collègues bienvenue après une journée éprouvante », raconte Jayzl.
Peu de place à la personnalisation, hormis sur les casiers ou les quelques photos ou dessins d'enfants disposés sur les bureaux. La rentabilité des centres d'appels est parfois calculée au m2. (Copyright : Marianne Dardard)

Coup de fil… et coup de stress

C’est l’occasion de socialiser. Comme souvent, le bureau est un endroit privilégié pour la drague. « Beaucoup de mes copines ont rencontré leur petit ami au boulot », poursuit Alexandra. « On voit de nouvelles têtes tous les six mois. En-deça, ça fait mauvaise impression sur le CV. »
C’est le principal problème rencontré par les propriétaires des centres d’appels : le taux de turnover. Au niveau national, il a récemment baissé à 20%, mais peut atteindre jusqu’à 60% dans de nombreux sites de Manille. En cause : le stress. « Les gens qui nous appellent pour régler leurs problèmes sont rarement contents », rappelle Jayzl. Les conditions sont jugées les plus difficiles dans les banques et les compagnies aériennes. Jayzl raconte sa propre expérience chez une hotline de cartes bancaires avant de décider de quitter les centres d’appels : « On me demandait de ne pas dépasser 6 minutes par appel, de manière à répondre rapidement aux attentes du client, mais aussi de traiter le plus possible de demandes. Il y a d’ailleurs souvent une prime en fonction du nombre d’appels reçus. » Parce qu’elles font exploser le standard, les opérateurs des compagnies aériennes redoutent les tempêtes de neige, comme celle de l’an dernier à New York. Dans ces circonstances, un dispositif d’urgence est mis en place. Certains sites embauchent alors à flux tendu. D’autres cumulent les heures supplémentaires.
Selon l’Organisation internationale du travail, 48% des employés des centres d’appels souffrent d’insomnie, 54% de fatigue chronique. Les douleurs aux épaules, cou et dos, l’hypertension ainsi que les troubles urinaires sont également répandus. « Je reçois entre 30 et 50 patients la nuit, contre 20 le jour, témoigne le docteur Mel Beluan dans un centre d’appels de Fort Bonifacio. Comme ils doivent badger à chaque fois, la plupart du temps on me demande directement de prescrire tel médicament afin de soulager la douleur. »

Loi pour mieux protéger les employés et cours de zumba

La législation encadre peu les conditions de travail. Au Congrès sommeille un projet de loi pour mieux protéger les employés des centres d’appels. Déposé par la sénatrice Miriam Santiago, le texte garantit notamment le droit de former et rejoindre un syndicat. Pour le travail de nuit, il garantit aussi la possibilité de rester au sein de l’entreprise jusqu’à la levée du jour pour les employés confrontés à l’insécurité près de leur domicile, ainsi qu’une heure minimum de pause repas toutes les huit heures.
« Peu d’entreprises se soucient réellement du bien-être de leurs employés aux Philippines, alors qu’il y a un impact énorme sur le turnover, l’absentéisme et la productivité », estime Geoffroy Morgan de Rivery de LiveWell Solutions Ltd. Avec ses deux associés, ce Français intervient dans les centres d’appels de Manille afin d’améliorer la qualité de vie de leurs employés. Au menu : cours de zumba pour se défouler entre deux appels, et livraison de plateaux repas équilibrés, avec la possibilité de surveiller son alimentation via une plateforme dédiée. « Pour l’heure, il s’agit d’une niche, mais le marché potentiel est vaste, poursuit Geoffroy Morgan de Rivery. Pour un site de taille moyenne avec 2 500 employés, le coût d’un turnover de 60% peut atteindre 4,5 millions de dollars par an. Celui d’un absentéisme moyen de 5% par jour, plus d’un million de dollars par an. C’est loin d’être négligeable. Avec un programme tel que le nôtre, nous avons permis de réaliser 2,5 millions d’économies en sept mois, tout en réduisant de plus de 80% le turnover et l’absentéisme de 26%. »
Les cours de sport sont l'occasion de décompresser entre collègues. Les plus populaires sont en général ceux qui permettent de dépenser le plus de calories : zumba, kick-boxing… (Copyright : Marianne Dardard)

Locomotive de la croissance

La santé de ces travailleurs est cruciale d’autant plus que les centres d’appels sont en passe de devenir le principal moteur de la croissance philippine, prédit la Banque centrale du pays. L’an dernier, l’industrie du BPO a généré 18 milliards de dollars de revenus selon IT & Business Process Association Philippines, l’un des principaux organismes professionnels du secteur. C’est dix fois plus qu’il y a une décennie. Ces montants pourraient dépasser 25 milliards de dollars l’an prochain. Quant à la croissance économique des Philippines, à l’heure du ralentissement chinois, elle figure parmi les plus rapides au monde : plus de 7% en 2013, et plus de 6% prévus encore pour cette année.
Marianne Dardard, à Manille

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A propos de l'auteur
Marianne Dardard est correspondante à Manille pour La Croix, TV5 Monde et RFI. Hormis traquer les typhons, elle tente de comprendre l’exception philippine, avec de l’enthousiasme pour le fait interreligieux et les dernières plages secrètes de l’archipel.