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Analyse

Inde : le gouvernement contre les ONG

Des militants de Greenpeace habillés comme des mineurs allongés sur la chaussée lors d’une manifestation contre le charbon près du Parlement à New Delhi le 21 août 2012. (Crédit : PRAKASH SINGH / AFP)
La société civile indienne financée par des fonds étrangers est la cible du gouvernement. Le Premier ministre indien Narendra Modi, élu pour relancer l’économie indienne, ne veut plus que la stratégie du pays soit « menacée ». Un rapport des services secrets indiens détaille comment les ONG « mettent en péril la sécurité économique intérieure ». Greenpeace a failli être la plus grosse victime des restrictions. Une situation inattendue dans le pays de Gandhi, terre de militantisme.
Le monde associatif indien a les yeux rivés sur la bataille qui oppose le ministère de l’Intérieur à Greenpeace depuis un an. Et ces militants tremblent en voyant se dérouler ce jeu aux moyens inégaux, qui prend des airs de feuilleton d’espionnage. Le dernier épisode a bien failli achever la branche locale d’une des associations environnementales les plus combatives et médiatiques des temps modernes.

Début avril, le ministère de l’Intérieur a en effet ordonné le gel de tous les comptes de Greenpeace Inde et l’association était sur le point de cesser ses opérations à partir du 1er juin, ce qui n’est arrivé à aucune branche de l’ONG en 44 ans d’existence. Mais quelques jours avant cette date guillotine, la Cour d’appel de New Delhi a ordonné en référé le dégel de trois comptes indiens et d’une partie des contributions reçues de l’étranger.

C’était la deuxième fois en six mois que le gouvernement tentait d’asphyxier l’association, à chaque fois secourue par la justice. Officiellement, le ministère reproche à Greenpeace d’avoir violé plusieurs dispositions de la loi sur le financement étranger des ONG – un cadre strict créé en 1976 pour contrôler l’influence étrangère sur les militants indiens : rétribution illégale d’un consultant étranger, déplacement du siège de l’association sans autorisation préalable ou dépassement du plafond autorisé pour la dépense de frais administratifs.

Contexte

En ces temps difficiles pour les ONG étrangères en Inde, il est une nomination qui a fait grand bruit ces jours-ci. Le journaliste Aakar Patel a été nommé directeur exécutif d’Amnesty International Inde. Ancien rédacteur en chef, publiciste, éditorialiste, directeur d’agence média, Patel est célèbre pour son discours sans fard sur les questions de droits de l’homme. L’organisation créée à Londres en 1961 a le projet de se développer davantage dans toutes les régions de l’Inde. Elle y compte déjà 65 000 membres. Patel est donc appelé à devenir l’un des principaux porte-voix de la société civile dans le pays.

Les ONG coûteraient « entre 2 et 3 % de croissance à l’économie indienne »

Mais cet acharnement aurait des raisons plus profondes. Pour les comprendre, il faut lire la note des services de renseignements indiens, datée du 3 juin 2014 et intitulée : « Les efforts concertés de certaines ONG financées par des fonds étrangers pour mettre à bas les efforts de développement de l’Inde ». Ces 21 pages, qui ont fuité dans certains médias en juillet, dressent un réquisitoire sévère contre Greenpeace, Survival ou Amnesty International pour avoir mené des actions contre l’ouverture d’une centrale nucléaire de fabrication russe dans le sud du pays, ou de certaines mines de charbon qui allaient entrainer une importante déforestation, ce qui mettrait en péril la « sécurité économique intérieure ». Leur militantisme coûterait « entre 2 et 3 % de croissance à l’économie indienne chaque année », affirmait alors l’Intelligence Bureau – sans préciser les détails de ce calcul.
« Greenpeace a développé une stratégie en trois phases, confiait en avril un responsable du ministère de l’Intérieur au journal The Hindu : créer un mouvement de protestation contre le charbon, attaquer l’attribution de nouvelles mines par des actions judiciaires et mener campagne contre Coal India auprès des investisseurs indiens et étrangers. »
La réelle préoccupation du gouvernement semble en effet être le charbon, qui sert à la production de 67% de l’électricité du pays. Le Premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi, de tendance libérale, a été élu il y a un an avec un mandat clair : relancer une économie moribonde. Pour cela, le pays a besoin de beaucoup d’électricité, car aujourd’hui, l’énergie produite ne satisfait que 90% de la consommation. En outre, pas moins d’un quart de la population, soit plus de 300 millions de personnes, n’est même pas connectée au réseau. Le gouvernement voudrait les raccorder dans les dix ans à venir, ce qui entrainerait un doublement de la production électrique. Et même s’il a l’intention de développer l’énergie solaire, cette augmentation s’appuiera principalement sur le charbon.
Photographie de militants de Greenpeace.
Des policiers indiens observent des militants de Greenpeace enchaînés à des panneaux solaires bloquant l’entrée de la résidence du Ministre de l’énergie de Delhi, Haroon Yusuf, à New Delhi le 15 mai 2013. (Crédit : PRAKASH SINGH / AFP)

Greenpeace, face émergée d’une vaste répression

Dans les faits, Greenpeace n’est pas totalement opposée à l’utilisation de cette énergie fossile en Inde, car elle en reconnaît la nécessité. Elle milite surtout pour des alternatives. Or ces programmes sont aujourd’hui en danger. L’ONG a ainsi créé l’un des plus importants micro-réseaux solaires du pays à Dharnai, dans la campagne reculée du Bihar (Est), apportant pour la première fois en trente ans de l’électricité à cette population rurale. « Depuis un mois, nous ne pouvons plus financer l’installation de compteurs ou payer les travailleurs pour mener le projet à terme, confiait fin mai Samit Aich, le directeur de Greenpeace-Inde, à Asialyst. S’il échoue, les acteurs locaux considéreront que cette forme d’énergie solaire n’est pas viable en Inde. »

Greenpeace n’est que la face émergée d’une répression plus profonde de la société civile indienne, au nom des impératifs de croissance. Ces derniers mois, plus de 13 000 autres ONG ont vu leur permis de recevoir des fonds de l’étranger retiré – la plupart pour ne pas avoir envoyé leurs déclarations comptables, en violation de la loi. Pour d’autres, comme la plateforme écologiste 360.org, la raison reste plus obscure. Mais leurs représentants n’ont pas les moyens de Greenpeace pour contester cette asphyxie financière en justice et font donc profil bas.

La loi court-circuitée sur le droit à l’information

L’Inde moderne du Mahatma Gandhi est une terre de militantisme et compte des centaines de milliers d’associations venant pallier les failles d’un Etat corrompu. Mais le Premier ministre Narendra Modi a développé une aversion pour ces ONG, après avoir été la cible de leurs poursuites à cause de son rôle présumé dans les massacres de musulmans lors des pogroms de 2002, alors qu’il était le Ministre en chef du Gujarat. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant que la renommée Ford Foundation ait également été placée sous observation pour avoir financé l’association Sabrang Trust, qui a défendu les familles musulmanes victimes de ces émeutes.

Ce Premier ministre a l’obsession du résultat, ce qui a redonné du souffle à l’action politique indienne. Il est d’ailleurs souvent pris pour un chef d’entreprise plutôt que pour un chef de gouvernement. Mais dans cette India Inc., Narendra Modi ne semble pas vouloir entendre de voix contestataires. L’une des conquêtes démocratiques les plus importantes des dernières années en Inde, la loi sur le droit à l’information, qui permet à tout citoyen de réclamer des données de la part de l’administration, a ainsi été court-circuitée. « Le poste du commissaire en chef de l’administration en charge de son application est vacant depuis neuf mois, ce qui est inédit, dénonce Nikhil Dey, qui a été en tête du mouvement pour l’adoption de cette loi. Les plus importantes demandes ne peuvent pas être traitées. Aujourd’hui, 14 000 requêtes sont en attente. Même si quelqu’un est nommé demain, cela prendra des mois avant de rattraper le retard. C’est une manière malicieuse de rendre inutile ce droit à l’information ».

La Cour d’appel de Delhi avait également alerté le gouvernement de cette dérive autoritaire, lors d’un premier jugement en faveur de Greenpeace, fin janvier. « Vous ne pouvez pas accuser les ONG d’agir contre les intérêts de la nation, seulement parce que leur point de vue diffère du vôtre », sermonnait le juge.

Sébastien Farcis à New Delhi

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A propos de l'auteur
Correspondant pour Radio France Internationale (RFI) depuis dix ans en Asie, d’abord aux Philippines puis en Inde, il couvre aujourd’hui l’Asie du Sud (Inde, Sri Lanka, Bangladesh et Népal) pour RFI, Radio France et Libération. Avide de voyages et de découvertes, il a également vécu au Laos.