Culture
Reportage

Pixels et Joystick à Pyongyang

Photo de Kim Jong-un dans une salle de jeux vidéo
Kim Jong-un visite une nouvelle salle de jeux vidéos dans le centre de divertissement du Parc Rungna pour le Plaisir du Peuple à Pyongyang - cliché rendu public le 15 septembre 2013 par l’agence officielle KCNA. (Crédit : AFP PHOTO / KCNA via KNS REPUBLIC OF KOREA)
La Corée du Nord connaît ces dernières années un vif engouement pour le secteur des jeux vidéo. Qui sont les acteurs de ce changement ? Pour quelles ambitions et quel futur ? Retour sur une histoire mêlant dérision, pouvoir et gros sous.
2040, le salon du jeu vidéo de Shanghai « China Joy » qui a remplacé le légendaire E3 de Los Angeles est en effervescence. Pour la première fois, l’ensemble des récompenses a été remporté par des studios nord-coréens. Fou de rage, les participants américains quittent la ville en promettant que l’affront sera lavé. Dans la salle, c’est un Kim Jong-Un vieillissant qui jubile : le Royaume ermite est enfin devenu incontournable sur la scène du gaming.

Impensable ? Pourtant ce scénario abracadabrantesque pourrait devenir réalité. En effet, si la Corée du Nord est tristement célèbre pour son régime de fer, ses famines et les frasques de son dictateur, il existe un domaine où elle avance discrètement mais surement ses pions : le secteur vidéo-ludique. Voyage au cœur d’une industrie balbutiante mêlant affairisme, dollars, propagande et attaques informatiques !

La Corée du LOL

Vu d’Occident, la Corée du Nord et le jeu vidéo se résument principalement aux innombrables jeux en Flash qui pullulent sur la Toile. Les exemples sont nombreux : Kim Jong-il et son fiston se retrouvent mis en scène dans toutes les postures possibles et inimaginables, afin de renforcer l’aspect « bouffon » du duo popularisé par la série animée américaine South Park dès 2003.

SOUTH PARK LEGION OF DOOM COREE DU NORD KIM
SOUTH PARK LEGION OF DOOM COREE DU NORD KIM.jpg Légende : Première apparition de Kim Jong-Il en 2003 dans la série animée South Park. (Crédits : www.southpark.cc.com)

Les exemples se multiplient car tous les jeux sur Internet ont eu une version estampillée Corée du nord : un combat de boxe avec Kim Jong-un ? Une adaptation de Paf le Chien mettant en scène Kim Jong-il sur un missile nucléaire ? Une machine à sous Kim Jong Un ?

Cette créativité sans fin se nourrit certes des mœurs obscures du régime, mais aussi et surtout par le fait que chaque information véridique ou invérifiable venant de Corée du Nord, fait vendre et attire le click. Certains petits studios ont très vite saisi cette occasion pour se faire remarquer. Citons par exemple le studio Money Horse qui est complètement sorti de l’anonymat grâce à un shootem’up (jeu sympathique où il faut tuer tout le monde, donc. NDLR) sur PC et tablette mettant en scène le ‘Cher Leader’ mitraillant l’armée américaine dans un scrolling (défilement d’écran) horizontal.

Immondes shooter et prise de conscience de la famille Kim

Du coté des jeux avec un gros budget – les fameux AAA – le Satan nord-coréen est bien présent mais ne s’impose pas pour le moment : les ennemis russes ou chinois tenant toujours le haut du pavé dans les franchises Call Of Duty ou Battlefield. La faute revient en grande partie à des jeux comme Homefront, pâle remake du film l’Aube rouge où la Corée du Nord envahit les Etats-Unis

Encore plus bas de gamme, nous ne manquerons pas de citer Rogue Warrior, un immonde shooter à la troisième personne pourtant publié par le fort honorable éditeur Bethesda software. Ici, un mercenaire américain fait le ménage entre deux « Fuck » dans un Pyongyang encore plus hideux que dans la réalité.

Face à cette cette vision folklorique et « LoLesque » du mariage entre le gaming et « le Pays du Juche », la famille Kim a très vite compris pour sa propagande mais surtout pour ses devises sonnantes et trébuchantes qu’utiliser le médium jeux vidéo était un virage à prendre ! L’industrie nord-coréenne du loisir numérique pouvait naitre !

Des studios européens comme Canal + sous-traitent aux Nord-coréens

C’est au début des années 2000 que la Corée du Nord met l’accent sur les nouvelles technologies lorsque Kim Jong-il déclare :

« Ceux qui ne sauront pas utiliser un ordinateur seront l’un des trois idiots »

(les deux autres étant les fumeurs et ceux ne jouant pas de musique). A y regarder de plus près, ce pivot vers les métiers du jeux vidéo et de l’informatique n’est pas une aberration.

Comme l’a magnifiquement dessiné Guy Delisle dans sa bande dessinée Pyongyang parue en 2003 à l’Association, les Nord-coréens ont un savoir-faire avéré dans l’animation puisque depuis les années 1980, des studios européens comme Canal Plus y sous-traitent leurs dessins animés. Ce fût le cas du film d’animation Corto Maltese en 2001.

Pour autant, maitriser la 3D et certains programmes informatiques demande des compétences particulières. C’est donc pour cette raison que les Universités Kim Il-sung et Kim Taek, les deux principales de Pyongyang, ouvrent des départements dédiés à l’informatique avec l’aide du grand frère chinois.

Photo du laboratoire de l'université
Laboratoire informatique de l'Université Kim Il Sung (Crédit : www.northkoreatech.org)
Photo du laboratoire de l'université
Aperçu de l’intèrieur d’un laboratoire de l’Université Kim Il Sung. (Crédit : www.northkoreatech.org)

A cette aide de la Chine s’ajoute une cohorte d’affairistes occidentaux qui, outrepassant les sanctions de l’ONU et l’embargo américain, commercent avec le pays et font de la formation dans les secteurs de l’informatique. Ils profitent là des faibles coûts salariaux et envisagent de faire du pays une destination-clé de l’outsourcing, c’est-à-dire la délocalisation de tâches informatiques.

Le pays de l’outsourcing ?

Selon le consultant Hollandais Paul Tjia, PDG de la société GPIC spécialisée dans la délocalisation des tâches informatiques, la Corée du Nord comptait en 2010 plus de 1 000 employés dans le secteur des technologies de l’Information. Un chiffre qui augmenterait chaque année grâce aux avantages non négligeables du métier : possibilité de voyager à l’étranger, travail de bureau et non dans une usine ou dans une coopérative agricole. Ces informaticiens seraient rigoureusement formés en Chine ou en Inde et auraient développé des connaissances pointues en programmation (C++, Joomla, java, etc.), et sur les derniers logiciels comme le système Android ou encore Linux.

Travaillant pour 10 dollars de l’heure, ils auraient déjà programmé un logiciel bancaire pour une banque du Moyen-Orient, des logiciels de planning pour des entreprises, des bouts de codes pour des applications iPhone ou de la saisie de données pour des clients chinois, européens ou japonais.

Ainsi, toujours selon Paul Tjia, La Corée du Nord a tout pour devenir un pays high tech comme l’Inde : les nouvelles technologies permettront une meilleure ouverture du pays sur le monde. Mais le conditionnel est ici de rigueur car, entre la discrétion des liens commerciaux avec la Corée du Nord et la propagande faite par les occidentaux en affaire avec Pyongyang, il est difficile de vérifier toutes ces informations. Seule certitude sur les capacités du pays, les Nord-coréens ont bien créé Red Star, un système d’exploitation tournant sur Linux.

Pour autant, au coeur de ces milieux assez nébuleux, une joint-venture occidentale ne cache nullement son jeu, ou plutôt ses jeux.

Nosotek, la pionnière du gaming « Made in DPRK »

Vous avez adoré le personnage du Dude dans The Big Lebowski, le film culte des frères Cohen sorti en 1998, et rêver d’atteindre ses prouesses au bowling ? Vous adulez Will Smith dans le film Men in Black projeté sur nos écrans en 1997 ? Alors n’attendez plus et jouez à The Big Lebowski Bowling ou Men in Black : Alien Assault, deux jeux venus tout droit de Pyongyang.

JAQUETTE JEUX VIDEOS COREE DU NORD
La jacquette du jeu vidéo The big Lebowski Bowling. (Crédit : Nosotek)

Oui, aussi incroyable que cela puisse paraitre, les succès occidentaux pénètrent la Corée du Nord aidée en cela par un duo germano-helvète : le suisse Felix Abt et l’Allemand Volker Eloesser, les fondateurs du premier studio de développement de jeux nord-coréens, la société Nosotek.

C’est en 2008 qu’Eloesser – déjà patron en Allemagne d’une entreprise de jeux vidéo pour téléphone mobile – fonde le studio avec pour vice-président Felix Abt. Ce dernier est connu comme le loup blanc dans les milieux d’affaires locaux. En effet, profitant de sa nationalité (la Suisse est l’un des nombreux pays européens à avoir des relations diplomatiques avec la Corée du Nord), il joue les intermédiaires entre les entreprises européennes et le pays du Juche au sein de l’European Business Association localisée à Pyongyang. Particulièrement bien introduit au sein du régime et super actif sur le réseau Twitter, il serait également l’un des principaux relais de la propagande nord-coréenne via les réseaux sociaux.

En collaboration avec le Korean Computer Center, l’organe d’Etat lié aux nouvelles technologies, Nosotek, spécialisés dans le design et le modeling 3D, et faisait appel à des experts occidentaux pour former son personnel. Cependant à part The Big Lebowski Bowling, Men in Black, un casse-tête du nom de Bobby’s Block ou le jeu Pyongyang Racer pour l’agence de voyage Koryo tour (leader des séjours en Corée du Nord), les jeux Nosotek sont particulièrement discrets dans les Appstore du monde entier. La faute sans doute aux embargos : aucune société américaine n’a le droit d’avoir des liaisons commerciales avec une société nord-coréenne, ce qui de facto empêche la société d’être sur l’Apple store ou le Google store.

Mais encore une fois, difficile de connaitre la situation réelle de la société et de ses productions, car il faudrait aussi savoir ce qui relève de la plus pure propagande ou encore débusquer les possibles collaborations clandestines (via la Chine par exemple). Ajoutez à cela un strict mutisme de la part de ses dirigeants : en effet, interrogé pour les besoins de cette enquête, Felix Abt répond « qu’il n’est pas compétent sur la question des jeux ». Pour un vice-président d’un studio de jeux vidéo, c’est quand même assez fâcheux.

Une Industrie qui sent le soufre

Sur le marché vidéo-ludique, le jeu dit AAA règne en maître. A savoir les grosses productions des ténors du secteur, comme la série Assassin’s Creed chez le francais Ubisoft ou Call of Duty chez l’américain Activision. Des millions de copies vendues pour des millions de dollars investis. Problème, les budgets de ces jeux ne cessent d’enfler au fur et à mesure de la puissance des consoles et de la mode pour les jeux qui flatte la rétine. Pour rogner sur ses coûts, Ubisoft fait travailler par exemple ses propres studios situés dans des pays low cost : Ubisoft Shanghai, Ubisoft Chengdu, Ubisoft Sofia en plus du navire amiral situé au Québec. Mais pourquoi pas un Ubisoft Pyongyang ?

La question peut légitimement se poser car l’embargo concerne essentiellement les sociétés américaines. Ainsi en 2010, FOX mobile, filiale de News Corp. la société du magnat des médias Rupert Murdoch a dû retirer sous le feu du scandale les jeux mobiles de Nosotek qu’elle vendait et publiait sur sa plateforme et dont les royalties partaient directement sur les comptes en banque de feu Kim Jong-il.

De fait, si les sociétés répugnent à faire entrer la Corée du Nord dans leur business plan, c’est, comme le rappelle Paul Tjia, essentiellement pour une question d’image. Difficile en effet de faire accepter aux clients qu’un jeu destiné pour le loisir soit codé dans un pays qui martyrise autant sa population. L’actualité nous rappelle souvent que certaines sociétés font fi des droits de l’homme dans la conduite de leurs affaires, mais il faut croire que l’équation dictateur paranoïaque et régime stalinien soit un garde-fou bien efficace aux dérives mercantiles.

Mais au-delà de considérations éthiques, se tenir à distance de l’industrie nord-coréenne du jeu vidéo apparait surtout comme une sage décision tant celle-ci cache également de sombres manœuvres liées aux attaques informatiques et aux escroqueries dans la droite ligne des cyber attaques contre Sony en 2014.

Plus de 6 millions de dollars extorqués par les pirates nord-coréens

Ainsi en 2010, selon la police sud-coréenne, une trentaine d’informaticiens nord-coréens spécialisés dans les jeux en lignes ont attaqué les serveurs de jeux sud-coréens très populaires comme Lineage et Dungeon Fighter, des jeux multijoueurs où l’on peut échanger contre des crédits réels, les ressources virtuelles que l’on gagne dans le jeu. Ainsi en deux ans, c’est plus de 6 millions de dollars qui auraient été extorqués afin de financer le régime alors économiquement exsangue.

Plus grave : en 2012, c’est l’aéroport d’Incheon qui est victime d’une cyber attaque de type DDOS (les serveurs informatiques sont surchargés), grâce à l’intrusion d’un virus envoyé en Corée du Sud via un jeu vidéo téléchargeable gratuitement qui aurait infecté 100 000 machines.

Sachant qu’un jeu vidéo comme Assasin’s Creed peut se vendre jusqu’à 11 millions d’exemplaires dans le monde et comprend des fonctions online, on devine aisément pourquoi un studio Ubisoft Pyongyang n’apparait pas actuellement au générique de fin des jeux du géant français.

Entre cyber attaques et propagande, le jeu vidéo apparait comme bien malmené sur les terres de la famille Kim, alors que les compétences semblent exister et que le pays pourrait suivre des nations comme l’Inde ou la Chine. Mais qui sait ? Peut-être qu’un jour, le pays frère chinois lassé de son encombrant voisin, obligera la Corée du Nord à le suivre vers le socialisme de marché et alors, l’industrie du jeu vidéo nord-coréenne se sentira sans doute moins seule, moins ronery.

Victor Gaumé

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